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L’arme invisible de la Françafrique

de Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla

récension rédigée parPierre Le BrunAgrégé de Sciences Economiques et Sociales.

Synopsis

Histoire

Cet ouvrage constitue une synthèse à la fois technique et critique sur le franc CFA. Mêlant analyse de ses rouages et dénonciation de ses fondements coloniaux, il met en lumière l’aberration autant économique que politique que constitue cette monnaie. Largement contrôlée par le Trésor français, indexée sur l’euro, elle contribuerait à maintenir quinze anciennes colonies de la France dans le sous-développement et à favoriser l’accaparement de leurs richesses par les puissances étrangères. Configuration unique dans le monde, le franc CFA permet donc à la France de limiter l’indépendance réelle de ses anciennes colonies d’Afrique subsaharienne.

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1. Introduction

Le titre de l’ouvrage en résume bien le propos. Au croisement des spécialités des deux auteurs, le franc CFA constitue un instrument aussi puissant que peu connu par lequel la France maintient dans le sous-développement quinze de ses anciennes colonies. Afin de saisir pleinement les enjeux de cette monnaie, cet ouvrage propose d’une part d’en retracer l’histoire, et d’autre part d’en décomposer finement les mécanismes. Créé en 1945, imprimé en France, le franc CFA a survécu aux indépendances, constituant aujourd’hui la seule monnaie coloniale encore en circulation.

La zone franc se compose de quinze États, rassemblant environ 62 millions de personnes et utilisant trois francs distincts. Le Mali, le Togo, le Niger, le Sénégal, la Côte d’Ivoire, la Guinée-Bissau, le Bénin, le Burkina Faso forment l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), utilisant le franc de la Communauté financière africaine (CFA donc) émis par la Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest (BCEAO). Le Tchad, le Cameroun, le Gabon, la République du Congo, la Guinée équatoriale et la République centrafricaine appartiennent quant à eux à la Communauté économique et monétaire d’Afrique centrale (CEMAC) où circule le franc de la Coopération financière en Afrique centrale (CFA encore) émis par la Banque centrale des États d’Afrique centrale (BEAC). Ces deux francs CFA, bien qu’ayant rigoureusement la même valeur, ne sont pas directement échangeables entre eux. Enfin, le franc comorien est utilisé par l’Union des Comores, garanti par la Banque centrale des Comores (BCC). Les trois monnaies obéissent à des principes similaires. Elles sont notamment directement indexées sur la monnaie française : le franc, puis l’euro.

Depuis 2000, 1 euro vaut ainsi 655, 957 francs CFA. Ces trois francs sont également soumis aux mêmes mécanismes de contrôle par la France. Cette diversité institutionnelle masque un même mécanisme monétaire et une même logique coloniale.

2. Un héritage de la colonisation

Le franc CFA constitue l’aboutissement d’un long processus d’imposition par lequel la France, du milieu du XIXe siècle à l’entre-deux-guerres, a progressivement imposé sa monnaie aux territoires africains qu’elle avait conquis. La colonisation s’est en effet accompagnée d’une lutte contre les monnaies locales telles que les cauris, coquillages utilisés jusqu’alors comme monnaie dans une grande partie de la future zone franc, interdits à partir de 1922.

La création d’un franc propre aux colonies françaises d’Afrique (signification originelle de « CFA ») est décidée en 1945. Il permet alors de garantir à la France des débouchés et des sources d’approvisionnement dans un contexte de reconstruction de son économie. Alors que la zone sterling disparaît avec les indépendances, la France parvient à maintenir presque en l’état le « système CFA » (p. 35).

Celui-ci s’appuie sur quatre principes. Du fait de la fixité des parités, les variations du taux de change de l’euro affectent directement celui des francs CFA et comorien. Le principe du libre transfert exempte de frais de change les flux commerciaux et financiers au sein de la zone franc et avec la France (aujourd’hui la zone euro). Le principe de convertibilité permet aux francs CFA d’être convertis en monnaie française sans restriction. Concrètement, le Trésor français s’engage à avancer autant de monnaie que nécessaire dans le cas où les réserves en devises étrangères des banques centrales de la zone CFA seraient épuisées.

Enfin, le principe de centralisation des réserves de change complète le précédent en contraignant les banques centrales de la zone CFA à déposer 50% de leurs avoirs extérieurs au Trésor français (qui dispose donc d’au moins la moitié des actifs étrangers de ces banques).

