Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Françoise Zonabend
À son arrivée à La Hague, François Zonabend pensait travailler sur les objets traditionnels de l’anthropologie. Sur place, le nucléaire est absent des discours, mais dès qu’elle s’éloigne du territoire, elle réalise que La Hague est irrémédiablement associée aux rayonnements ionisants. C’est ainsi qu’elle commence à s’interroger sur la manière dont est vécu ce nucléaire que l’on côtoie au plus près, mais dont on ne dit rien. Cette enquête ethnologique s’attache à un double objet : le risque et le silence. Elle ouvre la voie, à la fin des années 1980, à l’étude du nucléaire comme objet anthropologique.
L’enquête se déroule à La Hague, dans la presqu’île du Cotentin et débute en 1983. L’auteure opte pour une méthodologie visant à observer les comportements, les discours, mais aussi les rêves ou plus précisément à s’interroger sur l’absence de rêve-catastrophe. Elle cherche aussi à rendre compte de ce « langage des yeux, dialogue muet, qui prend place entre les gens lorsqu’une sirène retentit inopinément ou qu’une détonation insolite éclate tout à coup » (p.18-19). Ce qu’elle veut, en premier lieu, c’est parler et faire parler, quitte à délaisser les dispositifs d’entretiens habituels pour obtenir une parole directe.
Très vite, elle réalise que sur le territoire de La Hague, le nucléaire est comme dissimulé, entre silence, occultation, déni et ruse langagière. C’est ce qu’elle s’emploie à faire ressortir. Par exemple, les incidents liés à la radioactivité relatés par les techniciens à l’auteure ne les concernent jamais directement, comme s’ils contenaient une part d’indicible : il y a une fracture dans l’expérience personnelle, le vécu est relaté de façon technicisée. Les « histoires » arrivent toujours aux autres.
La problématique de l’ouvrage est double : d’abord, centrée autour de ce que fait l’industrialisation soudaine et subie à une société éclatée, aux mœurs austères, avant d’aborder ce que l’usine fait aux hommes, riverains et travailleurs. Comment le nucléaire a bouleversé le paysage de la presqu’île ou plutôt les paysages (politiques, géographiques, sociologiques…) ? La présence de l’usine laisse apparaître une société éclatée et stratifiée, déracinée de son territoire : le grand espace de la presqu’île se réduit et les locaux n’ont plus de prise sur lui. Quelles sont les causes (historiques, géographiques et culturelles) qui ont permis l’industrialisation du territoire ? Du point de vue humain, et notamment des travailleurs, l’auteure s’interroge sur « la charge d’anxiété qu’implique ce travail » (p.161). Anxiété, angoisse voire peur sous-tendent ainsi l’ensemble de la réflexion.
Au moment où l’implantation de l’usine est décidée (ou plutôt imposée) en 1962, cela n’éveille pas de soulèvements ni de contestations particulières. C’est seulement à partir des années 1970 que les mouvements écologistes et antinucléaires se font entendre sur le territoire français où le plus fort de la lutte antinucléaire retentit entre les années 1976 et 1981.
Au début, la construction d’une usine de plutonium est annoncée aux habitants de La Hague, avant de se muer en usine de traitement des déchets nucléaires… des autres pays. L’usine se charge du retraitement des combustibles irradiés, retraitement des déchets nucléaires et de résidus stockés : alors, comment ne pas se considérer comme la poubelle de la planète ? Cette installation imposée marque une modification du paysage à travers les grands bouleversements que constituent l’implantation et l’aménagement du site.
L’usine s’est installée dans une contrée lointaine, étrangère, rattachée à une sorte de mythe lié à l’ambiguïté insulaire : du fait de l’enclave géographique, l’imaginaire collectif se fonde sur une sorte de récit fondateur selon lequel la presqu’île est irrémédiablement vouée à devenir, tôt ou tard, une véritable île. Le « pays », c'est-à-dire la lande de La Hague, se vit comme le déversoir des déchets nucléaires de tous les pays, la « poubelle » prend corps dans les imaginaires. De là, il n’y a qu’un pas pour que les habitants se pensent comme les « lépreux du Cotentin » qu’on n’évacuera jamais en cas d’incident majeur, malgré les protocoles prévus.
