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La Crise de la masculinité

de Francis Dupuis-Déri

récension rédigée parMarie Tétart

Synopsis

Société

Une crise de la masculinité sévirait dans nos sociétés trop féminisées. Des titres de presse et des ouvrages se font le relais d’une souffrance des hommes induite par un féminisme triomphant et tyrannique. De là viendraient l’échec scolaire des garçons, l’éclatement des familles et même les suicides masculins. Mais l’histoire nous enseigne que la masculinité est en crise depuis l’époque romaine. Plutôt que de crise, il convient de parler d’un discours de crise qui pénalise, chez ceux qui le conceptualisent et le colportent, le projet d’égalité entre les sexes.

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1. Introduction

Qu’est-ce que la crise de la masculinité ? Comment est-elle définie par ceux qui portent ce concept et qu’induit-elle ? Cette crise est-elle confirmée par les faits ? Francis Dupuis-Déri montre que, non, il n’y a pas de crise de la masculinité, pas plus aujourd’hui qu’hier, même si le discours de la masculinité, lui, a existé de tout temps et dans toutes les sociétés. L’auteur déconstruit le concept : celui-ci est fondé sur un essentialisme qui attribue une place spécifique et différenciée au masculin et au féminin.

C’est sur la base de cet essentialisme et d’une analyse psychologique simpliste que les tenants de la crise de la masculinité (les masculinistes) expliquent de nombreux phénomènes (la violence masculine, les échecs scolaires des garçons, etc.), alors que ces derniers naissent de réalités sociales et politiques complexes. En définitive, plutôt que de crise de la masculinité, il faut parler d’un discours de crise de la masculinité qui a pour but de préserver le suprémacisme mâle et de lutter contre les avancées féministes qui le menacent.

2. Une société féminisée ?

D’après les masculinistes, la société s’est féminisée sous l’action des féministes et des tenants de l’égalité des sexes. Les hommes ne se sentent plus à leur place, ils sont déboussolés, dénigrés et reniés dans leur identité d’homme : ils sont en crise.

Les masculinistes estiment que les États ont répondu trop systématiquement aux réclamations des féministes. À leurs yeux, les lois et le droit prennent désormais toujours le parti des femmes, par exemple dans les cas de divorces, en leur confiant la garde des enfants et en imposant aux hommes des pensions alimentaires, ou encore, dans les affaires de violence et de harcèlement, en privilégiant la parole des femmes contre celle des hommes.

Même l’école est affectée : les méthodes d’apprentissage sont bien plus favorables aux filles, car elles privilégient l’utilisation de compétences perçues comme féminines (la patience, la douceur) en dévaluant les compétences traditionnellement dévolues aux hommes (l’agressivité, le sens de la compétition). De là que les garçons sont davantage en échec scolaire que les filles. Les valeurs masculines sont dénigrées dans une société de plus en plus féminisée qui ne laisse plus la possibilité aux hommes de s’épanouir.

À ce discours, Francis Dupuis-Déri oppose des faits : « Qui occupe les postes de direction des grandes banques, […] qui est le plus riche et qui effectue les basses besognes, dont servir les repas aux courtiers multimillionnaires et nettoyer leur bureau et leur logement en leur absence ? » (p.37) Les hommes ne sont-ils pas encore la majorité écrasante des forces de police, de l’armée, des pompiers, des professions jugées masculines et à ce titre difficiles à intégrer pour les femmes ? Le GRC (Gendarmerie royale du Canada) est composé à 80% d’hommes ; et encore les 20% de femmes qui le constituent connaissent-elles de gros problèmes de harcèlement sexuel et de discrimination.

De plus, ce monde dans lequel les hommes souffriraient du triomphe des féministes est encore parcouru de nombreuses affaires de viols et de violences envers les femmes. Peut-on d’ailleurs parler d’un monde dominé par des valeurs dites féminines de douceur et de bienveillance alors que le cinéma propose un modèle « viril » de super-héros privilégiant la force brute à la négociation et l’industrie du jeu vidéo une pléthore de jeux de combat et de guerre, des situations dans lesquelles s’expriment des prérogatives supposées masculines ?

