Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de François Burgat
Figurant parmi les publications les plus récentes de François Burgat, cet ouvrage est destiné à retracer son parcours intellectuel et sa réflexion concernant l’islamisme contemporain : il y rappelle les principes méthodologiques fondamentaux de son appareil théorique et réaffirme ainsi sa légitimité institutionnelle. Car, son intérêt ne naît pas d’une curiosité journalistique comme beaucoup d’écrivains en la matière, mais se nourrit plutôt de réflexions sociologiques. Figure controversée du débat français, il défend une méthode plus soucieuse de diversité, celle des études postcoloniales.
Depuis quelques années, les mouvements islamistes se rappellent au bon souvenir d’une Europe traversée par une inquiétude croissante et une méfiance redoublée envers son vis-à-vis oriental : attentats, conflits armés et propagande religieuse envahissent les débats nationaux et l’imaginaire collectif européen.
Moins d’un an après la seconde vague d’attentats terroristes en France, François Burgat réaffirme la véracité de ses thèses quant à la nature de l’islamisme contemporain ; celui-ci serait le fruit de la politique coloniale européenne. Le succès de cette idéologie violente se lirait donc au prisme de la haine croissante des populations musulmanes pour un Occident constamment occupé à faire montre d’ingérence au Moyen-Orient.
Prônant un changement de perspective et une relecture complète de la géopolitique régionale, il offre donc dans ces quelques pages un regard sur les tendances universitaires et les positionnements diplomatiques européens.
Cet ouvrage a la particularité de reposer à la fois sur le récit personnel de la formation intellectuelle de l’auteur et sa réflexion sociologique. Du Maghreb à la Syrie, de l’Égypte aux pays du Golfe, François Burgat s’interroge sur les deux questions névralgiques qui animent cet ouvrage : comment naît l’islamisme ? D’où tire-t-il sa violence effroyable ?
Il élabore ainsi une méthode reposant sur un double principe très simple : le premier tient dans la nécessité du terrain, véritable pratique des espaces et sociétés orientales, indispensable à la compréhension de l’islamisme.
Le second principe de méthodologie réside dans la nécessité d’une approche comparatiste Pour cela, il établit une vaste comparaison de ses expériences arabo-musulmanes, en tâchant ainsi d’identifier les éléments susceptibles d’expliquer la prolifération des mouvements islamistes.
Sans rien ajouter à ses travaux antérieurs, cet ouvrage tente plutôt de rassembler les idées phares de sa réflexion. Selon lui, l’islamisme relève d’abord et avant tout d’une question politique et non idéologique, c’est-à-dire que les racines de ce mouvement protestataire se développent dans la réaction à l’Occident colonisateur qui a réduit l’Orient musulman au simple rôle de faire-valoir. Exclues des projets de libération et d’autonomie politique, simples spectatrices d’un progrès européen triomphant, les sociétés moyen-orientales ont donc accumulé colères et rancœurs formulées par le porte-voix de l’islamisme.
Celui-ci se réapproprie les valeurs occidentales sous un vocable religieux, permettant ainsi d’accéder à la modernité politique sans l’inévitable – et humiliant – truchement occidental ; après l’échec des projets intellectuels nés de la Nahda et la traîtrise des élites laïques s’acoquinant avec les Européens, l’islamisme incarnerait donc le « troisième étage de la fusée de la colonisation » (p.21), le prolongement de la lutte indépendantiste radicalisée par ses nombreux échecs.
Par conséquent, la violence dont il fait preuve ne constitue que la réponse – la seule encore acceptable – à celle initialement mise en place par le processus colonisateur : acculées, les sociétés moyen-orientales n’ont d’autre choix que de riposter plus fort si tant est qu’elles le puissent. Pareille lecture dénie donc tout emportement naturel inhérent à l’islam, entendu comme religion, puisque les dérives terroristes résultent purement et simplement de l’entreprise coloniale occidentale.
Sans oublier le caractère polémique que revêt la notion d’islamisme, François Burgat invite donc à ne pas en oublier la pluralité : celle-ci constitue un élément central de la distinction qu’il fait entre « lexique » (ou « parler ») musulman et « grammaire » (ou « agir ») spécifique. Le lexique, vocabulaire commun, rassemble de fait bien des comportements, bien des grammaires, qu’un seul terme ne parviendrait pas à résumer. Si l’on suit l’auteur, il y aurait donc une continuité réelle entre les nationalismes laïcs à l’égyptienne, et l’islamisme contemporain. La lutte est en effet la même ; seule la parole a changé de puissance et de tonalité.