Le « pays » entier est désormais associé au nucléaire, alors les producteurs locaux évitent d’indiquer la provenance de La Hague sur leurs produits. De fait, l’usine a capté toute la charge associée au nom du territoire. La population a pris l’habitude de ne même plus nommer « l’usine », sinon en usant de stratégies d’évitement telles que « là-haut », « la chose » voire « ça ». À celles-ci s’ajoutent des stratégies d’éloignement qui laissent entendre que l’usine du voisin est plus dangereuse et moins propre que son usine de proximité.
L’usine s’implante comme le véritable « poumon économique » de la région. Dès son installation, elle se veut une promesse d’emploi et de modernité. Elle est respectée parce qu’elle fournit du travail là où, avant sa construction, les ouvriers devaient partir pour Caen, voire Paris. Ainsi, les critiques restent mesurées, car on ne compte pas une famille qui n’ait un de ses membres employés par la Cogema ou par l’usine de Flamanville. De ce fait, l’implication directe étouffe dans l’œuf les potentiels débats sur le nucléaire.
Le nucléaire civil ne parvient pas à faire oublier le nucléaire militaire et guerrier, il ne se défait pas de son association à la guerre et à la bombe. « Les termes nucléaire, atome, sont à jamais synonymes d’explosions violentes, de destructions terrifiantes, de séquelles effrayantes » (p.69). Plus largement, en France par exemple, on a constaté un renversement de l’opinion publique quant au nucléaire civil après la catastrophe de Tchernobyl. Mais à La Hague, les populations ont conscience que l’État dissimule certains éléments pour éviter la panique : ici, on sait que le nuage de Tchernobyl a traversé le pays puisque les alarmes de la Cogema se sont déclenchées. Mais on continue de penser qu’une telle catastrophe ne pourrait se produire (grâce aux protections et précautions prises dans un pays comme la France).
Des études montrent que plus on se trouve près d’une centrale, moins on craint le nucléaire ou qu’une catastrophe de l’ampleur de celle de Tchernobyl survienne. Mécanisme de protection ? L’auteure avance cependant l’idée d’une léthargie de la mémoire qui les empêche de faire des liens entre leur vécu et un tel événement. Tout au plus, ils se montrent conscients de ne pas y penser (phénomène de négation du risque). Alors, on préfère dire qu’on voudrait quitter le « pays » en invoquant qu’on ne supporte plus les conditions météorologiques.
On parle du temps comme d’un fardeau qui nuit au confort. Si ce n’est pas l’arbre qui cache la forêt, n’est-ce pas le nuage qui cacherait l’usine ? L’ethnologue fait ressortir de son enquête que cette cécité volontaire participe du confort moral : il ne faut pas « que l’on vous rappelle constamment que vous habitez une zone spéciale et allez travailler dans un établissement dangereux » (p.12).
Françoise Zonabend décèle une peur omniprésente et diffuse qui se manifeste par des comportements variés : de la pleine confiance aux autorités industrielles à la mise en doute systématique des informations, ou à l’indifférence totale pour certains, ou encore au fatalisme chez d’autres. Pour l’auteure, il s’agit d’une anxiété déniée, refoulée, donc souterraine.
L’usine de Tchernobyl est évoquée, mais se voit renvoyée à un ailleurs délabré : une telle catastrophe ne pourrait se produire ici, car elle est expliquée comme la conséquence de la vétusté de l’installation soviétique et du manque de formation des ouvriers non spécialisés… Ici, les risques sont présentés comme connus et maîtrisés, à tel point qu’il n’est pas nécessaire de s’appesantir sur le type d’incident qui pourrait être à l’origine d’une catastrophe.
