Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de François Jost
Par le biais de la téléréalité et des talk-shows, les gens ordinaires ont envahi le petit écran. Ils y racontent leur vie, dévoilent leurs passions ou bien vivent leur quotidien en direct. Mais à quoi doit-on cette incursion inédite de la banalité à la télévision, devenue un succès planétaire ? François Jost étudie en quoi le culte du banal est un phénomène bien antérieur à l’ère audiovisuelle, qui trouve sa source dans les audaces artistiques du XXe siècle.
Au début des années 2000, la téléréalité fait irruption dans le paysage audiovisuel. Coup de maître artistique pour certains, télé-poubelle pour d’autres, ce nouveau type de programme vient bousculer toutes les normes de valeur, en mettant en scène des anonymes dénués de qualité dont on filme l’oisiveté quotidienne.
Le succès est immédiat, à tel point que Loft Story, première émission du genre, est propulsée parmi les dix meilleures œuvres cinématographiques de l’année 2001. Si ce phénomène télévisuel est inédit, encore faut-il dire que le culte du banal n’est pas nouveau et qu’il jalonne toute la création artistique durant le XXe siècle.
Mais les émissions de téléréalité peuvent-elles être considérées comme de l’art, ainsi que certains tendent à le penser ? Ne doivent-elles pas être perçues, au contraire, comme le signe d’une décadence culturelle ? Sont-elles le reflet de revendications sociales plus profondes ?
François Jost analyse comment la téléréalité est parvenue à s’imposer dans le milieu audiovisuel, au point de faire de la banalité un spectacle que des millions de personnes suivent en direct.
Dans les années 1990, les anonymes se font une place à la télévision sous l’impulsion de TF1. Depuis sa privatisation en 1987, le groupe désire élargir son public en se présentant comme la chaîne qui met à l’honneur les Français.
Ce choix stratégique repose sur un argument simple qui va faire recette : donner la parole à la France d’en bas pour retirer aux élites le monopole des médias. S’appuyant sur cette théorie populiste, la chaîne séduit les téléspectateurs avec des émissions où des gens ordinaires sont au centre de l’attention et qui, par leur concept, contestent l’efficacité des institutions d’État. Témoin n° 1, qui rouvre des affaires non élucidées, met clairement en question les compétences de la justice, tandis que Perdu de vue se fixe pour objectif de retrouver des personnes disparues pour pallier les insuffisances de la police.
Des talk-shows à la téléréalité des années 2000, l’omniprésence des anonymes ne fait que s’accentuer. Elle revêt même une revendication démocratique, celle du droit à s’exprimer et à exister pour connaître son moment de gloire. Passer à la télévision devient un acte libérateur qui permet de se soustraire aux normes sociales, institutionnelles et éducatives. Les participants de la Nouvelle Star ou de Star Academy espèrent pouvoir entamer une carrière professionnelle sans avoir à suivre les parcours de formation traditionnels. Les reality shows sont aussi un moyen de s’affirmer en tant qu’individu et d’être mis en valeur par la dévalorisation des people. Cet aspect est incarné par la disparition de l’animateur dans la téléréalité : les anonymes existent par eux-mêmes sans qu’on ait besoin d’encadrer leurs propos et leurs actions.
Pour François Jost, on peut parler de crise de la représentation médiatique dans la mesure où le téléspectateur participe lui-même à ce rejet de la médiation. En 2007, le public se positionne par exemple en maître du jeu par rapport aux avis du jury de la Nouvelle Star, en éliminant les meilleurs candidats et conservant les moins bons. Cette dimension subversive est également perceptible dans les reality shows où les célébrités sont à l’honneur. Il ne s’agit pas de consolider leur statut de stars, mais de remettre en question leur suprématie médiatique. L’apparition d’émissions de téléréalité où les people se trouvent ravalés au rang de personnes ordinaires, comme La Ferme célébrités ou Vis ma vie, est révélatrice de ce vacillement des valeurs.
La démocratisation de l’espace télévisuel pose un problème majeur puisque l’objectif est de rendre attrayants des programmes mettant en scène des personnes sans qualité particulière. Ce principe contradictoire conduit les producteurs à rechercher des individus se distinguant par leur caractère haut en couleur, leur mode de vie ou leur originalité. Cette tendance « réductionniste », comme la nomme l’auteur, correspond pleinement au concept de l’émission
C’est mon choix : diffusée sur France 3 dès novembre 2000, celle-ci s’efforce de concilier anonymat des intervenants et singularité des sujets. La téléréalité propulse par ailleurs des anonymes sur le devant de la scène médiatique en les transformant en petites vedettes, que l’on retrouve d’une saison à une autre selon les émissions. Cette pratique bat en brèche l’ambition égalitaire et démocratique qui est à l’origine de ces programmes de télévision.