Ainsi, l’introduction de l’ouvrage, unique partie théorique au sens plein du terme, replace l’auteur dans le débat épistémologique de la définition de ce phénomène d’ampleur considérable qu’est l’islamisme.
François Burgat entend s’écarter des modèles explicatifs occidentalo-centrés dont il nie la pertinence, en empruntant à Edward Saïd, théoricien de l’orientalisme dans les années 1970 , sa terminologie. Selon l’auteur en effet, c’est bien plutôt « l’accumulation intuitive » patiente et attentive aux sociétés étudiées qui fournit la matière – et la légitimité – d’un discours théorique, et donc les moyens de comprendre plus spécifiquement ici, l’extrême diversité de l’islamisme. En cela, il s’inscrit pleinement dans la tradition épistémologique des études postcoloniales formulées aux États-Unis dans les années 1980 : le discrédit jeté sur le discours des Occidentaux dans l’analyse des phénomènes coloniaux réoriente la manière d’interroger cet objet historique, en donnant en priorité la parole aux sujets mêmes de cette domination politique et culturelle et en privilégiant une analyse interne des populations.
Tour à tour, il évoque ainsi les sociétés algérienne, égyptienne, yéménite, palestinienne et syrienne, tentant de discerner dans les nombreuses anecdotes rapportées, des indices expliquant le succès de l’islamisme.
À titre d’exemple, le politologue dénonce la duplicité diplomatique européenne envers le régime égyptien : les anciennes puissances coloniales freinèrent pendant longtemps l’accès à l’indépendance pleine et entière du pays, jusqu’à finalement soutenir le régime autoritaire d’al-Sissi, du fait de la peur occidentale qu’inspirèrent les Frères Musulmans après la révolution de 2011. Un tel revirement eut pour conséquence perverse d’attiser la rancœur de populations musulmanes déjà humiliées, et de mener tout droit à la radicalisation d’une partie d’entre elles.
L’analyse de la crise syrienne constitue par ailleurs la démonstration la plus aboutie de l’ouvrage : François Burgat soutient en effet que celle-ci est née d’une lutte endogène, interne à l’État syrien, celle d’un peuple en révolte contre son dictateur. L’internationalisation de la crise, c’est-à-dire la multiplication des ingérences européennes, russes et américaines, provoqua la revendication la plus extrême d’une partie des insurgés, donnant alors naissance aux mouvements djihadistes que l’on connaît. La violence de ces derniers est alors à comprendre dans sa dimension réactive, contre le régime d’une part, contre l’Occident ensuite. Le retrait successif des États-Unis, de la Grande-Bretagne puis de la France a accentué ce sentiment d’abandon et d’humiliation des rebelles sunnites qui trouvèrent, en dernier recours, dans le lexique islamique les armes d’un soulèvement bien plus violent. Clef de voûte de la démonstration du politologue, la crise syrienne incarne ainsi le cas par excellence de la production de la violence islamique par l’Occident.
Enfin, François Burgat s’attarde sur « l’islam chez nous » comme source d’incompréhension subsistant au cœur des sociétés occidentales : perçue comme une intrusion culturelle par les Européens, la religion musulmane se heurte de plein fouet au principe de laïcité sociale – plus particulièrement en France où l’on sait son importance et sa spécificité.
Or, cette même exigence de cloisonnement entre vie privée religieuse et vie publique neutre contribue à alimenter le déséquilibre Nord/Sud que l’auteur décrit : sommés de respecter l’ordre local, les musulmans de France sont forcés de reléguer leurs pratiques religieuses hors des sphères d’une société estimée peu tolérante. Humiliation de plus, violence supplémentaire.
Désireux de démasquer tous les obstacles permettant de comprendre la nature et l’effectivité de l’islamisme, François Burgat en identifie un premier, interne à l’Orient, celle que représente l’aveuglement des classes intermédiaires arabes : l’auteur souligne en effet l’explosion des sociétés civiles du fait du monopole du discours laïc et moderniste des élites arabes, sourdes aux désirs d’une population majoritairement musulmane.