Si le risque majeur est écarté, les incidents de contamination ou d’irradiation sont presque quotidiens. Pendant la formation, un infirmier vient expliquer (en un temps record réduit à une heure) comment éliminer la radioactivité que l’on porte sur soi. D’abord, se doucher si la contamination est superficielle, sinon procéder à l’ablution de la partie contaminée. Un médicament pour traiter les poussières inhalées permet aussi de piéger les radioéléments afin qu’ils ne se fixent pas sur les organes.
Deux catégories de travailleurs se distinguent au sein de l’usine : les kamikazes et les rentiers. Aux premiers le risque recherché, aux seconds, le risque calculé. Ils représentent deux attitudes face au danger à partir desquelles se dessinent les deux catégories que les recruteurs connaissent bien et en fonction desquelles les ouvriers sont affectés à telle ou telle tâche. Dans la plupart des cas, les kamikazes se trouvent à la mécanique et les rentiers côté chimie.
Françoise Zonabend propose une analyse des représentations de la pollution nucléaire où l’irradiation s’oppose à la contamination. La première est positivement connotée, car elle renvoie à une émission lumineuse, un rayonnement et par là même à une clarté chaleureuse tandis que la seconde est relative à la poussière (radioactive), donc à la saleté. Elle est associée à l’idée de la corruption des cellules, la pourriture du corps, et donc la mort.
On se place du côté des déchets et de la souillure. L’idée de contagion lui est aussi associée. Comme une maladie, elle engendre des perturbations à la fois physiques, morales et sociales. D’un point de vue structural, on obtient un système d’opposition propreté/saleté ; force de renaissance/puissance de mort. À l’inverse, l’irradiation évoque l’image du « “sur-homme” qui, après avoir été soumis à l’influence d’un rayonnement nucléaire déploie dans ses actions une force prodigieuse » (p.157).
Cela renvoie aux concepts développés par Mary Douglas dans son œuvre magistrale De la souillure où elle montre que le « sale » est une idée relative selon le système symbolique auquel elle appartient. Réfléchir à la saleté implique de réfléchir au rapport à l’ordre de la société concernée, car la gestion du propre et du sale renvoie à la façon dont une culture met en ordre le monde sensible. Avant elle, le linguiste Émile Benveniste (dans son Vocabulaire des institutions indo-européennes) avait montré l’importance du rapport à l’ordre et au désordre, comme principe fondamental de toute organisation sociale.
Par ailleurs, la contamination est détectée grâce à un instrument de mesure, elle déclenche les alarmes des points de contrôle, tandis que l’irradiation ne se manifeste par aucun signe visible, elle se détecte plus difficilement et demande des tests plus poussés. Cette étude des représentations de la pollution tend à montrer que le nucléaire renferme un monde de l’invisible auquel on rend une matérialité par le biais de l’imaginaire et du symbolique.
Pour parler des doses radioactives, les techniciens emploient des termes relatifs à la guerre ou le fait de « s’en prendre plein »…la tirelire, les couilles, les moustaches. Il semblerait que plus on monte en hiérarchie, plus on éprouve du dédain pour les radiations, perçues comme des « bagatelles ». Les ouvriers ont souvent l’impression de ramener quelque chose avec eux, jusque chez eux. Sans parler de leurs femmes qui, parfois, rechignent à les toucher. Mais recevoir une dose, c’est aussi avoir quelque chose à raconter et briser la monotonie au sein d’une zone à risque où certains développent une forme d’attente de l’incident…
Une première initiation passe par l’appropriation du langage en sigles comme moyen de désigner le moindre espace ou la moindre fonction. « D’emblée s’établit une connivence entre ceux qui parlent par sigles, avec en corollaire l’exclusion de ceux qui ne les comprennent pas. » (p. 112). Mais si les initiés savent ce qu’ils désignent, ils ne sont souvent plus capables d’en décliner la composition terme à terme à partir des initiales.
