Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Françoise Vergès
Durant les années 1960-1970, l’État français encourageait l’avortement et la contraception dans les départements d’outre-mer alors même qu’il les interdisait et les criminalisait en France métropolitaine. Comment expliquer de telles disparités ? Partant du cas emblématique de La Réunion où, en juin 1970, des milliers d’avortements et de stérilisations sans consentement pratiqués par des médecins blancs furent rendus publics, Françoise Vergès retrace la politique de gestion du ventre des femmes, stigmatisées en raison de leur couleur de peau. S’appuyant sur les notions de genre, de race, de classe dans une ère postcoloniale, elle entend faire la lumière sur l’histoire méconnue de ces femmes, largement méprisées par les pouvoirs politiques français.
Des avortements et des stérilisations forcées ont été pratiqués dans les territoires d’outre-mer à partir des années 1960, par des médecins prétextant des opérations bénignes et parvenant ainsi à toucher les remboursements de la Sécurité sociale.
Partant de ce scandale et traitant principalement du cas de La Réunion qu’elle connaît bien, Françoise Vergès analyse la dimension coloniale du pouvoir politique, en insistant sur son souhait de dénationaliser le féminisme pour pouvoir justifier ces différences de traitement.
L’ouvrage entend apporter une voix dissonante dans le récit du féminisme qui a marginalisé l’expérience des femmes d’outre-mer, racisées et largement exploitées .
L’ouvrage s’ouvre sur le scandale survenu sur l’île de La Réunion au début des années 1970. S’appuyant sur des journaux d’époque, Françoise Vergès explique que les faits furent révélés à partir de la révélation du cas d’une jeune de 17 ans victime en juin 1970 d’un avortement effectué dans la clinique de Saint-Benoît. Dès lors, des centaines, voire des milliers d’avortements forcés, souvent suivis de stérilisations, pratiqués pendant une dizaine d’années et souvent remboursés par la Sécurité sociale, furent mis en lumière. L’auteure raconte et analyse la terrible expérience des femmes avortées et/ou stérilisées de force, la médiatisation des faits et le rôle prépondérant joué par David Moreau, homme blanc représentant de la droite, personnalité importante dans la vie économique locale et propriétaire d’une clinique où se sont déroulés les faits.
Elle souligne également la complicité des autorités françaises et le rôle joué par Michel Debré, ancien Premier ministre et rédacteur de la Constitution de la Ve République, qui considérait que les femmes d’outre-mer qui « multipliaient » les enfants sans constituaient une menace pour la modernisation de la France. De même, selon l’auteure, il exista au sein de la justice française une différenciation raciale, acquittant les médecins blancs lors des procès qui se sont déroulés en 1971, pourtant principaux responsables et instigateurs de ces crimes organisés. L’escroquerie à la Sécurité sociale ne fut non plus retenue contre le docteur Moreau, alors que l’institution avait remboursé, pour l’année 1969, 2 962 hospitalisations à la clinique orthopédique du médecin pour 79 lits, dont 1 018 en gynécologie.
Alors que l’extrême gauche de l’île, notamment le Parti Communiste Réunionnais, protestait et se mobilisait à l’issue des procès, la presse d’État resta globalement silencieuse. Les femmes victimes tombèrent dans l’oubli et ne furent jamais indemnisées, leurs expériences traumatisantes et leurs souffrances ne firent l’objet d’aucune reconnaissance ni compensation. L’ouvrage décrit ainsi des fortunes d’hommes blancs bâties sur les corps mutilés des femmes réunionnaises, illustrant un monde masculin disposant du soutien de l’appareil d’État, de l’Ordre des médecins, de médias, de la hiérarchie de la police et de la justice.
Les Réunionnaises étaient exposées à une triple oppression, en tant que femmes, non blanches et du peuple. Leur traitement était le fruit d’une politique conservatrice et racialisée qui interdisait l’avortement en métropole pour l’imposer dans les départements d’outre-mer. Car ce qui préoccupait au plus haut point les responsables politiques, c’était le surpeuplement de l’île ; les avortements étaient tolérés, voire recommandés, au nom d’un contrôle démographique censé menacer le développement de la France. Telle était l’analyse des gouvernements dans les années 1960-1970, époque où le lien entre pauvreté et démographie galopante était un postulat idéologique.
Pour en comprendre les racines, Françoise Vergès remonte aux dernières années de l’histoire coloniale. Après la guerre, la France condamnait le racisme lié aux crimes nazis, adhérait à la reconfiguration du monde politique avec la construction européenne et laissait les mouvements de décolonisation prendre de l’ampleur ; la rupture discursive avec le racisme colonial du premier tiers du XXe siècle était alors très nette. Il ne s’agissait pas de remettre en question la domination économique et politique sur les territoires colonisés, mais de relégitimer cette domination avec un nouveau vocabulaire qui n’était plus directement celui de la rhétorique coloniale de la IIIe République.