Bien que le postulat de départ de la téléréalité soit de dévoiler le quotidien de personnes ordinaires, il n’en demeure pas moins que les émissions sont savamment orchestrées par les producteurs. Loin d’être abolie, la médiation entre le public et les « acteurs » est finalement toujours bel et bien présente à travers le travail de montage. Celui-ci permet de donner du relief à un quotidien qui n’en a pas, par la sélection de séquences marquantes et leur organisation en petites histoires. La liberté des intervenants s’avère d’ailleurs parfaitement illusoire puisque la production garde un contrôle permanent sur le programme grâce à un retard de plus de deux minutes entre le direct et la diffusion à la télévision.
Lors des talk-shows, on constate aussi que l’animateur gère le déroulement des échanges et sert d’interface entre les invités, à tel point qu’il monopolise largement la parole. Pour François Jost, la téléréalité est finalement « une machine à leurrer » qui fait croire aux spectateurs qu’ils assistent vraiment à la vie quotidienne de personnes quelconques.
En art et notamment dans la peinture, les sujets ayant trait à la banalité du quotidien pâtissent d’une mauvaise réputation, en raison d’une hiérarchisation stricte des genres qui a longtemps prédominé. Ainsi, les genres dits nobles, abordant des sujets érudits, historiques ou religieux, s’opposent aux genres mineurs, au dernier rang desquels se trouve la nature morte, dédaignée par l’élite artistique. Ces préjugés esthétiques perdurent bien au-delà du XIXe siècle.
En 1917, l’œuvre de Marcel Duchamp intitulée Fontaine, qui n’est autre qu’un urinoir, est refusée par les membres de l’exposition des Artistes indépendants de New York, qui se présentent pourtant comme des détracteurs de l’académisme en vigueur. Celle-ci ne répond pas, à leurs yeux, à la définition de l’art communément admise et revêt une dimension vulgaire. Un siècle plus tard, les mêmes critiques seront soulevées par l’avènement de la téléréalité, qualifiée de TV trash ou de télé-poubelle conduisant à une déchéance morale des téléspectateurs comme des anonymes qu’elle exhibe.
Pour Charles Baudelaire, c’est l’invention de la photographie qui a mené l’art à sa perte. En tant que technique de reproduction parfaite du quotidien, elle a eu une influence sur le travail des artistes et les a incités à une quête permanente de l’exactitude, visant à concurrencer la représentation photographique. Ceux-ci se sont astreints à copier au plus près le réel, en abolissant toute originalité et en retirant toute âme à leurs œuvres.
Ce réalisme artistique, qui repose sur la banalité des sujets, a une double conséquence selon Baudelaire : d’une part, les créations perdent en qualité parce que les peintres ne font plus appel à leur imagination et ne sont que des imitateurs qui ne cherchent plus à donner un sens supérieur à leurs toiles ; d’autre part, cette invasion du réalisme sape l’aptitude du public à appréhender des œuvres plus complexes. Cette irruption du banal dans la peinture est par ailleurs renforcée par un héritage théorique datant de l’Antiquité, mais qui demeure toujours prégnant : les préceptes d’Aristote sur l’art, qui érige la capacité d’imitation de l’artiste en qualité suprême.
Durant le XXe siècle, le banal et le quotidien prennent une place de plus en plus importante dans la création artistique. Bien que le développement des sciences humaines, de la photographie et du cinéma n’y soit pas étranger, il convient de noter que Marcel Duchamp en est le précurseur avec ses ready-made, des œuvres mettant en valeur des objets manufacturés. Si l’artiste souhaite ainsi remettre en question la notion de grand art et d’acte créatif, d’autres se montrent plus radicaux en utilisant des détritus pour composer leurs œuvres, tels que le groupe Merz ou même le pop art qui réhabilite des objets mis à la casse.
La littérature est aussi le berceau de cette révolution artistique. Alors que le quotidien devient l’étendard des écrivains du Nouveau Roman, Georges Perec lui assigne pour sa part une fonction anthropologique. Par le recours à la description et à l’inventaire, il consigne le monde tel qu’il se déploie sous ses yeux, afin de transcrire ce que les sociologues ne perçoivent pas derrière leurs statistiques ou ce que les journalistes, trop attachés au spectaculaire, occultent dans leurs articles.
Si les artistes du XXe siècle font aussi du banal un credo, c’est parce qu’il répond à leur refus de la profondeur psychologique. Pour le poète, Arthur Cravan, la mise à l’honneur du quotidien renvoie à la définition même de l’art : l’acte créateur est un acte de vie, qui doit rejeter toute originalité pour s’incorporer pleinement à la banalité qui caractérise notre existence. Par sa capacité à capturer la réalité de façon objective, le cinéma devient pour certains un support privilégié pour accéder à la déshumanisation de l’art, c’est-à-dire à des créations libérées de toute empreinte humaine.
À la différence d’Aragon qui voyait en cet art un moyen d’impulser de nouvelles formes d’expression originales, Andy Warhol l’exploite pour filmer le déroulement du temps et de la vie. D’une durée de six heures, son film intitulé Sleep signe la mort de toute originalité en montrant, ni plus ni moins, un homme qui dort, au grand dam des spectateurs.
