Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de François Lecointre (dir.)
Cet ouvrage est le fruit de la collaboration de personnalités militaires et civiles réunies sous la direction du général François Lecointre pour réfléchir au rôle du soldat dans les conflits modernes. Les auteurs s’attaquent à des questions éthiques essentielles liées au métier des armes : qu’est-ce que sacrifier sa propre vie au combat tout en acceptant de prendre celle d’autrui ? qu’est-ce qu’un ordre légal ? Ils réfléchissent également aux effets sur le soldat de la révolution technologique, ainsi qu’aux blessures tant physiologiques que psychologiques subies par les militaires.
Avec ses épisodes génocidaires, ses massacres de masse et l’apparition de la guerre nucléaire, biologique et chimique, le XXe siècle est généralement considéré comme le plus meurtrier de l’histoire de l’humanité.
Au début des années 1990, l’effondrement de l’ordre bipolaire, consécutif à la fin de la guerre froide, suscita une vague d’espoirs de paix sans précédent à l’échelle planétaire. Mais l’euphorie fit long feu, comme viennent d’en témoigner les deux premières décennies du XXIe siècle, marquées toutes deux par le spectre horrifique de la multiplication de conflits plus meurtriers les uns que les autres, d’attaques terroristes et de guerres interminables. Dans ce nouvel environnement stratégique, les forces armées demeurent investies d’un rôle particulier : la défense des valeurs de nos démocraties occidentales pour garantir la pérennité de nos sociétés. Mais à quel prix ?
Les analyses proposées dans le présent ouvrage se focalisent sur le combattant. Elles apportent ainsi un éclairage inédit sur des questions généralement peu abordées, bien que centrales à la compréhension du sens de l’engagement des militaires au sein des forces. Des concepts tels que celui d’« homicide guerrier », de « soldat augmenté » ou bien d’« ordre illégal » interpellent le lecteur en l’extrayant de son confort moral pour le confronter à la réalité terrifiante et sidérante du champ de bataille.
Ce recueil d’articles permet également aux auteurs d’exprimer en filigrane leur reconnaissance à l’égard des centaines de milliers de combattants qui, de leur propre gré, offrent leur vie pour sauver la nôtre. L’importance du devoir de mémoire à travers les actions de commémoration y est particulièrement mise en exergue.
La majorité des auteurs participant à cet ouvrage sont des personnels militaires issus de l’armée de terre. Parmi eux, trois officiers ont servi dans la Légion étrangère. Plus que les autres armées (Marine et Air), les forces terrestres sont vouées à se retrouver physiquement face à l’ennemi sur le terrain. Vaincre l’omniprésence de la peur, galvaniser ses forces pour être en mesure de continuer à combattre, sauver ses camarades deviennent des dilemmes inéluctables.
La mission confiée au combattant revêt un caractère impératif. Les légionnaires en particulier acceptent sans réserve les ordres donnés dans la pleine confiance de leur supérieur. La cohésion devient un élément déterminant susceptible de susciter des actes courageux face à la mort.
« La lutte intérieure ne cesse jamais entre tentation du refus de mort et acceptation de la prise de risque. Ce tiraillement incessant et épuisant impose de renouveler continuellement l’effort de volonté » (p.67), écrit le général Thierry Marchand appartenant à l’infanterie de la Légion étrangère, le sacrifice de sa vie restant pour le soldat « un aléa librement consenti » (p. 59).
La résistance acharnée de la Légion étrangère lors de la bataille de Camerone le 30 avril 1863, pendant l’expédition du Mexique, incarne l’ensemble de ces éléments et sert d’ultime référence à toutes les unités de ce mythique corps de l’armée française. On retrouve cette culture magnifiée du sacrifice héroïque dans d’autres troupes d’élite.
À titre d’exemple, les Gurkhas, ces combattants népalais servant au sein de l’armée britannique, se sont illustrés, au fil des époques, par leur bravoure et leur ardeur au combat sur de nombreux théâtres d’opération. Leur devise demeure « Plutôt mourir que vivre en lâche ».
Le médecin psychiatre des armées, Yann Andruétan, s’interroge sur la violence inter-spécique dans un chapitre crucial intitulé « Quand tuer blesse. Réflexions sur la mort rouge ». À l’exception de la personnalité perverse, les êtres humains éprouvent une aversion à faire souffrir autrui (p. 347). C’est pourquoi « quand la victime prend de l’épaisseur, le trauma se déploie et écrase le sujet. Il se trouve envahi par une angoisse incoercible : j’ai commis un acte terrible, inexpiable ».