Il leur attribue ainsi la responsabilité partielle de la violence islamique : bien que minoritaires au vu de la masse des citoyens dépossédés de leur droit à s’exprimer sur l’avenir de leur société, ces groupes dirigeants, à la tête des initiatives d’émancipation féminine ou autre, brouillent le débat en ne reconnaissant pas l’existence – et le succès – des factions islamistes.
Par ailleurs, la position épistémologique occidentale utilisée généralement pour rendre compte des phénomènes sociopolitiques européens ne parvient pas à se défaire d’une analyse marxisante des résistances populaires : ce parallèle abusivement tracé entre histoire intellectuelle européenne et orientale gomme toute tentative des sociétés arabo-musulmanes de formuler elles-mêmes les concepts politiques modernes adaptés à leur situation postcoloniale. Appliquée à la violence islamiste, la grille de lecture marxiste ne permet donc pas d’appréhender comme telle l’histoire orientale contemporaine.
C’est à ce même système d’œillères que François Burgat s’en prend en dénonçant la focale occidentale placée sur les communautés chrétiennes orientales : en effet, l’intérêt des grandes nations européennes pour la région résulte des choix religieux pris au XIXe siècle. Enfin, reprenant à son compte l’une des grandes accusations véhiculées par les tenants d’un discours anticolonialiste, le sociologue accuse les États européens de perpétuer leur domination de manière plus subversive, en encourageant et soutenant la fabrique de « Pinochet-s arabes » : référence directe au cynisme américain dans la politique de protection des autoritarismes sud-américains, il lit les évolutions contemporaines du Moyen-Orient dans un contexte plus global, celui du « tiers-mondisme » selon ses détracteurs, ou des nouveaux Suds, frappés pour la plupart par les mêmes conséquences dévastatrices du colonialisme occidental.
Toujours dans cette volonté de débusquer les entraves à l’appréhension correcte de l’islamisme, François Burgat examine également les thèses et travaux de recherche soutenus par ses concurrents, Olivier Roy et Gilles Kepel, soulignant ainsi la portée polémique de son ouvrage. Sa critique s’articule autour de quelques points fondamentaux tels que le terrain initial des travaux de chacun, la méthode suivie et la définition qui en découle de l’islamisme contemporain ; enfin, il détaille davantage ce qu’il considère être des fautes notionnelles ou des erreurs d’interprétation.
Initialement spécialiste du monde persan et de ses marges afghanes, Olivier Roy manquerait le rôle central de l’expérience coloniale dans l’identité régionale arabo-musulmane et avec elle, la cause principale de la cristallisation des revendications et colères des populations musulmanes anciennement colonisées. Il lirait donc l’islamisme à l’aune des inégalités socio-économiques des sociétés contemporaines : l’islamisme n’aurait donc d’islamique que le vocabulaire, son fond idéologique puisant largement dans l’amertume d’une marginalité sociale et politique. Dans un sursaut opportuniste, ses partisans auraient formulé une idéologie fondée sur une religion activiste.
Si François Burgat ne masque pas son désaccord avec Olivier Roy, ce sont bien les travaux de Gilles Kepel qui se trouvent sous le feu de ses critiques. François Burgat concentre sa discussion autour de deux accusations principales : l’une relève du formalisme dont Gilles Kepel ferait preuve, à savoir de faire de l’islam une religion en soi violente et destructrice. Si on le suit, l’islamisme ne serait que l’aboutissement inévitable d’une décantation religieuse, là où son détracteur y lit davantage un tournant identitaire.
Enfin, le sociologue s’appuie sur l’échec des prédictions de Gilles Kepel – mais aussi d’Olivier Roy – au sujet de l’avenir des mouvements islamistes. À la veille du XXe siècle, l’un comme l’autre s’était prononcé en faveur de leur déclin, que la première décennie du siècle a cruellement démenti : le 11 septembre 2001 ainsi que les révolutions arabes désavouent largement les deux chercheurs, notamment l’appellation de postislamisme chère à Olivier Roy. Ces thèses, déresponsabilisant l’occident des assauts de violence islamiste, pointent en fait du doigt le manque de connaissance de ces sociétés dont François Burgat revendique à l’inverse la proximité.