Ces principes reposent sur des comptes d’opérations, qui constituent le mécanisme fondamental du système CFA. Création coloniale remontant à 1921, ces comptes fournissent le cadre comptable des transactions entre la zone franc et le reste du monde. La BCEAO, la BEAC et la BCC disposent chacune d’un compte d’opération ouvert auprès du Trésor français, libellé en euros, sur lequel elles déposent au moins la moitié de leurs avoirs extérieurs.

C’est à partir de ce compte que les banques centrales règlent leurs transactions avec l’étranger. Par exemple, si une entreprise américaine achète un bien à un producteur sénégalais, elle s’acquittera du paiement en dollars. Ce montant sera alors crédité sur le compte d’opération de la BCEAO, qui convertira la somme en franc CFA avant de la reverser au producteur. Les flux commerciaux des pays de la zone franc passent donc par Paris.

3. Une monnaie des pays pauvres ?

Les partisans du franc CFA le présentent comme un outil de développement économique, d’intégration régionale et d’attractivité des investissements. Ces trois arguments sont autant de « mythes à déconstruire » (p. 162). Dix des quinze États de la zone franc font partie du groupe des « pays les moins avancés », créé par l’ONU. Sur l’ensemble de la période 1960-2016, le taux de croissance moyen du Sénégal a été de 0,02%.

En Côte d’Ivoire, le revenu moyen en 2016 était inférieur d’un tiers à celui de la fin des années 1970. Par ailleurs : « les pays africains restent […] des producteurs de matières premières non transformées et commercent plus avec l’Europe qu’entre eux-mêmes » (p. 165). Enfin, les investisseurs étrangers semblent plus intéressés par la présence de ressources minières et d’hydrocarbures que par la stabilité monétaire : en 2016, l’UEMOA a reçu seulement 3% des investissements étrangers réalisés en Afrique.

Par ailleurs, le franc CFA présente de nombreux inconvénients. Il s’agit en premier lieu d’une monnaie excessivement forte, peu adaptée aux besoins des pays concernés. Du fait de la parité fixe avec le franc puis avec l’euro, le taux de change du franc CFA a varié dans les mêmes proportions que ces monnaies. Le développement économique important de la France depuis les années 1960 s’est traduit par une forte appréciation de sa monnaie (le franc, et maintenant l’euro) – ce qui a également fait du franc CFA une monnaie forte. Une monnaie qui s’apprécie favorise les importations et pénalise les exportations. Or, les pays de la zone CFA cherchent précisément à stimuler leurs exportations afin de recueillir les fonds nécessaires à leur industrialisation. Dans la situation actuelle, il est paradoxalement moins cher pour ces pays d’importer des biens manufacturés depuis la Chine que de les fabriquer sur leur propre territoire.

En outre, le franc CFA favorise un sous-financement des économies africaines. Les comptes d’opération obligent les banques centrales à limiter la création monétaire, donc à restreindre le crédit aux acteurs économiques (autant les ménages que les entreprises).

En effet, « les banques centrales craignent qu’une politique de crédit accommodante génère de l’inflation et alimente un surplus d’importations, dont l’effet serait d’épuiser leurs réserves et donc de rendre difficile la défense de la parité avec l’euro et le maintien de comptes d’opérations au vert. » (p. 178). Cette restriction du crédit se traduit par des taux d’intérêt élevés qui empêchent les entreprises locales d'emprunter. Ce phénomène aboutit in fine à la confiscation des économies africaines par les capitaux français et européens.

4. Le système CFA au service des intérêts français

S’il constitue un obstacle au développement économique des pays africains, le franc CFA constitue en revanche un atout stratégique pour la France. Il permet en premier lieu d’améliorer sa balance commerciale, c’est-à-dire d’importer et d’exporter à meilleur prix. Le principe de parité fixe atténue, pour les Européens, les variations des prix des produits africains, ce qui rend plus commode leur commerce.

En outre, les importations depuis la France coûtent souvent aux pays africains entre 20 et 30% de plus que les prix du marché quand les exportations leur sont achetées à moitié prix. Bien que la zone franc ne représente au total que 1% du commerce extérieur français, cette part concerne des biens stratégiques. Les mines du Niger produisent 30% de l’uranium civil et 100% du militaire, uranium qui permet à la France de disposer à la fois de l’arme nucléaire et de l’autonomie énergétique. Les redevances, très faibles, versées par Orano (ex Areva) au Niger en contrepartie de l’uranium « ne compensent pas les problèmes écologiques et sanitaires causés par son exploitation » (p. 143). Les tentatives du gouvernement nigérien d’obtenir une hausse du prix de l’uranium n’ont pas abouti. Paris fait parallèlement pression pour écarter les entreprises chinoises, qui proposent des prix d’achat de l’uranium beaucoup plus avantageux.