Ainsi, le passage de la Guadeloupe, de la Martinique, de La Réunion et de la Guyane du statut de colonie à celui de départements français par la loi du 19 mars 1946 fut accompagné d’une idéologie et d’une politique « développementaliste » présentant les anciens colonisés comme économiquement retardés, incapables de s’autogouverner et ayant besoin d’être guidés vers la modernité par une classe de fonctionnaires reproduisant un modèle de vie à la française. Le caractère colonial du pouvoir se perpétuait à travers un idéal imposé, reproduisant la dépendance économique et politique des anciens colonisés ainsi qu’une hiérarchisation racialisée des modes de vie où tout ce qui vient de France est valorisé au détriment des pratiques et représentations locales.
Les mouvements anticoloniaux étaient systématiquement réprimés, ainsi que tous ceux qui tentaient de contester l’ordre postcolonial et son idéologie.
Françoise Vergès analyse ensuite le lien entre la politique de contrôle des naissances dans les départements d’outre-mer des années 1960-1970 et la gestion du ventre des femmes dans les colonies esclavagistes. Durant l’esclavage, le viol des femmes était quotidien puisque le peuplement, alimenté exclusivement par l’immigration, avait été principalement masculin. Parmi les esclaves, on comptait, en 1708, 68% d’hommes pour 31% de femmes ; les pourcentages étaient sensiblement identiques en 1836.
Dans une société où persistait une telle asymétrie entre les sexes et où dominait une minorité d’hommes blancs, quelle pouvait être la condition des femmes ? La norme était la soumission et la terreur, la femme esclave n’étant qu’un objet sexuel et une force de travail aux yeux des propriétaires. L’auteure met ainsi en lumière l’importance d’intégrer l’impérialisme et la racisation des corps dans l’analyse de l’oppression des femmes. De même, elle insiste sur l’invisibilité du travail des femmes non blanches (nourrices, domestiques, lavandières) qui révèle le développement d’une économie capitaliste à la fois genrée et racialisée.
La question du ventre des Africaines et Malgaches dans le processus d’expansion coloniale européenne est également abordée. L’asservissement des femmes et leur reproduction étaient au cœur de la traite des Noirs, dès le XVIIe siècle : disposer d’une force de travail servile reposait sur le vol des enfants à ces femmes, qui devinrent une main-d’œuvre faite d’esclaves déportés à travers le commerce transatlantique, pierre angulaire de l’expansion du capitalisme mondial. Les États-Unis, notamment, ont systématisé cette reproduction reposant sur des maternités d’esclaves pour peupler les plantations. Les femmes esclaves et leur ventre devenaient ainsi la principale monnaie d’échange et d’épargne.
Cette réalité plaçait le viol des femmes noires au cœur de l’organisation sociale de l’esclavage, illustrant une nouvelle fois la racialisation de l’économie capitaliste, dès son origine.
Françoise Vergès propose également une analyse riche et complexe des politiques de planning familial dans la France d’après-guerre ainsi que des tensions qui existaient entre les militantes ouvrières communistes, les féministes bourgeoises et les politiques étatiques.
Alors qu’en métropole tout était fait pour limiter le recours à la contraception et à l’avortement (la loi Neuwirth qui autorise la pilule est adoptée en 1968, la loi Veil autorisant l’avortement en 1974), les discours sur la surpopulation des départements d’outre-mer comme frein à leur modernisation et leur développement se normalisaient. Une « idéologie du rattrapage » du modèle de modernisation européen se consolidait et se propageait à travers les travailleuses sociales créolophones, supervisées par des hommes blancs, et qui étaient envoyées auprès des femmes réunionnaises pour leur apprendre à devenir une « femme moderne ».
Ceci était doublé d’une répression de tout activisme politique radical, c’est-à-dire dénonçant explicitement les effets du colonialisme et du capitalisme sur les réalités sociales et économiques des habitants des départements d’outre-mer. L’auteure explique que des années d’intense assimilation de cette idéologie reposant sur la modernisation par la limitation des naissances finirent par faire porter aux classes populaires la responsabilité de la pauvreté et du sous-développement.
Le fossé existant autrefois entre colons et colonisés, et désormais entre habitants des départements d’outre-mer racisés et métropolitains blancs continua de se creuser : d’un côté la jeunesse locale se tournait vers un ailleurs, l’idéal de la modernité se trouvant en métropole ; de l’autre, des métropolitains se virent offrir des avantages économiques et sociaux considérables pour les inciter à occuper des fonctions de choix dans les anciennes colonies. L’une des formes les plus terribles de cette postcolonialité républicaine fut l’enlèvement d’enfants réunionnais envoyés par milliers dans des départements dépeuplés de métropole, comme la Creuse, entre 1963 et 1982.
