Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Franco Borgogno
En 2016, des chercheurs ont emprunté le passage du Nord-Ouest, pour recueillir des données sur la présence de plastique dans un milieu encore préservé : l'Arctique. Franco Borgogno nous livre ici le récit de cette expédition. Dans les eaux glaciales, d'où les animaux et les hommes tirent leurs ressources, on retrouve des déchets que la mer a transportés sur des milliers de kilomètres : macro-déchets mortels pour les baleines, micro-plastiques vecteurs de pollution, ou nano-plastiques qui s'insèrent dans la chaîne alimentaire. Le plus souvent invisibles, les 5 500 milliards de morceaux de plastique présents dans les océans sont une menace pour l'humanité.
« La perception des mers et des océans est culturelle », indique Franco Borgogno dès la première ligne de son ouvrage. Mais naviguer à proximité du Pôle Nord sur de frêles canots suppose une logistique. En l'occurrence, un solide navire russe, habitué à naviguer entre le Groenland et le Canada : l'Akademik Sergey Vavilov. Quand le temps le l'autorisait, ce bateau, qui accueille des croisiéristes de l'extrême, a permis à l'auteur et ses compagnons d'embarquer sur des pneumatiques : pour opérer des prélèvements, ou pour débarquer sur des terres isolées et y évaluer la présence de plastique.
L'auteur avoue qu'un tel voyage relevait du rêve. Italien d'origine paysanne, il n'a pas manqué l'occasion qui se présentait à lui. À le lire, on peut même penser qu'il est tombé sous le charme de l'Arctique : un milieu froid, hostile, où la moindre erreur ne pardonne pas. Du vent, de la poussière, mais un environnement de genèse avec des fossiles qui racontent l'histoire du monde.
Entre Kangerlussuaq, début de la navigation, et Cambridge Bay, où attendait l'avion du retour, Franco Borgogno a profité intensément de son temps libre. Mais il a aussi beaucoup travaillé, et participé aux prélèvements qui motivaient l'expédition menée par l'institut 5 Gyres.
Le recueil du plastique, explique-t-il, fait appel à deux méthodes, liées à la talle des déchets. Les micro-plastiques (moins de 4,75 mm) sont captés par un filet, traîné derrière le bateau, en ligne droite, durant 20 minutes à une heure, de manière à effectuer un mille nautique (1,8 km).
Baptisé « chalut Manta », le dispositif de capture est constitué d'un tuyau maintenu sous la ligne de flottaison, qui envoie l'eau dans un filet de 3 mètres, doté de mailles de 0,33 millimètres, et fermé à son extrémité. Après le prélèvement, le filet est vidé. Son contenu est lavé puis tamisé, avant d'être mis dans un flacon rempli de formol ou d'alcool. Ce flacon est ensuite scellé, à destination de l'université de Plymouth, avec toutes les données concernant le prélèvement (tracé GPS, heure, conditions de mer, etc.) Les fibres seront analysées avec un spectroscope à infrarouges.
Pour les nano-plastiques (taille inférieure à 0,02 mm), les opérations se font à l'aide de gants, avec d'une pompe alimentée en 12 volts. Le principe est celui d'un siphon installé entre l'entrée et la sortie d'eau, relié à un filtre en papier de deux microns (remplacé depuis par un filtre en plastique qui peut se placer directement sous le microscope). Un débitmètre permet de stopper le prélèvement dès que 50 gallons (soit 189 litres) ont été filtrés. Le filtre est alors retiré par un opérateur, et placé dans un flacon à destination de l'université d'État de Louisiane.
Les deux universités seront sollicitées une nouvelle fois en 2026, puisqu'une autre mission est déjà programmée afin de procéder à une comparaison.
Les deux prélèvements peuvent être effectués en même temps ou à la suite, selon les conditions de mer. Ils sont à relier avec deux autres méthodes d'évaluation, maritime et terrestre : l'observation à l'œil nu et la collecte d'échantillons sur les côtes.
L'observation visuelle adopte un protocole qui est celui de beaucoup de naturalistes. Plus adapté à un voilier qu'à un pneumatique, il fait appel à un binôme. À droite comme à gauche du bateau, chacun note ce qu'il voit sur un formulaire très détaillé (couleur, dimensions, forme..). A terre, l'échantillonnage correspond à un quadrillage du terrain, sur une certaine distance, en respectant un écart constant entre chaque chercheur.
Ces deux méthodes, qui ne portent que sur des déchets visibles, doivent être comprises comme un complément, un outil d'évaluation qualitative. Elles renseignent sur la distance que peuvent parcourir les plastiques et leur durée de séjour dans l'eau. On retrouve ainsi dans l'Arctique des objets fabriqués il y a plus de 20 ans, ou des emballages écrits dans une langue parlée à des milliers de kilomètres. Ces procédures, comme la méthode d'échantillonnage des résidus plastiques, sont bien sont rodées. Basé à Santa Monica (Californie), l'institut 5 Gyres, créé par Marcus Eriksen et Anna Cummins, organise des expéditions depuis 2008.
