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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Fernand Braudel
En 1976, trois ans avant la publication de Civilisation matérielle, économie et capitalisme, Braudel est invité à en exposer les grandes lignes lors de trois conférences aux États-Unis. Publiées à sa mort en 1985 sous le titre La Dynamique du capitalisme, ces conférences exposent de façon lumineuse sa pensée et ses concepts novateurs : les « temporalités » de l’histoire, l’apport précieux des autres disciplines à l’étude historique ; la coexistence de trois niveaux de l’activité économique et enfin la notion d’« économie-monde ».
« Le but secret de l’histoire, sa motivation profonde, n’est-ce pas l’explication de la contemporanéité ? » écrivait Fernand Braudel (1902-1985) dans Civilisation matérielle, économie et capitalisme (1979).
Au début du XXe siècle, alors que Fernand Braudel entreprend des études d’histoire à la Sorbonne puis obtient l’agrégation (1922), la discipline s’intéresse avant tout à l’histoire événementielle et politique. Son professeur Henri Hauser, qui fut élève de Paul Vidal de La Blache, éveille également sa curiosité pour la géographie et l’économie, ce qui l’incite à lire les écrits de Lucien Febvre. La fondation en 1929 de la revue Les Annales, Économie-Sociétés-Civilisations par Lucien Febvre et Marc Bloch précède la naissance de « l’École des Annales », mouvance dans laquelle s’inscrit rapidement Fernand Braudel, malgré la distance puisqu’il enseigne tour à tour en Algérie (1924-1932) puis au Brésil (1934-1937).
Dans La Dynamique du capitalisme, Braudel rappelle d’emblée que « l’histoire dite économique, en train seulement de se construire, se heurte à des préjugés : elle n’est pas l’histoire noble. » Pourtant, c’est cette approche avant tout économique que Braudel privilégie, sans pour autant renoncer aux apports des autres disciplines des sciences humaines. En effet, il s’intéresse, dans son étude de l’histoire économique de l’Occident du XVe au XVIIIe siècle, à la vie quotidienne de la population, au « nombre des hommes », à l’alimentation (« Questions incongrues, qui exigent presque un voyage de découverte, car, vous le savez, l’homme ne mange ni ne boit dans les livres d’histoire traditionnelle. »), aux pratiques vestimentaires, à l’habitat, à l’évolution des techniques et des sciences («Tout est technique depuis toujours » ), à la monnaie et aux villes, etc.
Son intention est bien, en convoquant une pluralité de disciplines (la géographie, la démographie, l’économie, la sociologie, l’ethnologie, etc.) de produire une histoire globale : l’histoire entière des hommes, regardée d’un certain point de vue. »
S’intéressant à une période de quatre siècles, Braudel choisit de privilégier « l’histoire massive et structurale évoluant lentement au fil de la longue histoire ». Dans son travail de doctorat déjà, qui devait initialement s’intituler « Philippe II et la politique espagnole en Méditerranée de 1559 à 1574 », il avait procédé à un renversement, étudiant en réalité « La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II ». Plutôt que les grands acteurs, un espace géographique (la Méditerranée) et ses habitants. Plutôt que les conquêtes, le temps long, le quotidien, la routine, les inerties et les pesanteurs, qu’il nomme « les structures du quotidien » ou la « vie matérielle ».
Et c’est ainsi que, des trois temporalités qui, précise-t-il, écrivent l’histoire – à savoir l’histoire événementielle (temps immédiat), l’histoire de la conjoncture et des crises (années, décennies), le temps long (siècles) – c’est la troisième qu’il choisit : « C’est bien là notre difficulté car, s’agissant de quatre siècles et de l’ensemble du monde, comment organiser une pareille somme de faits et d’explications ? Il fallait bien choisir. J’ai choisi, pour ma part, les équilibres et déséquilibres profonds du long terme. »
Cette approche résolument nouvelle, qui oblige Braudel à s’intéresser à la vie quotidienne des hommes, à analyser des sources nombreuses, puis à prendre de la distance pour dégager des mouvements généraux, de grandes tendances, de lentes évolutions, ne peut se faire qu’en intégrant les apports méthodologiques des autres disciplines.
Braudel s’intéresse ainsi à la dimension économique, dont il dégage trois niveaux distincts. Le premier, le plus large et le plus ancien, est désigné sous l’expression « vie matérielle » et repose sur l’autoconsommation. Encore au XVIIIe siècle, a fortiori au XVe siècle, les activités de production et de consommation échappant aux échanges constituent un pan important de l’économie, notamment dans les régions isolées, en périphérie, à distance des centres de commerce.
Le deuxième correspond à l’économie de marché et se trouve au fondement de la vie des sociétés : il suppose des échanges, parfois menus, très localisés (le rempailleur de chaises, le colporteur, le paysan qui va au bourg pour y vendre la part de sa production qu’il ne consomme pas), parfois plus importants et bien organisés (les marchés, les boutiques, les foires et les Bourses).