« Il existe une difficulté à qualifier l’acte de tuer à la guerre », ajoute le médecin. « Légalement, il ne s’agit ni d’un assassinat ni d’un meurtre et ces lexèmes possèdent une tonalité qui les place d’emblée dans le champ de la morale ou de la justice. Le terme homicide est plus neutre. Formé du latin homo (“homme”) et caedere (“couper”, “tuer”), il désigne simplement l’acte sans juger de sa valeur. J’y ajoute l’adjectif guerrier pour souligner le concept dans lequel il se produit : le combat. L’homicide guerrier désigne donc l’acte de tuer au combat un adversaire » (p. 331).
Les travaux de Dave Grossman, un ancien officier américain fondateur de la killology et auteur du livre On Killing: The Psychological Cost of Learning to Kill in War and Society, ont mis en lumière les effets psychologiques et physiologiques sur la psyché humaine du fait de tuer au combat et les facteurs qui, soit permettent, soit empêchent un combattant de tuer des individus.
Grossman souligne la résistance de tout être humain à affronter directement un adversaire et à le tuer, en raison de la capacité d’empathie qui le conduit naturellement à ressentir et à se représenter les émotions de son semblable. La volonté d’anéantissement de l’adversaire peut certainement être favorisée par le surgissement d’un sentiment de haine (même si les combattants au sein des forces occidentales sont exhortés à combattre sans haine) et par un mécanisme de « spéciation de l’adversaire », lorsque ce dernier « se voit dégradé de son statut de semblable » soit au plan de l’espèce, soit au plan culturel (p. 343).
Il faudrait plutôt interpréter la voie du guerrier comme l’acceptation de la possibilité d’infliger la mort et de se la voir donner. Les tentatives de conditionnement opérées chez les militaires tiennent compte de ces interactions complexes (p. 337).
Les forces armées se trouvent être le reflet inexorable de la société dont sont issus leurs combattants, tout en étant dans un positionnement paradoxalement complexe vis-à-vis de ces mêmes sociétés. Ce décalage est particulièrement visible et tangible lors du retour des soldats après un engagement sur des théâtres d’opération à l’étranger.
Le débat stratégique occidental tourne à juste titre depuis plusieurs années autour du nécessaire renforcement des liens entre l’armée et la nation. Il n’en reste pas moins que le caractère spécifique de l’engagement militaire dans nos sociétés démocratiques implique nécessairement la persistance d’un fossé par rapport au reste de la société composée de civils.
C’est l’objet des chapitres consacrés au retour à la vie ordinaire des personnels combattants (p.349) et à la difficulté pour les soldats ayant connu l’épreuve du feu de se faire entendre par ceux qui sont restés loin du front, loin des théâtres de guerre. La parole des combattants peut alors être refoulée, paralysée, étouffée, voire muselée (p.358). La guerre du Vietnam ou celle d’Algérie ont par exemple généré leur lot de misères et de tourments psychologiques ou spirituels pour les soldats qui y ont participé, avant d’être contraints de revenir à la vie civile qu’ils avaient quittée souvent malgré eux.
À titre d’illustration concernant l’incompréhension, voire l’hostilité manifestée par des civils vis-à-vis de leurs propres forces armées, on pourrait citer l’expérience vécue au Royaume-Uni par des militaires britanniques ayant servi en Irak et essuyant insultes et menaces lors d’une parade à l’occasion de leur retour au pays à Luton en 2009. A contrario, l’émotion suscitée en France par le retour des corps de soldats français tués en opération au Mali en 2019 illustre l’attachement viscéral du peuple français à son armée, en dépit des aléas divers qui fragilisent parfois ce lien.
La multiplication des avancées technologiques et scientifiques depuis la fin du XXe siècle en matière d’équipements de défense a fait surgir la tentation de doter le soldat de capacités visant à le rendre « plus fort, plus endurant et plus vigilant », selon Michel Goya, d’où l’expression de « soldat augmenté ».
Le fantassin de demain sera certainement dopé chimiquement, muni d’un exosquelette – un squelette externe motorisé fixé sur ses propres membres dans l’objectif d’en accroître les capacités – et aidé dans le combat d’infanterie par divers robots si besoin est. Le champ de bataille va indubitablement s’en trouver bouleversé car, pour Brice Erbland, on n’évoque plus seulement une augmentation sous la forme d’outils technologiques mais également une « mutation biologique » et même « l’acceptation du transhumanisme par le biais d’améliorations des capacités physiques et cognitives du soldat » (p.177).