L'ONG est également intervenue sur le lac Érié (États-Unis) avec l'université de New York, mettant en évidence l'intense pollution des Grands Lacs : entre 43 000 et 115 000 fragments de plastique par km² ! Les retombées de ces analyses ont conduit le président Obama à promulguer en 2015 le Microbead Free Waters Act ou « loi sur les eaux sans microbilles ». Ces microbilles sont les infimes particules de plastique que l'on trouve dans les dentifrices et les cosmétiques. Un simple tube de produit gommant en contient 330 000. Rien ne peut les piéger, alors qu'elles sont chimiquement actives.
Rien d'exceptionnel : tous les relevés montrent que seuls 8 % des déchets de plastique sont plus grands qu'un grain de riz. La plupart sont donc invisibles. C'est sans doute une des raisons du drame qui affecte les océans. « On ne voit pas le micro-plastique. Et le “ non vu ” ralentit, inhibe, étouffe le bruit des signaux d'alarme, endort l'attention des hommes. C'est naturel (…) Pour cette raison, les observations sont fondamentales ». (p. 32)
Aussi, une opération comme celle-ci s'inscrit tout à fait dans la « science citoyenne », que l'auteur présente à travers les dix principes mis en avant par l'Association européenne de science citoyenne. On en retiendra la définition : « Une activité scientifique où des volontaires non professionnels participent à la collecte de données et d'analyses et à la diffusion d'un projet scientifique » (p. 41). Il s'agit autant de relayer la recherche insitutionnelle, que de diffuser la culture scientifique ou de sensibiliser à des « sujets difficiles, fondamentaux, mais peu considérés ».
Plusieurs niveaux d'implication sont possibles : de la collecte passive (via un smartphone, par exemple) aux observations environnementales, à l'image de cette expédition dans l'Arctique, qui vise finalement à « apprendre à voir ce qui se passe sous nos propres yeux ». Elle a réuni des volontaires, souvent passionnés, que l'auteur décrit brièvement, en entrant dans les coulisses de l'expédition : logistique, réunions préparatoires…
Il y avait aussi des scientifiques traditionnels, comme Carolynn Box, la directrice des programmes environnementaux de l'institut 5 Gyres. Celle-ci a découvert l'étendue de la pollution lors d'une expédition dans l'Atlantique Sud. Partie de Namibie à bord d'un voilier, elle a rejoint le gyre sud-atlantique, un des cinq immenses tourbillons de plastique qui se sont formés dans les océans. Il ne s'agit pas d'îles, comme leur médiatisation l'a laissé entendre, car le plastique est diffus, et peu présent en surface.
Depuis que le premier gyre a été découvert en 1997 par Charles Moore, dans le Pacifique, on sait aujourd'hui que des tourbillons océaniques concentrent les plastiques, qu'ils brassent en profondeur. Il est donc vain de vouloir nettoyer la mer. La profondeur moyenne de l'océan est de 4000 m, et sous l'action des éléments, le plastique se transforme en micro-plastique qu'on a aucun moyen de récupérer en grande quantité. Si les filets de 60 km proposés par le hollandais Boyan Slat, se sont attirés d'amples subventions, ils ont aussi vu converger les critiques. Quid des nombreux organismes qui seraient piégés ?
Sur les étendues dénudées de l'Arctique, le plastique saute aux yeux : bidons, niches, gamelles, vélos… Beaucoup d'objets sont en plastique, et on en trouve un peu partout. « Comme dans nos campagnes, il y a quelques décennies », ajoute l'auteur. L'immense majorité des micro et nano plastiques présents dans l'Arctique provient toutefois des pays industrialisés ou en voie de l'être.
Les locaux qui, à l'image des animaux du Grand Nord, vivent en symbiose avec un environnement extrême, en sont victimes. Car ils se nourrissent de mammifères marins qui puisent leur nourriture dans la mer. Or on sait aujourd'hui que ces animaux sont contaminés : la graisse des phoques et des éléphants de mer contient des substances chimiques issus des plastiques présents dans l'eau.
Au cours de leur voyage en mer, les petits bouts de plastique se chargent en effet des toxiques qu'ils rencontrent, à la manière des éponges. « Ainsi, un petit morceau de plastique peut contenir un million de fois la quantité de substances toxiques qui se trouvent dans l'eau » (p. 85).
Selon sa nature ou sa forme, la matière plastique en elle-même est également dangereuse. On connaît l'exemple des tortues qui meurent après avoir ingéré un sac plastique. Mais l'« empoisonnement silencieux et diffus » est beaucoup plus insidieux. Une étude a montré que 663 espèces d'animaux en sont victimes. Selon la World society for animal protection, 57 000 à 137 000 animaux seraient touchés chaque année. Les fibres pénètrent dans l'appareil digestif et s'accumulent dans l'organisme.
La chaîne alimentaire est ainsi l'objet d'un mécanisme de bio-accumulation, dont l'homme est finalement victime. Les rejets de plastique dans les mers ont donc de quoi nous inquiéter sérieusement.