Le troisième est l’économie capitaliste, qui consiste en un système d'accaparement des richesses par une poignée de puissants parfaitement organisés et structurés, et se déployant sur de grandes échelles géographiques, : « Dès qu’on s’élève dans la hiérarchie des échanges, c’est elle qui domine. (…) Il est évident qu’il s’agit d’échanges inégaux où la concurrence – loi essentielle de l’économie dite de marché – a peu de place, où le marchand dispose de deux avantages : il a rompu les relations entre le producteur et celui à qui est destinée finalement la marchandise (…) et il dispose d’argent comptant, c’est son argument principal. » Le capitaliste, recourant au crédit, dispose d’argent qu’il investit sans tenir compte du type de biens ni du lieu de production ou de consommation : « Il a la possibilité de choisir, et il choisit ce qui maximise ses profits ».
Les acteurs du troisième niveau sont de loin minoritaires. Mais ils existent de longue date, et dans toutes les civilisations. Leurs points communs sont qu’« ils ont la supériorité de l’information, de l’intelligence, de la culture » et qu’ils « bénéficient de la complicité active de la société » (Braudel cite notamment l’État et l’Église).
Alors que les deux termes (économie de marché/capitalisme) sont généralement utilisés l’un pour l’autre, comme des synonymes, l’auteur choisit de les dissocier, de les considérer comme deux réalités différentes. Pour le dire autrement, économie de marché et capitalisme ont longtemps coexisté, le second découlant de la première.
Contrairement à ce que pensent jusqu’alors de nombreux historiens et économistes, Braudel affirme que le capitalisme existe de longue date, bien avant la révolution industrielle, qui débute en Angleterre au début du XIXe siècle.
Il résume ainsi les grandes étapes de l’histoire économique de l’Europe occidentale : le XVe siècle coïncide avec un renouveau de l’économie après le marasme provoqué par la peste noire ; au XVIe siècle, les foires internationales se développent, gonflées par l’arrivée des métaux précieux en provenance de l’Amérique latine et par l’accélération de la circulation de la monnaie et du crédit ; le XVIIe siècle correspond à un recul relatif du capitalisme, à un retour à la marchandise, au bénéfice de la Hollande ; le XVIIIe siècle, enfin, voit une accélération générale de l’économie d’échange et du capitalisme, favorisée par l’amélioration des moyens de transport et par l’accès facile au crédit.
La révolution industrielle », qui débuterait au XIXe siècle, n’est donc à ses yeux que le prolongement d’un mouvement structurel ancien, qui s’accélère grâce à des avancées techniques marquantes, un accès au crédit facilité et une concentration du capital. Le terme « révolution » lui-même est contestable.
Le capitalisme, en outre, se nourrit de l’économie de marché, qui se nourrit elle-même de la « vie matérielle ». Ainsi, analysant l’origine de la révolution industrielle en Angleterre avant les années 1830, Braudel affirme : « Ainsi l’on voit admirablement, et sur un exemple large, que c’est la force, la vie de l’économie de marché et même de l’économie à la base, de la petite industrie novatrice et, non moins, du fonctionnement global de la production et des échanges qui portent sur leurs dos ce qui sera bientôt le capitalisme dit industriel. »
Étudiant le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II (1527-1598), Braudel constate que Venise, un temps centre économique dynamique, a perdu cette fonction en faveur d’Anvers vers 1500, puis que Gênes a succédé à Anvers au milieu du XVIe siècle. Il élabore alors un nouveau concept : une « économie-monde » est « l’économie d’une portion seulement de notre planète, dans la mesure où elle forme un tout économique .?» Une économie-monde occupe un espace géographique donné dont les limites évoluent lentement?; elle a un centre, une périphérie et des marges?; et plusieurs économies-mondes peuvent coexister.
Dans le monde occidental, l’économie-monde aurait connu des décentrages et recentrages successifs : autour de Venise vers 1380, se déplaçant vers Anvers vers 1500, revenant près de la Méditerranée, à Gênes, vers 1550, bénéficiant à Amsterdam et toute la Hollande à partir de 1590, puis à Londres et toute l’Angleterre entre 1780 et 1815, l’Empire britannique faisant office de périphéries. Enfin, le centre de l’économie-monde aurait quitté l’Europe pour s’installer à New York en 1929, englobant un espace encore plus vaste.
L’analyse ainsi proposée par Braudel est, dans les années 1970, profondément novatrice. Attentive à l’espace et aux territoires (ce qui lui vaut parfois l’appellation de « géohistoire »), adoptant une approche systémique et observant les évolutions sur le temps long, elle met en évidence des mutations profondes, qui lui permettent de décrypter le fonctionnement du capitalisme : « Nous dirions volontiers à l’avance que ces économies-mondes typiques ont été les matrices du capitalisme européen, puis mondial. »
Il suffit de prolonger l’analyse de Braudel jusqu’à nos jours pour percevoir à quel point la grille de lecture qu’il propose est opérante pour comprendre l’accélération de la mondialisation économique depuis les années 1980.
