Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Fareed Zakaria
Paru en 2008, année de la crise financière qui frappa l’économie mondiale, cet ouvrage propose une réflexion prospective sur le nouvel environnement international en ce début de XXIe siècle. Convaincu que cette crise pourrait signer la fin de la domination mondiale de la puissance américaine, Fareed Zakaria fait le constat de l’ascension des autres puissances mondiales. La fin du monde unipolaire a eu lieu et désormais le pouvoir se diffuse de plus en plus de par le monde, comme en témoignent l’irrésistible montée en puissance de la Chine, rivale manifeste des États-Unis, et celle de l’Inde.
Dans cet ouvrage, Fareed Zakaria fait le constat de la fin de la domination incontestée des États-Unis sur le reste du monde. Devenus, à la fin de la guerre froide, l’« hyperpuissance », selon la terminologie de l’ancien ministre des Affaires étrangères français Hubert Védrine – c’est-à-dire la seule puissance à combiner à la fois la suprématie dans les domaines militaire, économique, technologique et culturel –, les États-Unis ne sont pas sortis totalement indemnes de la crise financière mondiale de 2008.
En se laissant distancer par d’autres puissances, ils ont ouvert la voie à un glissement de pouvoir comme il en existe peu dans l’histoire. Une telle mutation, que l’auteur considère comme « tectonique » (p. 39), a annoncé l’émergence de changements géostratégiques, politiques, économiques et de bonds technologiques si considérables à l’échelle globale qu’il est encore difficile, plus d’une décennie après la publication de cet essai, d’en prendre la mesure.
Les deux décennies situées entre la chute du mur du Berlin en novembre 1989, qui marque la fin du monde bipolaire de la guerre froide, et l’année 2009 ont été caractérisées par une situation d’unipolarité, à savoir la prééminence des États-Unis sur l’ensemble des autres puissances de la planète.
Le système international qui lui a succédé en 2009 correspond à un « système hybride » dans lequel « les États-Unis restent, et de loin, la nation la plus forte, mais dans un monde qui compte plusieurs autres grandes puissances et où les protagonistes s’affirment davantage et se montrent plus actifs » (p. 89). Celui-ci a vocation à durer plusieurs décennies. Se référant au politologue Samuel Huntington, Fareed Zakaria reprend le terme d’« uni-multipolarité », terme complexe qu’il consent à clarifier par le biais d’une définition émanant de géopoliticiens chinois : « des puissances multiples et une superpuissance ».
En 2009, le glissement de l’unipolarité vers l’uni-multipolarité est particulièrement manifeste dans le domaine économique, notamment en raison du fait que l’Union européenne (UE) est devenue le plus vaste bloc commercial de la planète, tandis que de nombreux pays émergents s’érigent peu à peu en nouveaux pôles commerciaux. « Dans tous les domaines, sauf le militaire, des mutations sont en cours » (Id.).
Le monde post-américain est caractérisé par ce que l’auteur qualifie d’« ascension des autres ». Il s’agirait du troisième « glissement de pouvoir tectonique » dans l’histoire des cinq derniers siècles, les deux premiers étant l’essor du monde occidental entre le XVeet le XVIIIe siècle et l’ascension des États-Unis à la fin du XIXe siècle. Dans ce nouveau système international, certains pays peuvent « choisir de contourner le centre occidental et de se forger leurs propres liens mutuels », avec pour conséquence le fait qu’il n’y ait finalement plus aucun centre auquel s’intégrer (p. 81).
Avant la crise financière de 2008, le dernier quart du XXe siècle a été celui d’une croissance hors du commun, la taille de l’économie mondiale doublant tous les dix ans, grâce à une combinaison inédite de forces politiques, économiques et technologiques : l’effondrement du communisme, la fin des barrières commerciales, l’intégration économique planétaire et la révolution de l’information. Progressivement s’est profilée une économie mondiale unifiée.
Dans ce contexte de course planétaire pour la prospérité sans précédent, les États-Unis continuent d’occuper la première place tout en assistant à l’élargissement du rôle des autres grandes puissances sur la scène internationale. Outre la Chine et l’Inde, auxquelles sont consacrés deux chapitres du livre et qui sont devenues des acteurs d’un poids croissant dans leur environnement immédiat et au-delà, l’auteur cite la Russie, le Japon, l’UE, le Brésil et le Mexique.