La production mondiale de plastique est passée de 51 millions de tonnes en 1964 à 322 Mt en 2015. La « matière magique » de l'après-guerre se répand dans les pays émergents, et tôt ou tard, elle rejoint la mer. C'est particulièrement net en Asie, où la gestion des déchets est balbutiante. À elle seule, la Chine déverse chaque année 5 Mt de déchets plastiques dans la mer, sur un total de 13 Mt. Toutes proportions gardées, le phénomène est le même dans les eaux du Grand Nord. Car tous les produits arrivent en containers. Et ils ne repartent jamais.
Les premiers résultats de l'expédition le confirment : la concentration en micro-plastiques est nettement plus importante (près du double) dans les prélèvements effectués à proximité des localités habitées : Llulissat au Groenland et Pont Inlet en terre de Baffin (Canada), « avec respectivement environ 650 et 450 fibres repérées d'une taille inférieure à 4,75 mm de longueur » (p. 88). La zone la moins touchée correspond aux relevés effectués près de l'île de King William. Une île isolée, par 70° nord.
La présence de déchets dans des endroits aussi reculés de la planète a une explication : « La plupart des plastiques que l'on trouve actuellement dans l'océan ont été jetés, depuis soixante dix ans, par les pays industrialisés », souligne l'auteur (p. 55). Les rejets se poursuivant, selon une étude présentée en 2016 au sommet de Davos, le poids du plastique dans l'océan sera supérieur à celui des poissons en 2050. Ce qui est d'ailleurs un énorme gâchis : 95 % des objets en plastique ne servent qu'une fois. Qu'on pense aux emballages !
La Méditerranée est l'exemple type d'un tel aveuglement. On y compte 890 000 déchets au km². Il ne s'agit pas d'un gyre, mais on atteint sans doute un record pour le nombre de macro-déchets. Et une limite pour la vie marine. Car la plupart des plastiques sont des micro-plastiques. Une étude, publiée par Nature en 2016, en signale 2 kilos au km² au large de la Sardaigne et de la Sicile, et même 10 kilos/km² entre la Toscane et la Corse. Imaginez combien de bouteilles cela représente, demande l'auteur, sachant qu'on parle ici de minuscules fragments.
Seuls 10 % des plastiques étant recyclés (presque 25 % en Europe), on comprend l'intérêt de limiter la production (des pailles en plastique et autres produits jetables, en particulier), et de recycler la matière, tout en faisant pression sur l'industrie.
Ces solutions passent par une éducation à laquelle l'auteur croit d'autant plus qu'elle renvoie à l'égoïsme de chacun : il suffit de « faire comprendre que tout cela est important d'abord pour soi-même » (p. 98). Modifier les comportements quotidiens ne suffit pas, cependant. Il faut aussi intervenir auprès des pêcheurs, car 10 % des grands plastiques présents en mer sont des filets, des filets de pêche, etc. Les Coréens versent d'ailleurs à leurs pêcheurs 10$ pour 100 kilos de plastique rapportés à terre. Enfin, il faut surtout éviter que les plastiques atteignent la mer. Et faire pression sur les décideurs pour qu'ils prennent des mesures d'interdiction, comme celles qui existent désormais aux États-unis et en Grande Bretagne.
En Arctique, les dégâts dus au plastique sont amplifiés par l'augmentation des températures, qui réduit la banquise à la portion congrue. « Toute la faune court un double risque, en raison de la présence de plastiques et du fait du réchauffement climatique », résume l'auteur. (p. 74).
Les fragilités se renforcent mutuellement. Mais contrairement au réchauffement climatique, limiter la consommation de plastique dépend directement de notre choix individuel. Si l'on ne fait rien, nos petits enfants risquent de consommer du plastique le vendredi à la cantine.
La réussite de ce livre tient pour beaucoup à sa construction. C'est le récit croisé d'un double voyage : vers l'Arctique et sa magie, vers le plastique et son horreur. Même si les données sont bien là (pas toujours sourcées, pas toujours bien présentées), on est loin d'un austère rapport scientifique. C'est une découverte à hauteur d'homme, une relation de citoyen, où l'environnement du Grand Nord met en perspective le danger qui pèse sur l'océan, « principal organe vital de notre planète », dont nous dépendons tous, directement ou indirectement.
Volonté de vulgarisation ou méconnaissance des derniers résultats de la recherche ? Franco Borgogno s'inquiète à juste titre du réchauffement climatique qui va ouvrir le passage du Nord-Ouest et engendrer une pollution accrue, mais il n'évoque pas ce qui est sans doute la plus grande menace de cette marée de déchets : le franchissement de la barrière cellulaire par les plus fines particules de plastique. Des travaux de laboratoire en pointent déjà les effets sur le métabolisme et sur les mécanismes de la reproduction, en particulier chez les animaux filtreurs (comme les huîtres). L'Arctique et ses populations n'en apparaissent que plus fragiles.
Ouvrage recensé– Un océan de plastique, Bordeaux, Zeraq, 2019.
Autres pistes– La Jungle des océans, Paris, Payot, 2019.