3. La longue histoire de la crise de la masculinité

Si l’on étudie les sources historiques, on se demande si l’homme n’a pas été de tout temps en crise. Des références à une crise de la masculinité se trouvent déjà dans les écrits des auteurs romains. Le phénomène devient plus prégnant et plus visible à partir du XVIe siècle. À cette époque, les femmes perdent du terrain dans l’espace public et disparaissent de nombreuses professions. Les sages-femmes elles-mêmes sont évincées auprès des classes sociales supérieures par des « médecins accoucheurs ».

Ce n’était pas le cas dans la plus grande partie du Moyen Âge, pendant lequel la frontière entre sphère publique et sphère privée était plus poreuse et la division sexuelle du travail moins marquée. « C’est au moment où les femmes étaient de plus en plus reléguées à des rôles subalternes, quand elles n’étaient pas tout simplement exclues de secteurs d’activité, qu’ont émergé des discours sur une prétendue crise de la masculinité provoquée par des femmes qui refusaient de se comporter selon le rôle et les modèles qui leur étaient assignés » (p.57).

Au XIXe et au XXe siècles, la crise de la masculinité trouve d’autres biais pour s’exprimer. Cette fois sont mises en cause les femmes qui travaillent, notamment en usine : elles voleraient l’emploi des hommes et tireraient les salaires vers le bas. Or un homme, un vrai, se définirait par sa puissance productive et sa capacité à assurer les ressources du foyer. Les nouvelles formes de travail, mécanisé et automatisé, puis les professions de bureau impacteraient également l’homme dans son essence en l’empêchant de mettre à profit ses compétences masculines de force, d’énergie et de puissance musculaire.

À la fin du XIXe siècle, bien avant l’aboutissement de nombre de leurs réclamations, les féministes sont moquées et combattues par les lettrés et les journalistes de leur époque, comme en témoigne la caricature d’Hubertine Auclert qui dénonce un coup d’état des femmes. Les mouvements féministes des années 1960 et les luttes pour l’égalité des droits provoquent une nouvelle flambée de discours de crise de la masculinité. Le droit de vote, l’amour libre, le divorce, la contraception, etc., ces droits arrachés de haute lutte aux hommes qui constituent l’essentiel des classes politiques dirigeantes auraient bouleversé et déstabilisé l’univers des hommes au point qu’ils ne trouveraient plus leur place dans la société.

4. Les essentialismes masculin et féminin

Si le discours de crise de la masculinité affirme que l’homme se sent dépossédé de son identité d’homme, c’est qu’il souscrit à l’idée d’une identité masculine différente de l’identité féminine. Il y aurait donc deux essences.

Selon ces normes, le « vrai » homme est hétérosexuel, autonome, actif, agressif, compétitif et parfois violent. Quant à la femme, elle doit être attentionnée, coopérative, pacifique et douce. Selon les masculinistes, ces deux modèles doivent être valorisés pour que le petit garçon et la petite fille se réalisent pleinement en tant qu’homme et femme (ils disqualifient donc les hommes dits « efféminés », mais aussi les homosexuels et les transgenres). Il s’ensuit qu’il existerait des métiers typiquement masculins, car basés sur la force (armée, police, pompiers, etc.). De nombreux penseurs se fondent même sur des a priori pseudo-scientifiques pour développer ces thèses, comme « Dallaire [qui] prétend d’ailleurs candidement que ”nous réagissons encore par des atavismes datant de l’âge des cavernes […]“ » (p.167).

Des considérations religieuses se mêlent souvent à ces types d’argumentaires : la supériorité de l’homme a été voulue par Dieu, qui l’a placé à la tête de la famille pour la protéger. Les rôles distincts des parents ne devraient donc pas être modifiés et surtout pas s’interchanger.

Les analyses du féminin et du masculin peuvent cependant être renversées et démontrer par là qu’elles ne sont pas fondés sur une réalité. Ainsi, lorsque les masculinistes dénoncent une société féminisée et maternante parce qu’elle prend soin des citoyens, par exemple en instaurant des droits sociaux, ils se fondent sur un présupposé. Michel Foucault, qui a étudié ce type d’État-providence, ne parle pas d’État-Mère, mais d’État-Pasteur ou Berger.