Le franc CFA favorise également le drainage des richesses africaines vers d’autres régions, et en particulier vers la France. Le principe de libre transfert permet en effet aux entreprises françaises (et maintenant européennes) de rapatrier sans frais leurs profits (voire leurs investissements, lorsque la situation devient défavorable), qui sont du même coup protégés des risques de changes. Un petit nombre d’entreprises françaises ont grandement bénéficié de ce mécanisme. L’Afrique représente ainsi 25% du chiffre d’affaires du groupe Bolloré et 80% de ses profits.

Ces conditions avantageuses, doublées d’un coût du travail faible et d’exemptions fiscales, aboutissent à une confiscation de certains marchés par ces entreprises qui en tirent d’importants surprofits sans pour autant contribuer au développement économique des pays. Le système CFA s’apparente en cela à une sorte d’« autorisation de piller » (p. 183) rappelant l’économie de traite.

En outre, le franc CFA fait de la France l’un des principaux créanciers de la zone franc, ce qui constitue un autre moyen de pression sur les gouvernements. Elle est ainsi à la fois le premier exportateur du Cameroun et son premier prêteur.

5. Des États dépossédés de leur monnaie

Le système CFA aboutit in fine à dénuer les pays de la zone franc de toute souveraineté monétaire. En témoignent notamment les discussions sur le passage à l’euro, au terme desquelles les pays de l’Union européenne ont accepté le maintien du franc CFA et sa parité avec la nouvelle monnaie sans jamais avoir inclus les gouvernements africains dans les négociations. L’exemple le plus flagrant de cette absence de contrôle se retrouve dans la dévaluation de janvier 1994 qui a vu la valeur du franc CFA brusquement divisée par deux.

D’après les autorités françaises, cette décision a été prise par les chefs d’États africains – la France n’aurait que donné son accord. Les auteurs, s’appuyant sur des témoignages et des publications de l’époque, montrent au contraire que la décision de dévaluer le franc a bien été imposée par la France, avec le soutien du FMI, aux pays de la zone franc (Édouard Balladur, alors Premier ministre, aurait même déclaré : « La dévaluation, c’est moi »).

Menée officiellement pour permettre aux pays africains d’améliorer leurs exportations en affaiblissant leur monnaie, elle n’a non seulement pas eu les effets escomptés sur la croissance, mais a entraîné des pénuries graves, une inflation importante et un doublement de la dette des pays (celle-ci étant libellée en francs français). Le problème posé par le franc CFA ne se réduit pas à son taux de change : il est contreproductif avant tout parce qu’il unit des pays aux situations très diverses sans possibilité pour eux de contrôler leur monnaie. La véritable solution, pour les auteurs, ne serait donc pas de dévaluer, mais de drastiquement réformer, voire de supprimer, le franc CFA lui-même.

La France s’érige comme gardienne du franc CFA, s’opposant à toutes velléités de réforme et même de sortie des gouvernements africains. Elle dispose pour cela de moyens de pression importants, plus ou moins officieux. Elle bénéficie d’abord d’un droit de veto sur les décisions des banques centrales de la zone franc et pèse lourdement dans la nomination de leurs gouverneurs.

En outre, Paris n’hésite pas à recourir à la coercition lorsque ses intérêts sont menacés. La décision du président guinéen Sékou Touré de sortir de la zone franc en 1958 a mené la France, d’une part, à financer et entrainer une résistance armée au gouvernement et, d’autre part, à déverser dans le pays des masses de faux billets afin d’en couler l’économie.

Au Togo, le président Sylvanus Olympio fut assassiné en janvier 1963 par d’anciens soldats de l’armée française alors qu’il venait d’annoncer la création d’un franc togolais autonome. Au Burkina Faso, le président, Thomas Sankara, ouvertement hostile au franc CFA, subit le même sort en 1987.

