Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Franco Farinelli
À l’heure du prétendu « village global » parcouru de flux simultanés et continus, Franco Farinelli dévoile avec cet ouvrage une traversée plurimillénaire de l’appréhension géographique de l’espace terrestre occidental. Est alors révélée l’histoire de la plus grande entreprise humaine : celle de la domestication de son environnement, qui passe d’abord et avant tout par l’outil de mesure.
Le territoire n’a jamais été autant sujet aux violences des sociétés et aux tentatives d’appropriation et de contrôle qu’à l’époque actuelle. L’écoumène, entendu comme espace habité par les hommes et défini par eux, s’apparente ainsi à un vaste plateau de jeu où se déploient les forces en présence. Terrain de chasse, champ de bataille, territoire politique, ce sont autant de métaphores pour l’espace terrestre humain, sans que jamais ne soit convoquée la représentation sphérique d’un globe composé d’eau et de terre.
Pourquoi pareil divorce dans les conceptions occidentales ? Comment tenir ensemble volume et surface ?
Franco Farinelli retrace ainsi l’histoire intellectuelle occidentale au prisme de l’invention de cette « Terre » comme espace à contrôler, métrique – c’est-à-dire étalon de mesure susceptible d’être étendue à tout calcul – à maîtriser. Le récit des origines du tracé de cette cartographie politique interroge alors les mutations des sociétés contemporaines, confrontées à la mondialisation et à un globe multipolaire auquel aucune échelle généralisée ne sied plus.
Que la Terre ait été ronde, nul doute pour les Anciens. Mais dans le domaine pratique, pareille considération n’entre pas en ligne de compte. L’idée scientifique de la rotondité de la Terre n’exclut pas sa conception en table plane à parcourir. Fréquenter l’espace et le mettre en forme implique qu’on le considère comme distance géographique linéaire et mathématiquement mesurable. C’est une affaire d’efficacité quotidienne.
À grand renfort de mythes puisés tous azimut, Franco Farinelli révèle l’ampleur de ce qu’il appelle « l’invention de la Terre » en tant qu’espace métrique praticable et pratiqué, domestiqué par l’homme. Que ce soit à travers la Genèse ou l’Enuma Elish, mythe fondateur babylonien, le récit de la création du monde tire sa puissance de la transition d’une matière informe à une surface informée au sens aristotélicien du terme, c’est-à-dire à l’identité déterminée. L’avènement de la Terre comme surface habitable, support de vie, espace de civilisation, réside dans cet acte rationnel et intellectuel de constitution spatiale.
Et avec la naissance de ce cosmos anthropisé et métrique surgit la raison occidentale, en ce qu’elle conceptualise l’espace géographique. Parmi la collection d’exemples que l’auteur développe, il propose l’interprétation de l’affrontement entre Ulysse et le cyclope Polyphème : cet épisode fameux de l’Odyssée incarne, selon lui, la domestication de l’espace en tant que terrain stratégique, grâce à laquelle Ulysse prend l’avantage sur son adversaire. Ainsi, lorsqu’Ulysse, cédant à la tentation d’apostropher le cyclope une fois sa fuite réussie, clame son identité véritable, il a préalablement calculé la distance géographique qui le sépare du rivage maudit : en cela, il vainc son adversaire incapable de pareil stratagème.
Le bouquet des mythologies antiques chante donc l’avènement de la Terre comme réduction de celle-ci à une mesure linéaire, dont on peut tirer un étalon commun susceptible d’être appliqué à n’importe quel phénomène, et donc à toute activité humaine.
Franco Farinelli s’arrête plus longuement encore sur la pratique cartographique et la constitution de codes graphiques communs. Du Tableau de la Terre d’Anaximandre aux projections modernes tirées des règles de Ptolémée, la Terre est transformée en réseau de calculs de distances, guide imparable dans la conquête du Nouveau Monde.
Par conséquent, la logique mathématique prime sur l’exactitude de la représentation cartographique : en soumettant à un même critère de mesure toutes les parties du globe pourtant si différentes, la Terre s’efface au profit d’un modèle théorique premier. C’est avec cette conception de l’espace géographique que Colomb a pu entreprendre son voyage en Amérique : à rebours de ce que le sens commun retient de cet explorateur, Christophe Colomb n’a donc pas apporté la preuve de la rotondité de la Terre, mais a plutôt mis en pratique l’espace terrestre comme métrique plane à parcourir, comme succession d’espaces cartographiés.
Dans le même temps, au niveau artistique, « l’invention de la Terre » signifie pour l’auteur le passage à la perspective en art pictural, c’est-à-dire la mise en forme d’un espace proportionnel depuis un point de vue horizontal ; à l’inverse de la projection cartographique, le regard en perspective est au même niveau que le reste de l’espace représenté. Et, véritable génie de cette invention du Quattrocento italien, le point de fuite vers lequel convergent toutes les lignes du plan : celui-ci contient tout le paradoxe de cette réduction en espace mathématique, l’infini et le fini réunis en un même tableau.