Bref, il se réfère à une figure masculine, ce qui prouve que la corrélation entre soin et féminité n’est pas évidente. Par ailleurs, contrairement à ce que disent les masculinistes, qui voient dans l’ancrage identitaire masculin et féminin le gage d’un développement harmonieux de la personnalité (homme et femme), les crispations autour des identités de genre provoquent des dégâts chez les individus : si les garçons échouent plus souvent que les filles à l’école, c’est parce qu’ils se conforment inconsciemment à une attente de genre qui privilégie l’agressivité et le rejet de l’effort intellectuel, considéré comme moins viril que l’effort physique.

5. La crise de la masculinité, un écran de fumée

Le concept de crise de la masculinité donne des explications psychologiques et culturelles à des phénomènes qui en réalité trouvent davantage leurs sources dans des facteurs politiques et sociaux.

Ainsi, ce discours de crise est « un ”lieu commun“ dans les médias en Afrique du Sud postapartheid, où certains phénomènes sont présentés comme des symptômes qui prouvent l’existence de cette crise : chômage masculin, épidémie du SIDA et même violences masculines contre les femmes, en particulier les viols » (p.107). En réalité, les hommes manifestent, pillent, menacent, bref, font appel à la violence lorsqu’ils ont des difficultés économiques.

De même, le suicide trouve ses origines à la fois dans les problèmes sociaux et économiques mais aussi dans le racisme, l’homophobie et la transphobie. Au Canada, le taux des suicides des jeunes hommes autochtones est trois à six fois plus élevé que le taux moyen de suicide des hommes, ce qui prouve un mal-être dû non à leur genre (leur masculinité), mais à des problèmes de type raciaux, les peuples natifs de ces régions étant victimes de ségrégation depuis la colonisation.

Le masculinisme est un courant d’idées qui a été initié par les catégories sociales supérieures. Ainsi, la LACÉF (Ligue allemande contre l’émancipation des femmes), fondée en 1912, était constituée majoritairement de nobles, d’avocats, de théologiens, de professeurs d’universités, d’écrivains, de politiciens, de marchands et d’officiers supérieurs. Le masculinisme est un discours de dominants, aussi bien socialement (ce sont des hommes qui dominent socialement, économiquement et moralement d’autres hommes) que sexuellement (ce sont des hommes qui dominent les femmes).

Les explications psychologisantes et prétendument physiologiques du discours de crise de la masculinité, selon lesquelles l’homme est perturbé dans son identité virile par le féminisme, ne font donc que détourner l’attention. Elles donnent aux classes sociales populaires des boucs émissaires en cas de difficultés économiques (les femmes « volent » le travail des hommes) et discréditent les luttes sociales. Elles éludent les conséquences de la libéralisation économique, qui est imposée par l’élite au pouvoir, essentiellement masculine. Le discours de crise des masculinistes est finalement une diversion permettant d’occulter les effets d’une oppression qui n’est pas celle des féministes sur les hommes, mais une oppression de type racial, social et économique.

6. Le suprémacisme mâle en guerre contre le féminisme

Plus que tout autre objectif, le discours de crise de la masculinité poursuit un but : le maintien du suprémacisme mâle alors que celui-ci est menacé par le féminisme. C’est « un appel à ”rétablir des normes et des pratiques masculines hégémoniques, stables et immuables“ » (p.37).

Cela explique que des hommes s’insurgent contre les lois qui protègent les femmes des violences masculines, contre les encouragements faits aux femmes d’exercer des professions dites masculines, contre ceux faits aux hommes d’être plus présents au foyer et d’aider aux tâches ménagères. L’identité masculine n’est pas psychologique ou physiologique. Elle est politique et elle se construit sur une lutte de pouvoirs.

Les masculinistes ne veulent pas que les hommes perdent leur position de dominants, car c’est sur elle qu’ils fondent leur identité virile. L’homme est celui qui conquiert, qui protège, qui produit, c’est celui qui domine. Le propre d’un dominant est de ne pas être autonome, car il n’existe que relativement à un autre dominé qui le sert. Cet autre, c’est la femme. Or le féminisme prétend à une égalité des sexes, donc à la fin de la domination d’un sexe par l’autre. Si la domination est enlevée aux hommes, que leur restera-t-il ?