« Au cours des prochaines décennies, trois des quatre premières économies mondiales ne seront pas occidentales (le Japon, la Chine et l’Inde). Et la quatrième, les États-Unis, sera de plus en plus façonnée par sa population d’origine non-européenne, elle-même en augmentation » (p.126).
Entrées dans l’ordre occidental, « mais à leurs propres conditions » et « remodelant ainsi le système lui-même », la Chine et l’Inde sont indubitablement les deux puissances montantes du XXIe siècle. Depuis la fin de la guerre froide, la Chine a développé une diplomatie habile, inscrite dans une vision à long terme intégralement fondée sur le commerce.
Elle n’a pas hésité à exercer son soft power, en évitant de se poser en donneuse de leçons et en proposant une aide économique généreuse à ses nouveaux partenaires. À terme, il est à prévoir qu’elle changera la donne stratégique du monde car, comme le fait remarquer l’auteur, « le problème avec la Chine c’est sa taille : elle opère à une échelle si vaste qu’elle ne peut s’empêcher de changer la partie » (p. 171).
L’Inde, pour sa part, a choisi de faire du développement sa priorité nationale majeure. Cependant, « s’il y a jamais eu de course entre l’Inde et la Chine, elle est déjà terminée. L’économie chinoise représente trois fois celle de l’Inde, et elle grandit encore à plus vive allure » (p. 236).
« Les États-Unis ont mondialisé le monde mais en chemin ils ont oublié de se mondialiser eux-mêmes » (p.95). À cet égard, l’auteur met en exergue l’ironie en quoi consiste le fait que les pays émergents connaissent une ascension qui résulte précisément des idées et des actes de l’Amérique.
En effet, l’activisme et le dynamisme dont ont fait preuve les hommes politiques et les diplomates américains pour convaincre le reste de la planète du bien-fondé de leur vision du monde, en encourageant les autres pays « à ouvrir leur marché, à libéraliser leur système politique et à adopter les règles du commerce et les outils de la technologie » (p. 95), ont en fin de compte favorisé l’émergence de potentiels rivaux.
En déployant sa « puissance douce » et en exerçant sa puissance militaire aux quatre coins de la planète, les États-Unis ont indubitablement encouragé de nouveaux pays à les suivre dans leur sillage, car, comme le rappelle l’auteur, les peuples tendent toujours à imiter ceux qui ont réussi et cette réussite est de deux ordres : savoir produire des richesses et savoir gagner des guerres (p. 125).
Cette mutation ne concerne pas seulement les États-Unis, mais toutes les puissances étatiques en général, en raison de l’apparition de nouveaux protagonistes non étatiques tels que les firmes multinationales, qui ont tendance à s’arroger des fonctions autrefois remplies par les États.
Les organisations internationales, que sont l’Organisation mondiale du commerce ou l’Union européenne, ont endossé de nouvelles responsabilités sur la scène internationale et tendent à supplanter les gouvernements. Ainsi, force est de constater que « le pouvoir s’éloigne des États-nations par le haut, par le bas, sur leur flanc » (p. 42).
Fareed Zakaria rappelle que l’État-nation est une construction relativement nouvelle, constituée à partir de groupes religieux, ethniques et linguistiques plus anciens. Ces derniers forment des noyaux identitaires persistants qui, dans une économie mondiale ouverte, s’aperçoivent qu’ils ont de moins en moins besoin d’un gouvernement central. Cette prise de conscience a donné lieu à l’émergence de sous-nationalismes, qui compliquent l’action nationale.
Par ailleurs, des pays émergents tels que la Chine, la Russie, l’Inde, l’Arabie saoudite, la Corée et même le Brésil ont de moins en moins besoin de faire appel à des institutions « dominées par les idées et l’argent américain », telles que la Banque mondiale et le FMI. Il faut bien admettre que ces pays sont de plus en plus en position de faire concurrence à ces bastions de l’influence américaine.