Pourtant, la perspective picturale réduit en réalité l’espace géographique en territoire politique aux mensurations universelles. En représentant la place publique florentine, les peintres italiens fournissent une échelle commune, une structure générale, un squelette en quelque sorte, à n’importe quelle ville susceptible d’être gouvernée comme la République de Florence. Le tableau propose donc une modélisation politique et la perspective picturale trace les contours d’un nouvel ordre politique républicain, calqué sur le modèle florentin. Pareille entreprise se lit d’ailleurs aussi à travers l’élaboration du capitalisme gênois, à la pointe de l’économie méditerranéenne : en proposant une unité monétaire de référence, la ville offre un principe de régulation commerciale extensible à l’infini. Tout réside dans cette possibilité d’extension.
Que la pratique quotidienne de l’espace s’appuie sur une conception cartographique universelle suppose donc qu’une même échelle de mesure, qu’un même système de représentation soit accepté par l’ensemble des acteurs géographiques. Or, comment tenir ensemble pratique de l’espace et savoir scientifique, surface et volume ?
L’évolution des représentations cartographiques s’accompagne des multiples voyages entrepris à l’époque moderne, à l’occasion desquels la conception d’une terre partagée en espaces tempérés, brûlants et glacés se heurte à l’expérience des grands voyageurs revenus indemnes de régions réputées monstrueuses. Que faire alors des antiques représentations en T-O qui parsèment les manuscrits médiévaux ? Que croire dans le récit biblique ? Cette confrontation au réel constitue l’une des principales difficultés de la cartographie moderne en ce qu’elle ne permet plus de tenir ensemble foi et pratique empirique de l’espace. Tout en saluant les efforts des clercs européens de l’époque moderne, Franco Farinelli souligne cet extrême tiraillement entre attachement au dogme et savoir scientifique.
Alors que le savoir scientifique se concentre de plus en plus sur la nature du globe terrestre, la dernière hypothèse adoptée par l’époque moderne est celle du globe terraqué, constitué à égale mesure d’eau et de terre . Ces interrogations soulignent donc l’intérêt croissant pour le caractère sphérique du globe, par-delà sa pratique géographique. L’invention du paysage incarne cette modélisation objectivable construite sur des critères figuratifs susceptibles de rassembler en une seule vue l’essence de la nature terrestre, tout en sortant de la seule horizontalité du plan.
Ainsi, en 1790, Alexander von Humboldt trouve dans la mise en paysage d’une portion de la Terre un véritable ressort d’éducation politique des classes bourgeoises : l’élaboration du paysage revient à apprendre les techniques de maîtrise du monde. Il s’agit d’échafauder un monde miniature, incarnation d’un tout où chaque élément joue son rôle, métaphore d’un univers régi par les mêmes règles.
Mais, avec le XXe siècle, la Terre apparaît davantage comme un globe à la réduction impossible – a fortiori en un paysage unifié, car celui-ci n’est en fait qu’une partie du monde.
Revenir aux racines de l’avènement de la Terre comme espace à métrique universelle souligne le caractère caduc de ce modèle aux yeux de nos contemporains : comment continuer à s’appuyer sur une modélisation qui ne rend pas compte des changements nés de la mondialisation ou, pour emprunter au néologisme anglo-saxon, à la globalisation ? Comment restituer toute la force des portulans maritimes de l’époque moderne alors que notre Terre est traversée de flux continus et simultanés, alors que l’espace ne fait plus l’objet d’une échelle commune mais est tiraillé entre plusieurs pôles concurrents ?
Ainsi, Franco Farinelli rétablit en un récit sinueux l’invention de la Terre et les étapes de sa modélisation, en remontant aux racines de l’histoire intellectuelle occidentale.
S’interrogeant sur l’irréductible divorce entre les représentations plane et sphérique de notre planète, le géographe rappelle la suprême agilité des travaux humains, tout entiers consacrés au désir d’unir la Terre en un seul espace vécu.
Reconnaissons à cet ouvrage sa virtuosité : jonglant avec les mythes, mêlant les niveaux d’analyse et les domaines d’étude, Franco Farinelli fait preuve d’une souplesse acrobatique surprenante. Son approche pluridisciplinaire mêle littérature, histoire de l’art et géographie, proposant ainsi un parcours poétique dense et renseigné.
Par ailleurs, son souci de précision rend hommage aux anonymes du progrès cartographique, tout en réintroduisant la simultanéité de modèles concurrents et en réhabilitant les solutions alternatives ébauchées par les contemporains, comme autant de possibilités avortées et évincées par le récit linéaire de l’histoire des sciences.
Il est tout de même à déplorer que l’auteur sacrifie parfois à la poésie la clarté de sa démonstration et que son propos, véritable parcours « à sauts et à gambades », emprunte en quelques endroits les contours d’un sentier trop sinueux.
Ouvrage recensé– L’Invention de la Terre, Trocy-en-Multien, éditions de la revue Conférence, coll. « Lettres d’Italie », 2019.
Du même auteur– De la raison cartographique, Paris, CTHS-Editions, 2009.
Autres pistes– Erwin Panofsky, La Perspective comme forme symbolique (1924), Paris, Minuit, 1975.– Daniel Arasse, Histoires de peintures, Paris, Denoël, 2004.– Patrick Gautier Dalché, L’Espace géographique au Moyen Âge, Florence, Sismel edizioni del Galluzzo, 2013.– Christian Grataloup, Vision(s) du Monde. Histoire critique des représentations de l’Humanité, Paris, Armand Colin, 2018.