Au XVIIIe siècle, Louise d’Épinay formulait cette angoisse non avouée des masculinistes lorsqu’elle répondait à Diderot : « Si les hommes avaient un besoin vital de dominer pour exister en tant qu’hommes, qu’adviendrait-il d’eux le jour où les femmes ne les reconnaîtront plus pour maîtres ? » (p.78).

Le discours de crise de la masculinité parle donc d’une impossibilité pour la femme de vivre librement, en sécurité et dans une égalité objective avec les hommes, puisque tout ce qui peut amener à une vie meilleure des femmes est source de menace pour les hommes. C’est à ce titre que les masculinistes refusent l’égalité des sexes.

7. Conclusion

D’où vient ce refrain sempiternel selon lequel l’homme est menacé dans sa virilité et vit dans un monde féminisé au sein duquel il ne peut plus s’épanouir ? Ce discours de crise a existé presque de tout temps et dans toutes les cultures. Il se fonde sur l’idée qu’il existe des normes féminines et des normes masculines auxquelles les individus ne peuvent pas déroger sans mettre en danger toute la société. Tous les problèmes sociaux existants (chômage, suicides, drames familiaux, etc.) seraient dus à cette crise de la masculinité et, conséquemment, aux réclamations déraisonnables et contre-nature des féministes.

En réalité, le discours de crise de la masculinité est celui des élites dominantes, qui y trouvent tous les arguments pour justifier le maintien de leur hégémonie, aussi bien à l’égard des femmes que des classes sociales inférieures.

8. Zone critique

Les masculinistes constituent une partie de ce qu’on appelle les antiféministes.

Selon eux, les hommes seraient devenus des victimes dans un monde trop féminisé. Cette vision trouve des échos subtils mais puissants dans la société, aussi bien chez les hommes que chez les femmes. Cela explique la façon dont sont parfois perçus les hommes qui tuent leur épouse et leurs enfants (comme des victimes en souffrance) ou les femmes qui tuent leur conjoint maltraitant (comme des monstres, ainsi que le montre l’affaire Jacqueline Sauvage).

On retrouve aussi des traces de la rhétorique masculiniste dans les propos de certains terroristes, comme Elliot Rodger, le tueur d’Isla Vista (Californie, 2014). Il était proche du mouvement des Célibataires Involontaires, qui dénoncent l’indisponibilité sexuelle des femmes – l’accès sexuel aux femmes étant à leurs yeux un droit. Le néo-nazi Anders Brejvik, qui a fait 77 morts lors des attentats d’Oslo et d’Utøya, affirmait aussi que les féministes menaçaient la civilisation occidentale.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Francis Dupuis-Déri, La Crise de la masculinité. Autopsie d’un mythe tenace, Sainte-Thérèse, Les Éditions du Remue-Ménage, 2018.

Du même auteur– L'Éthique du vampire, Montréal, Lux, 2007.– La peur du peuple : Agoraphobie et agoraphilie politiques, Montréal, Lux, coll. « Humanités », 2016.– Les nouveaux anarchistes, de l'altermondialisme au zadisme, Paris, Éditions Textuel, 2019.– Nous n'irons plus aux urnes : Playdoyer pour l'abstention, Montréal, Lux, 2019.

Autres pistes– Mélissa Blais (dir.), Le Mouvement masculiniste au Québec. L’antiféminisme démasqué, Sainte-Thérèse, Les Éditions du Remue-Ménage, 2015.– Diane Lamoureux (dir.), Les Antiféminismes. Analyse d’un discours réactionnaire, Sainte-Thérèse, Les Éditions du Remue-Ménage, 2015.– Kate Millett, La Politique du mâle, Paris, Stock, 1971.– Yves Raibaud, La Ville faite par et pour les hommes, Paris, Belin, 2015.– André Rauch, Crise de l’identité masculine (1789-1914), Paris, Hachette, 2000.

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