L’incursion du banal dans la production artistique interroge nécessairement le statut de l’objet d’art. Pour le philosophe Walter Benjamin, l’unicité est le critère qui confère sa valeur artistique à un objet : toute reproduction n’est qu’un ersatz dénué d’authenticité qui lui ôte d’emblée son statut particulier.
Cette définition est, aux yeux de l’auteur, trop réductrice si l’on en juge par la postérité qu’ont connue les multiples répliques de l’œuvre de Marcel Duchamp, Fontaine, dont il n’existe aucun exemplaire original. Chacune des reproductions exposées dans les musées est élevée au statut d’œuvre d’art, ainsi que le révèle la condamnation de l’artiste Pierre Pinoncelli, contraint à payer une amende pour avoir dégradé volontairement l’un de ces exemplaires en 2006.
Ce qui est sûr, c’est que l’œuvre de Marcel Duchamp met à mal le critère esthétique habituellement avancé pour définir une œuvre d’art. Si l’urinoir en porcelaine acquiert une dimension artistique, c’est parce que l’artiste l’a transfiguré en lui retirant sa fonction ordinaire. Le titre, Fontaine, amène le public à porter un regard neuf sur cet objet. En ce sens, Pierre Pinoncelli désacralise l’œuvre de Duchamp en la ravalant au statut d’objet ordinaire lorsqu’il l’utilise en tant qu’urinoir dans un musée, en 1993. Le culte du banal amoindrit donc la frontière entre l’objet d’art et l’objet trivial. Cela explique les maladresses commises par les agents de nettoyage dans les musées, qui prennent certaines créations pour des objets du quotidien et les mettent au rebut.
Cette ambiguïté introduite par le culte du banal éclaire les antagonismes qui ont pu amener certains à considérer Loft Story comme un divertissement de piètre qualité, d’autres à en faire une œuvre cinématographique de premier ordre. Pour François Jost, assimiler ce type de programme à du grand art est une erreur. Toutefois, par sa capacité à transfigurer l’ordinaire en emblème, à l’instar du pop art, Loft Story pourrait s’inscrire dans le sillage des ruptures artistiques du XXe siècle.
En érigeant des propos sans profondeur en répliques cultes ou en transformant les meubles du loft en objets d’admiration par leur exposition médiatique, cette émission n’est pas sans rappeler l’esthétique picturale et cinématographique d’Andy Warhol.
Le culte du banal à la télévision n’est donc pas un phénomène nouveau. Pour François Jost, il prend racine dans les révolutions artistiques initiées au XXe siècle. Mais de la remise en question du statut de l’art et des normes de valeur, on passe avec la téléréalité à des revendications plus sociales et égocentrées, où prime le droit de l’individu à être connu.
Si elle a pu se faire l’écho de ce besoin de reconnaissance, elle s’est néanmoins fait prendre au piège des principes fondateurs qui sont les siens, à savoir la quête d’égalité et d’authenticité. Car pour assurer l’audimat et la pérennité de ses programmes, elle a dû prendre le contre-pied de ces valeurs en théâtralisant le quotidien filmé et en starisant progressivement les anonymes.
La téléréalité est un phénomène télévisuel qui pose question pour différentes raisons. Souvent accusée d’exhibitionnisme, elle présuppose aussi un penchant au voyeurisme, comme le soutiennent François Jost ou le philosophe, Ziauddin Sardar. Dans la mesure où le téléspectateur se complaît à espionner l’intimité ou les mésaventures des candidats, la diffusion de ces programmes est même, pour le professeur Richard Kilborn, très discutable. Jean Baudrillard, sociologue, n’hésite d’ailleurs pas à parler de pornographie pour les qualifier.
À l’opposé, la sociologue, Nathalie Nadaud-Albertini, concède à la téléréalité certaines qualités. Pour elle, ce type d’émission a le mérite de véhiculer des valeurs fortes, telles que le dépassement de soi, l’amitié ou le désir de réussite en fonction des programmes. Maître de conférences en sciences de l’information, Laure Tabary-Bolka lui reconnaît, pour sa part, une capacité à créer l’unité en brisant la solitude des téléspectateurs.
Le direct, ainsi que la banalité des situations, favorisent en effet le processus d’identification qui conduit le public à vivre l’aventure des candidats à leurs côtés. Cette théorie est également mise en avant par le sociologue, Alain Gauthier, qui considère que la téléréalité fait incursion dans le quotidien et l’espace privé du téléspectateur au point de rythmer son emploi du temps et d’instaurer une interaction virtuelle entre lui et les candidats.
Ouvrage recensé– François Jost, Le Culte du banal, Paris, Éditions du CNRS, 2013.
Du même auteur– L’Empire du loft, Paris, La Dispute, 2007.
Autres pistes– Arthur Danto, La Transfiguration du banal, Paris, Seuil, coll. « Essais », 2019.– Pierre Macherey, Petits riens – Ornières et dérives du quotidien, Bordeaux, Le Bord de l’eau, 2009.– Sébastien Rouquette, Vie et mort des débats télévisés, De Boeck, 2002.