Dans ces conditions, il est prévisible que l’augmentation des capacités du combattant se doublera d’une forme de déshumanisation des forces armées, notamment lors d’un éventuel engagement dans des conflits interétatiques de haute intensité.
L’ouvrage met ainsi en avant le risque d’un « esclavage technologique » et d’une fuite en avant technologique au détriment de l’humain : « Un soldat revêtu d’un masque ou doté d’une armure intégrale, par exemple, aura donc tendance à se laisser entraîner par la dérive facile de l’abandon des barrières morales. Il aura plus de difficultés à respecter une certaine éthique du combattant, voire à respecter sa propre morale » (p.183).
Combattre la déshumanisation des combattants, résister à la « tentation de l’hubris » (démesure) et mener par exemple une réflexion sur les implications psychologiques des drones armés sur les combattants d’un genre nouveau que sont les opérateurs de drones, constituent assurément une démarche salutaire, à l’heure où la France accepte l’utilisation par ses propres forces armées de drones armés.
De toute façon, tôt ou tard, dans ces conditions, comme nous y exhorte Brice Erbland, il s’avérera nécessaire de fixer des limites morales à l’augmentation du soldat, afin de parer à de possibles dérives.
Le lecteur appréciera particulièrement l’effort de réflexion et d’analyse soutenu que les auteurs de ce brillant ouvrage ont consenti. Loin d’être un panégyrique à la gloire des forces armées françaises, il est avant tout un outil indispensable pour décrypter le véritable sens de l’engagement militaire.
Alors que le contexte géostratégique à l’échelle globale se complexifie et que s’intensifient les menaces de tous ordres, cette étude s’inscrit dans une optique prospectiviste, qui seule peut permettre, à la lumière des leçons tirées du passé, d’entrevoir l’avenir qui se profile pour nos forces combattantes.
Les interrogations éthiques soulevées dans cet ouvrage sont particulièrement utiles car elles soulignent la nécessité de fuir autant que faire se peut la tentation de la déshumanisation, si tant est que nous souhaitions perdurer en tant que démocraties et continuer de placer l’homme au centre de nos préoccupations.
En dépit de son caractère inédit et de la fascination qu’il suscite relativement à des questionnements jugés d’ordinaire tabous, on peut toutefois regretter l’absence de participants des autres armées parmi les auteurs. En effet, la participation d’un pilote de chasse ou celle d’un commandant de sous-marin, tous deux confrontés à leurs dilemmes spécifiques, aurait certainement apporté un éclairage intéressant sur le métier de soldat à partir d’un angle de vue différent.
Par ailleurs, la présence d’articles écrits par des femmes et de réflexions sur l’état psychologique des personnels féminins engagés dans les forces armées – celles-ci pouvant être également des épouses ou des mères – aurait également été bienvenue dans un ouvrage dédié aux combattants.
On constate aussi l’absence d’articles émanant de personnalités religieuses telles que des aumôniers, des imams ou des rabbins servant au sein des forces armées. Il aurait sans doute été pertinent d’inclure l’un des articles de Haïm Korsia, membre de la rédaction de la revue Inflexion et grand-rabbin de France depuis 2014. Un tel apport aurait pu aider à la compréhension de l’épineuse notion de « guerre juste », par exemple.
Enfin, une réflexion sur le sens de la multiplication des opérations extérieures à compter des années 2000 ou sur le sort des civils dans les guerres des XXe et XXIe siècles aurait certainement été utile.
Ouvrage recensé– Le Soldat (XXe-XXIe siècle), Paris, Gallimard, 2018.
Autres pistes– Brice Erbland, Robots tueurs. Que seront les soldats de demain ?, Paris, Armand Colin, 2018.– Victor Ferreira, Démineur, Paris, Mareuil Editions, 2018.– Michel Goya, Sous le feu. La mort comme hypothèse de travail, Paris, Tallandier, 2014.– Michel Goya, « Du bon usage du soldat augmenté », Inflexions, 2016/2 (n°32).– François Lecointre, « Introduction au colloque : “L’autorité dans tous ses états” », Inflexions, 10 mai 2016.– Ana Pouvreau, Le Système Légion. Un modèle d’intégration des jeunes étrangers, Paris, L’Esprit du Livre, 2008.– Ana Pouvreau, « Le rôle des Gurkhas au sein des forces armées britanniques », Revue Défense Nationale, n°816, janvier 2019.– Benoit Royal, L’Éthique du soldat français, Paris, Economica, 2014.– André Thiéblemont, Cultures et logiques militaires, Paris, PUF, 1999.– Pierre Servent, Extension du domaine de la guerre, Paris, Perrin, coll. « Tempus », 2017.