Fernand Braudel souligne donc que, si le terme « capitalisme » n’existe pas encore, si Karl Marx lui-même ne l’a jamais employé, le système capitalisme est en place bien avant le XIXe siècle et que seules ses dimensions ont réellement évolué depuis. De même, il remarque que, si plusieurs économies-mondes ont le plus souvent coexisté, une économie-monde «?se manipule souvent du dehors » et que la tendance du capitalisme consiste à reconstituer un certain universalisme.Que l’empire colonial britannique ait aidé l’Angleterre à s’imposer comme centre de l’économie-monde au XVIIIe siècle n’est à ce titre pas indifférent. Ainsi, les manuels scolaires et autres ouvrages portant sur la mondialisation qui font remonter les origines de ce phénomène aux voyages des explorateurs depuis Christophe Colomb et au commerce colonial prennent acte de cette lecture, près de trente ans plus tard.
Sans s’attarder sur les XIXe et XXe siècles, Braudel se demande toutefois si une économie sans capitalisme est possible. Il remarque que le capitalisme n’a pu exister qu’avec « la complicité active de la société », notamment de l’État et de l’Église. Et il rappelle une affirmation d’Immanuel Wallerstein : « Le capitalisme est une création de l’inégalité du monde ; il lui faut, pour se développer, les connivences de l’économie internationale. » L’État chinois de l’époque moderne, « en quelque sorte totalitaire », ayant été hostile au capitalisme, celui-ci n’a jamais vraiment pu s’y développer. Mais c’est quasiment le seul exemple historique de ce type. L’économie socialiste, en URSS, n’y est parvenue qu’en usant d’autoritarisme, éradiquant du même coup l’économie de marché.
Ainsi le lecteur de La Dynamique du capitalisme ne peut-il perdre de vue la volonté exprimée par Braudel de faire de l’histoire pour expliquer le temps présent. Reprenant certains des outils d’analyse forgés par Marx (la longue durée, l’histoire économique, l’étude du travail et du capital) mais ne s’inscrivant jamais pleinement dans sa filiation (il n’utilise pas le concept de lutte des classes et se démarque vivement du modèle soviétique), Braudel laisse entendre qu’une économie débarrassée du capitalisme serait à ses yeux idéale, mais qu’elle n’est qu’utopie.
Synthèse passionnante de son ouvrage-somme Civilisation matérielle, économie et capitalisme (qui paraît en 1979), La Dynamique du capitalisme est tout à la fois une introduction à la pensée de Fernand Braudel et une invitation à la mise en perspective historiographique. Ce bref ouvrage, salué aux États-Unis et en Europe, a contribué à imposer les concepts de « temps longs », « vie matérielle » et « économie-monde ».
Toutefois, après la mort de Fernand Braudel en 1985, sa pensée qui s’était imposé sur la scène intellectuelle et institutionnelle durant près de 40 ans, fut rapidement non pas rejetée, mais dépassée, au même titre que celle des autres membres de l’École des Annales. Comme si leur grille d’analyse avait fait leur temps. La mondialisation économique à l’œuvre ces dernières décennies, cependant, explique le renouveau actuel du concept d’économie-monde et incite historiens, économistes et géographes à relire Braudel.
Montrer que le capitalisme est apparu, dans sa réalité, bien avant l’invention du mot et la révolution industrielle est l’un des apports fondamentaux de La Dynamique du capitalisme. Fort de son élaboration conceptuelle, Braudel propose des idées et une grille de lecture novatrices.
Toutefois, peut-être trop marquée par son époque, par son appartenance à l’École des Annales, qui dans un effet de balancier voulut imposer une histoire avant tout économique et sociale, la pensée de Braudel suscita rapidement des critiques qui favorisèrent à leur tour le renouvellement de la pensée historique : prisonnier du long terme et des structures, Braudel n’aurait notamment accordé qu’une importance mineure aux ruptures, aux initiatives personnelles, aux trajectoires individuelles.
C’est ainsi que de nouveaux courants de l’histoire (histoire intellectuelle, politique, culturelle, sensible, des minorités, etc.) ont vu le jour dès les années 1980, tandis que de nombreux chercheurs se détournèrent de l’histoire économique et sociale telle qu’elle était pratiquée par les membres de l’École des Annales.
Il est intéressant de noter que c’est aux États-Unis que l’« histoire globale » a trouvé un nouvel essor et que, en France, ce sont les économistes et les géographes qui se réapproprient le concept d’économie-monde pour étudier la mondialisation.
Ouvrage recensé– La dynamique du capitalisme, Paris,Flammarion, 2018 [1985].
Ouvrages de Fernand Braudel : – La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, Armand Colin, 2017 [1949].– Écrits sur l’histoire, Paris, Flammarion, 1969.– Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe et XVIIIe siècles 1. Les Structures du quotidien - 2. Les Jeux de l’échange - 3. Le Temps du monde, Paris, Armand Colin, 1979.