Les sigles les plus importants à distinguer nous renseignent sur les rôles des employés, sur leurs tâches, mais surtout sur la répartition spatiale : TNA (Travailleurs Non Affectés) ; TNDA Travailleurs Non Directement Affectés) ; TDA (Travailleurs Directement Affectés) en zone radioactive. Une séparation, une hiérarchisation s’établit, on s’en doute, entre les travailleurs affectés en milieux ionisants, dits « actifs », et ceux qui ne sont jamais amenés à pénétrer dans les zones – dits « stratifs » en raison de leur lien avec les services administratifs. L’expérience vécue diffère entre ceux qui travaillent « en zone » et ceux qui n’y entrent jamais.
L’initiation passe aussi par le rituel de l’habillage suivi du déshabillage et du passage des contrôles. Ces étapes constituent, d’une part, une forme de transmission par les anciens, nécessaire au bon fonctionnement de l’usine. D’autre part, elles marquent un passage, à l’instar de n’importe quel rituel initiatique, lors duquel a lieu une véritable transformation. De même, le fait de « manger une dose » renvoie à un processus initiatique. Cela fonctionne, in fine, comme un rite de purification.
Quant à l’encadrement institutionnel, il fait peser la responsabilité et la culpabilité potentielle sur le travailleur lui-même. C’est ce qui ressort de l’analyse du film diffusé à l’ensemble des travailleurs lors de la formation qu’ils reçoivent à leur entrée dans l’usine et à laquelle l’ethnologue a pu participer. Le film montre que si les consignes de sécurité sont suivies à la lettre, le risque est écarté. Si les tenues sont portées correctement et les contrôles effectués, alors la protection est optimale. Les incidents du quotidien (gant percé, fuite…) ne sont jamais mentionnés. Il faudra apprendre sur le tas, auprès des anciens qui font office de formateurs réels.
À travers l’ethnographie d’un établissement à haut risque, l’ouvrage interroge la façon dont riverains et travailleurs s’accommodent du nucléaire sur le territoire de La Hague. En le modelant tel un véritable objet d’étude anthropologique, Françoise Zonabend participe également à la construction de l’objet « risque ».
Entre façons de dire et façons de taire, elle retrace l’euphémisation des risques en milieu industriel. De son point de vue, le nucléaire est perçu comme une souillure invisible, impalpable, inaudible qui contient en elle un véritable vacarme.
L’auteure montre dans cette ethnographie précise et documentée qu’à La Hague, « personne ne veut croire à la réalité d’[un] risque technologique majeur » (p. 177).
Dans le contexte actuel, il serait intéressant de voir quel rapport entretiennent les Hagars avec le réveil écologique et les pratiques qui se répandent parmi lesquelles le « zéro déchet » qui doit avoir un retentissement particulier pour une population si familière du caractère invisible que peuvent revêtir les déchets. Alors quelle attitude devant les déchets domestiques et… matériels ? Mobilisation ou fatalisme ?
Ouvrage recensé— La presqu’île au nucléaire. Three Mile Island, Tchernobyl, Fukushima… Et après ?, Paris, Éditions Odile Jacob, 2014 [1989].
De la même auteure— « Paysage au nucléaire », dans A. Roger (éd.), Maîtres et protecteurs de la nature, Éditions Champ-Vallon, 1991, p. 132-142. — « De l'objet et de sa restitution en anthropologie », dans Gradhiva, 1994, no 16.— « Le nucléaire au quotidien », dans Autrement, série « Mémoires », 1995, no 39.
Autres pistes— Denis Duclos, « La construction sociale des risques majeurs » in La société vulnérable, J.-L. Fabiani et J. Theys (eds), Paris, Presses de l’Ecole normale supérieure, 1988.— Patrick Lagadec, La civilisation du risque. Catastrophes technologiques et responsabilité sociale, Paris, Le Seuil, 1981.