Cette intervention organisée par l’État fut légitimée par une idéologie civilisatrice qui présentait leurs familles d’origine comme sous-développées, incapables de les éduquer et de leur offrir un avenir meilleur.
Alors que les féministes des départements d’outre-mer, qui se proclamaient héritières des femmes esclaves et colonisées révoltées, firent face à un féminisme d’État assimilationniste, les mouvements féministes en métropole restèrent largement indifférents aux effets de la postcolonialité républicaine. C’est cette dimension que Françoise Vergès qualifie de « cécité du féminisme ».
Pour cela, elle met en parallèle le « Manifeste des 343 », paru dans le Nouvel Observateur le 5 avril 1971 et dans lequel des femmes déclaraient avoir été avortées, avec la publication dans le même journal, moins de trois mois plus tôt, du témoignage des trente femmes réunionnaises au procès des avortements et stérilisations forcés dont elles ont été victimes. Elle dénonce le silence total des féministes de métropole quant aux réalités des femmes racisées d’outre-mer, et les accuse de différenciation raciale.
Pourtant, revenant aux origines des mouvements féministes organisés, elle révèle les liens qui existèrent entre l’histoire coloniale française et la naissance du MLF en mai 1968, notamment la guerre d’Algérie qui avait éveillé une grande partie des consciences par son caractère anti-impérialiste. Condamnant la manière dont les femmes d’outre-mer furent considérées, l’auteure s’attaque avec un certain courage aux grandes figures du féminisme français, et souligne les contradictions de discours qu’elles ont pu tenir.
Ainsi dénonce-t-elle Gisèle Halimi ou Simone de Beauvoir dans leur défense de figures de la résistance algérienne comme Djamila Boupacha. Leur dénonciation se basait sur le viol dont la militante du Front de libération nationale avait été victime, et insistait sur le fait que cette « musulmane » était alors « vierge » ; Gisèle Halimi présentait dans son plaidoyer de défense des éléments ethnographiques sur l’idéalisation de la virginité par la société algérienne traditionnelle, appuyant son argumentaire sur des préjugés qui structuraient l’imaginaire colonial, ce que Françoise Vergès rejette durement. Cet exemple permet à l’auteure de démontrer donc avec force et persuasion les différences qui existaient entre le ventre des femmes occidentales et celui des femmes d’outre-mer.
Dans cet ouvrage, Françoise Vergès propose une nouvelle lecture du féminisme et de son histoire. La lutte des femmes des départements d’outre-mer y est contextualisée dans le cadre de l’esclavagisme, du colonialisme et du capitalisme ; un autre féminisme que celui lié aux combats de métropole est ainsi analysé.
À travers ces travaux, le lecteur découvre que les féministes de métropole n’ont jamais pris en considération le racisme et le colonialisme dont d’autres Françaises étaient victimes. Le MLF a volontairement fermé les yeux sur le fait qu’une femme française racisée avait des problèmes spécifiques, et que l’État français menait une politique différente à l’égard des femmes en fonction de leur couleur ou de leur origine géographique.
Ce livre se lit avec plaisir, d’une seule traite, tant le sujet est à la fois intéressant et novateur. Le thème, largement méconnu, est ici habilement mis en lumière par Françoise Vergès, avec une plume particulièrement agréable à découvrir. Les définitions des notions liées au colonialisme ou appartenant au lexique de la sociologie présentes dans l’introduction facilitent grandement la compréhension de nombreux chapitres, pour les non-spécialistes.
Si la dimension militante de l’auteure est souvent perceptible au point que parfois, le plaidoyer semble l’emporter sur la démonstration, cela n’enlève rien à la réalité des situations décrites. L’ouvrage invite indiscutablement à rompre avec la suprématie du féminisme européen pour l’ouvrir à d’autres territoires, et d’autres temporalités.
Ouvrage recensé– Le ventre des femmes. Capitalisme, radicalisation, féminisme, Paris, Albin Michel, 2017.
De la même auteure– Un féminisme décolonial, Paris, Éditions La fabrique, 2010.– La Mémoire enchaînée. Questions sur l'esclavage, Paris, Albin Michel, 2006.
Autres pistes– Christine Bard, Les filles de Marianne. Histoire des féminismes, 1914-1940, Paris, Fayard, 1995.– Elsa Dorlin, La matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française, Paris, La Découverte, 2008.– Ivan Jablonka, Enfants en exil. Transfert des pupilles réunionnais en métropole (1963-1982), Paris, Seuil, 2007.– Jacques Marseille, Empire colonial et capitalisme français, histoire d’un divorce, Paris, Albin Michel, 1984.– Françoise Picq, Libération des femmes, les années-Mouvement, Paris, Seuil, 1993.– Michèle Riot-Sarcey, Histoire du féminisme, Paris, La Découverte, 2002.