« L’économie n’est pas un jeu à somme nulle – l’ascension de ces autres acteurs agrandit le gâteau, ce qui est un bienfait pour tous – mais la géopolitique est une lutte d’influence et de pouvoir. Alors que d’autres pays deviennent plus entreprenants, l’énorme champ d’action de l’Amérique se réduira, inévitablement » (p. 90).
Tandis que la prospérité s’étend au sein des pays émergents, les États-Unis ne peuvent que constater la perte d’industries nationales vitales et devraient s’inquiéter du fait que leur population a cessé d’épargner et que la dette du pays auprès des banques centrale n’a cessé de croître.
Confrontés à une âpre compétition économique, les dirigeants américains doivent se préparer à faire face à d’intenses pressions et adapter leur système afin de maintenir l’avantage concurrentiel du pays. Cela ne sera possible que si les connaissances et les capacités d’innovation technologiques sont maintenues intactes : « Le chemin vers la puissance passe par les marchés, et non par les empires » (p. 167).
Par ailleurs, les États-Unis devront savoir résister à la tentation du « piège impérial » et refuser d’intervenir dans chaque crise qui survient sur la planète, afin de ne pas s’éloigner de questions stratégiques cruciales plus vastes.
Zakaria cite Josef Joffe qui suggérait que les États-Unis s’inspirent de Bismarck pour construire leur « grande stratégie » (Grand Strategy). Tout comme Bismarck avait choisi d’engager des relations avec toutes les grandes puissances, les États-Unis se doivent d’établir avec chacune de meilleures relations que celles-ci n’en ont entre elles pour devenir le pivot du système international, un « hub ».
La cohésion nationale, les succès économiques et technologiques, la stabilité politique, la force militaire, la créativité culturelle et l’attractivité des idées défendues par une nation sont les clés incontestables de la puissance. Or les circonstances sont favorables aux États-Unis. De surcroît, le pays a su montrer sa résilience en affrontant courageusement les effroyables menaces que furent le nazisme, l’agression stalinienne ou la guerre nucléaire. L’auteur avertit, cependant, que jamais les Américains ne devront céder à la peur et succomber à la tentation du repli sur soi. Il ne faudrait pas que les valeurs célébrées par les États-Unis à l’échelle planétaire pendant des décennies (libre-échange, commerce, immigration, mutations technologiques) deviennent peu à peu suspectes.
Tout au long de cet ouvrage, bien qu’il prétende traiter de l’ascension des autres puissances mondiales, Fareed Zakaria annonce en filigrane le début du déclin des États-Unis sur la scène internationale. Force est de constater, au fil d’une analyse qui s’appuie sur des données économiques, politiques, géostratégiques et sociales, que l’ascension des autres puissances accélère inexorablement la baisse du leadership américain à l’échelle planétaire.
Alors que, dans les deux décennies qui ont suivi la guerre froide, la puissance américaine définissait encore l’ordre international, cette situation a bien changé. De la même manière que l’intervention militaire soviétique en Afghanistan sonna le glas de l’Union soviétique, dans une moindre mesure la guerre d’Irak en 2003 – acte d’unipolarité, s’il en est – a constitué, selon l’auteur, l’apogée de la puissance américaine, soit en d’autres termes : le début de la fin.
Cette analyse dense est brillante de l’état du monde au sortir de la période d’unipolarité, qui succéda à la guerre froide, nous permet de mieux cerner les contours du monde post-américain. Cependant, il faut rappeler que Fareed Zakaria a souvent été présenté comme un apologiste de la « mondialisation heureuse » et du « capitalisme globalisé ».
À titre d’exemple, l’auteur ne manque jamais de souligner qu’en 20 ans (1989-2009), 350 millions de personnes sont sorties de l’extrême pauvreté grâce à la mondialisation de l’économie. Par ailleurs, il attribue moins la terrible crise mondiale financière de 2008 à des dérives au sein du système capitalisme et à la cupidité de certains banquiers et financiers américains, qu’à l’effervescence extraordinaire suscitée par l’essor capitaliste après la chute de l’Union soviétique. « Depuis ces dix dernières années, écrit-il, tout le monde s’était lancé dans cette course, avec montée d’adrénaline et ivresse de la vitesse à la clef. Il n’y avait qu’un seul écueil : il s’est avéré que personne ne savait conduire ce type de cylindrée » (p.18).