Ainsi François Burgat profite-il du contexte européen actuel pour réaffirmer la cause principalement réactive des mouvements islamistes. Loin de n’être qu’une radicalisation religieuse, l’islamisme naîtrait donc davantage d’un sursaut de révolte contre un héritage colonial latent.
Au-delà même de la simple démonstration d’idées, le politologue rappelle en réalité les principes généraux de la méthode qu’il prône, excluant de fait tout propos construit autrement.
On l’a dit la nature de ce texte plonge souvent le lecteur dans une perplexité sans nom, où il peine à distinguer ce qui relève du récit personnel ou de la démonstration d’idées. C’est sans nul doute ce flou narratif qui incarne le projet de François Burgat : à la fois divertissant et renseigné, l’ouvrage réaffirme pourtant un positionnement intellectuel sujet à discussion. Reconnaissons avant tout la connaissance intime qu’a l’auteur de l’ensemble des sociétés arabo-musulmanes : peu d’écrivains ou chercheurs peuvent se targuer d’une aussi grande expérience de terrain, conduite sur tant d’années et de territoires différents.
Mais elle semble avoir servi de paravent à des présupposés méthodologiques contestables. Tout d’abord, si l’auteur ne se prive pas de rappeler son attachement à l’approche comparatiste, n’émerge en réalité de sa réflexion qu’un concept unique et univoque, celui d’islamisme né – au fond – d’une cause seule, partagée par tous les pays du monde arabo-musulman, celui d’une réaction à l’impérialisme occidental. Ce même comparatisme pourtant si cher à l’auteur n’est en aucun cas appliqué pour confronter l’expérience de terrain et d’autres corpus de sources, écrites par exemple, susceptibles d’éclairer un tant soit peu la singularité des projets islamistes. Ce désintérêt pour la généalogie intellectuelle de l’islamisme trace une distinction trop simpliste entre les tenants de pareils mouvements et le reste des intellectuels laïcs, gommant donc tout un panel de profils susceptibles de complexifier la nature des violences terroristes.
Si la haine de la sécularisation telle que l’Occident la prône peut être un rejet de l’organisation coloniale, pourquoi ne pourrait-elle pas se comprendre aussi comme la traduction d’une conviction profonde d’un ordre théocratique inspiré des premières décennies de l’islam ? La défense d’un califat ne se résumerait donc pas à l’incarnation d’un gouvernement anticolonial, mais aussi – et surtout – illustrerait l’aspiration de ses membres à restaurer un ordre ancien peut-être fantasmé, mais perçu comme religieusement plus fidèle aux préceptes de l’Envoyé. En privant le fait politique de sa nature religieuse, François Burgat dépouille son objet d’un pan entier de sa détermination.
Une telle vision rigide nie l’agency des communautés musulmanes, c’est-à-dire cette capacité d’agir ou de réagir dont un acteur dispose, quelle que soit sa position dans un champ donné. François Burgat n’attribue qu’un intérêt périphérique aux alternatives sociales et politiques, et lorsqu’il le fait c’est pour mieux les discréditer comme autant de soumissions aux exigences occidentales. Aveuglé par un certain déterminisme historique, le sociologue dénie donc aux musulmans orientaux tout pouvoir d’influer sur leur destin historique. Par ailleurs, sa défense en règle du théologien, Tariq Ramadan, trahit trop souvent son goût pour la provocation. Finalement bien que défenseur d’une approche postcoloniale, François Burgat clôt son propos sur une lutte franco-centrée pour la définition d’un mouvement complexe et violent. Pas sûr que le programme de clarté qu’annonçait son titre ne soit finalement réalisé.
Ouvrage recensé– François Burgat, Comprendre l’islam politique, une trajectoire de recherche sur l’altérité islamique, 1973-2016, éditions la Découverte, Paris, 2016.
Du même auteur– L’Islamisme au Maghreb, Paris, Payot, 2008.. – L’Islamisme à l’heure d’al-Qaïda : réislamisation, modernisation, radicalisations, La Découverte, Paris, coll. Cahiers libres, 2005.– L’Islamisme en face, Paris, La Découverte, 2007 (4e édition).