6. Un instrument de domination néocolonial et néolibéral

En plus de servir directement les intérêts français, le franc CFA constitue un instrument plus général de consolidation de la domination française et un outil de néolibéralisation des économies africaines. Le cas récent de la Côte d’Ivoire en offre une illustration particulièrement nette. L’élection présidentielle, qui avait vu s’affronter le président sortant Laurent Gbagbo et l’ancien gouverneur de la BCEAO, et ami de Nicolas Sarkozy, Alassane Ouattara, a donné lieu à une crise politique grave. Alors que Gbagbo est désigné vainqueur par le Conseil constitutionnel, Ouattara est donné gagnant par la communauté internationale. La France joua un grand rôle dans l’accession finale au pouvoir du second.

Après avoir fait fermer les agences ivoiriennes de la BCEAO, Paris suspendit le compte d’opération du pays, bloquant ainsi les importations et exportations de celui-ci. Devant l’entêtement de Gbagbo, la France envoya finalement son armée. Le système CFA peut ainsi servir d’arme diplomatique à Paris.

Cette domination se combine, depuis les années 1990, avec des pressions en faveur de la néolibéralisation des pays africains. En 1993, peu avant la dévaluation, Édouard Balladur propose aux États africains de leur prêter de l’argent, en contrepartie de quoi les gouvernements doivent s’engager auprès du FMI à mener des politiques d’ajustement structurel de réduction des dépenses publiques et d’ouverture aux investissements étrangers.

Le même mécanisme s’est répété plus récemment lorsque le décrochage des prix du pétrole en 2015 a mis en difficulté les économies des pays de la zone franc qui en sont exportateurs nets. Le déséquilibre de la balance commerciale en résultant affaiblit les réserves des banques centrales en devises étrangères. Dans cette situation, le principe de libre convertibilité oblige normalement la France à avancer des devises aux États africains afin qu’ils puissent maintenir leur commerce extérieur le temps que leur situation s’améliore. Peu disposée à consentir cette avance, la France a répété la « doctrine Balladur » (p. 107).

En interdisant à la Banque d’Afrique du développement de prêter aux pays en difficulté et en conditionnant une fois de plus son aide à des accords avec le FMI., la France n’a non seulement pas eu à jouer son rôle de garant, mais elle a bénéficié directement des politiques imposées par le FMI qui promeuvent l’ouverture aux capitaux étrangers.

7. Conclusion

Le franc CFA s’inscrit pleinement dans la continuité du « pacte colonial », qui organisait jusqu’en 1945 la dépendance des colonies d’Afrique vis-à-vis de la métropole. Historiquement, crée comme monnaie des colonies françaises d’Afrique, sa conservation a contribué à limiter la souveraineté des pays qui l’utilisent par-delà leur indépendance nationale. Frein au développement et instrument de dépossession pour les Africains, le système CFA a été maintenu par la France, grâce à différents moyens de pression.

Pourtant, soulignent les auteurs, le franc CFA se heurte à une contestation croissante qui pourrait bien avoir raison de lui dans les années à venir. La Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), rassemblant notamment le Nigeria, le Ghana et huit pays de la zone CFA, a annoncé le lancement en 2020 de sa propre monnaie, l’Éco.

8. Zone critique

L’ouvrage de Pigeaud et Sylla a été salué pour la solidité de son argumentation. Très documenté, pédagogique, il constitue à la fois une synthèse très complète de la littérature académique et journalistique sur le sujet et une charge virulente contre le franc CFA. Il s’agit à ce titre d’une référence difficilement contournable pour comprendre le contexte politico-économique des pays de la zone franc. Cet ouvrage poursuit une visée avant tout politique et, en cela, n’apporte pas de véritable contribution théorique. Il n’ouvre pas de nouvelle perspective de recherche, ne propose aucun concept inédit et ne se revendique d’aucun courant de pensée particulier.

Pour autant, l’éclairage qu’il offre sur le franc CFA en fait une référence très compatible avec les programmes de recherche de l’école de la régulation ou de l’économie marxiste. La zone franc fournit ainsi un très bon exemple d’impérialisme capitaliste tel que le théorise David Harvey.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– L’arme invisible de la Françafrique. Une histoire du franc CFA, Paris, La Découverte, « Cahiers libres », 2018.

Autres pistes– Joseph Tchundjang Pouemi, Monnaie, servitude, liberté, Jeune Afrique, Paris, 1980.– David Harvey, Le nouvel impérialisme, Les Prairies Ordinaires, Paris, 2010.– Yacouba Fassassi, Le Franc CFA ou la monnaie des pays PMA, L’Harmattan, Paris, 2013.

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