L’auteur est convaincu que le nouveau système international hybride qui a émergé est plus démocratique, plus dynamique, plus ouvert, plus interconnecté. Il partage à cet égard l’optimisme du politologue Bertrand Badie qui voit en la mondialisation un processus essentiellement bénéfique. « Pour la première fois de l’Histoire, écrit Fareed Zakaria, nous assistons à une croissance authentiquement planétaire. » La pauvreté baisse dans des pays qui abritent 87% de la population.
A contrario, Thomas Guénolé rappelle dans son ouvrage La Mondialisation malheureuse que ce processus peut malheureusement prendre la forme d’« une entreprise politique de prédation des ressources humaines et matérielles de la planète au profit d’une infime minorité de l’humanité ».
Dix ans après la publication de cet ouvrage, il est particulièrement intéressant de se demander dans quelle mesure les évolutions annoncées par l’auteur se sont réalisées. Le monde est-il devenu plus sûr, comme il l’annonçait ? Force est de constater que plusieurs prédictions se sont avérées être des sous-estimations de la réalité à venir. Dans de nombreux cas, la fiction a dépassé la réalité. Par exemple, l’auteur n’avait pas anticipé les printemps arabes et les guerres qui s’ensuivirent.Pour le politologue américain Samuel Huntington, dans le monde de l’après-guerre froide, la rivalité entre civilisations allait supplanter le choc entre les idéologies qui prévalait dans le monde bipolaire opposant le bloc occidental et aux pays du Pacte de Varsovie. La position dominante de l’Occident allait inévitablement être menacée par la montée en puissance d’autres civilisations déterminées soit à l’imiter, soit à le combattre. L’analyse de Fareed Zakaria coïncide à certains égards avec celle de Samuel Huntington, notamment sur le fait que l’hyperpuissance des États-Unis sera d’autant plus mise en péril que ce pays sera de plus en plus économiquement dépendant de puissances étrangères.
Par ailleurs, la multiplication des opérations militaires lancées par les États-Unis s’apparente à une sorte de fuite en avant qui a tendance à accroître l’instabilité du monde en provoquant des formes de radicalisation. Cependant, cette analyse diffère de la vision huntingtonienne en ce qui concerne la survie de la prééminence des États-Unis dans le nouvel ordre mondial. Pour Huntington, le multiculturalisme met en péril les États-Unis, en tant qu’« État phare » de la civilisation occidentale : « Une Amérique multiculturelle est impossible », écrit-il, « parce qu’une Amérique non occidentale ne peut être américaine », analyse que réfute Fareed Zakaria.
Ouvrage recensé– Le Monde post-américain, Paris, Perrin, coll. « Tempus », 2011 [2008]
Du même auteur– De la démocratie illibérale, Gallimard, Le Débat, février 1998 (ISBN 978-2070752546)– L'avenir de la liberté : La démocratie illibérale aux États-Unis et dans le Monde, Paris, Odile Jacob, 2003.– L'Empire américain : L'heure du partage, Paris, Saint-Simon, 2009.
Autres pistes– Graham Allison, Vers la guerre. L’Amérique et la Chine dans le piège de Thucydide ?, Paris, Odile Jacob, 2019.– Zbigniew Brzezinski, Le Grand Échiquier. L’Amérique et le reste du monde, Paris, Bayard, 1997.– Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, coll. « Histoire », 1992.– Thomas Guénolé, La Mondialisation malheureuse. Inégalités, pillages, oligarchie, Préface de Bertrand Badie, Paris, First, 2016.– Samuel Huntington, Le Choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997.– Paul Kennedy, Naissance et déclin des grandes puissances, Paris, Le Livre de Poche, 2004.– Michael Ruppert et Catherine Austin-Fitt, Franchir le Rubicon, Tome 1, Le déclin de l’Empire américain à la fin de l’âge du pétrole, Paris, Nouvelle Terre, 2019.– Emmanuel Todd, Après l’empire. Essai sur la décomposition du système américain, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2004.– Hubert Védrine, « Les États-Unis : hyperpuissance ou empire ? », Cités, 2004/4 (n°20), p.139-151.