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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Frédéric Gros
Dans cet essai philosophique, Frédéric Gros invite le lecteur à longer, à ses côtés, quelques chemins jadis empruntés par des écrivains et philosophes célèbres pour lesquels la marche a représenté un moteur fondamental de création et de déploiement de la pensée. De Diogène à Jack Kerouac, en passant par Jean-Jacques Rousseau ou encore Friedrich Nietzsche, l’on découvre, avec Frédéric Gros, que la marche, dans tout ce qu’elle nécessite d’efforts et de dépassement de soi, peut être pour tout un chacun un formidable moyen de libération de l’être, voire pour certains une planche de salut.
Promenade, randonnée, excursion, pèlerinage, fugue, déambulation ou encore flânerie, autant de modalités de la marche que cet essai explore et commente pour en éclairer les enjeux philosophiques et existentiels. Il convient néanmoins d’établir en préambule une distinction radicale entre deux activités que tout oppose : la marche et le sport.
Pratiquer un sport implique une maîtrise technique, des règles, des compétitions, de la discipline, des performances et souvent, comme pour la guerre, un vainqueur et un vaincu ; le monde du sport côtoie aussi celui de l’argent, de la consommation, des marques, des images, des grandes cérémonies médiatiques.
À l’inverse, la marche se présente comme une activité simple, sans règles, sans score à atteindre ; elle ne nécessite pas d’équipement particulièrement coûteux ou extraordinaire ; elle peut être pratiquée par la grande majorité d’entre nous : « Pour marcher, expose le philosophe, il faut d’abord deux jambes. Le reste est vain […]. Il n’y a qu’une performance qui compte : l’intensité du ciel, l’éclat des paysages. Marcher n’est pas un sport » (p.9). Cela étant posé, il devient possible d’envisager les multiples vertus de la marche.
Consacrer du temps à la marche, c’est d’abord ouvrir un espace de liberté personnelle : décider de sortir « prendre l’air » suspend le temps du travail et les soucis. Ce sentiment de déprise, voire de bonheur, est encore plus fort lors de longues randonnées, malgré la fatigue, l’inconfort des gîtes et les aléas météorologiques : en nous libérant des « illusions de l’indispensable » (p.11), la marche fait apparaître, en miroir, nos aliénations quotidiennes aux facilités de la vie moderne : facilité de communiquer, d’acheter, de circuler, autant d’entraves qui nous limitent et nous étouffent.
Si, aux yeux du citadin, du sédentaire invétéré, la marche peut représenter une privation de confort, voire une absurdité, elle est, pour le marcheur, une libération, la preuve ou la découverte que le monde « ne s’effondre pas de n’être pas connecté », que « la liberté c’est […] une bouchée de pain, une gorgée d’eau fraîche, un paysage ouvert » (p.13).
Cependant, il n’y a pas une bonne et unique façon de pratiquer la marche : celle-ci n’est pas forcément synonyme d’efforts et de sueur, elle peut prendre la forme d’une promenade improvisée ou de parcours quotidiens et rituels, comme pour Marcel Proust, dont la cartographie littéraire et intime comprenait deux promenades essentielles, chacune ayant sa tonalité, ses saisons, sa durée, chacune porteuse d’un imaginaire : la première du côté de chez Swann (ou de Méséglise), la seconde du côté de Guermantes. Pour Gérard de Nerval, la flânerie était, mélancolique et nostalgique, une porte d’accès vers les rêves et l’enfance.
Quant à Emmanuel Kant, qui ne quitta jamais sa ville natale, Königsberg, il faisait chaque jour, à la même heure, la même promenade, certes monotone et peut-être ennuyeuse, mais indispensable à son hygiène de vie et à sa philosophie.
Plus généralement, selon l’esthétique kantienne, la promenade a pour vertu de délier les corps et les facultés de l’âme. Le regard du promeneur est libre de se poser où il veut, son esprit divague, il compose et recompose à son gré le spectacle du monde qui l’entoure. Le secret de la promenade est ici la légèreté, cette « disponibilité d’esprit, si rare dans nos existences affairées, polarisées, captives de nos propres entêtements » (p. 225).
La marche, donc, extrait le citadin de sa routine, elle inverse même la logique de ses déplacements : marcher, ce n’est pas transiter d’un espace neutre à un autre (du domicile au métro, du métro au bureau, du bureau au supermarché) ni quitter un intérieur pour en retrouver un autre, mais bien passer d’un dedans à un dehors ; marcher, c’est être à l’air libre.
Cette expérience du « dehors » est d’autant plus intense que les marches sont longues : le repos dans les gîtes ne représente alors qu’un interlude, une pause ; l’essentiel se passe à l’extérieur, en chemin. Le marcheur n’est plus un élément extérieur au paysage, il entre en consonance avec lui, s’en imprègne : « Le corps devient pétri de la terre qu’il foule […] il est le paysage » (p.119). Cet aspect de la marche peut rappeler l’extase mystique de la fusion, l’illumination du rapport de l’être à la nature, mais il peut, plus simplement, être interprété comme un sentiment de participation au monde, de lien renoué avec le réel, avec le végétal, l’animal et le minéral, mais aussi avec notre corps, dont on éprouve alors les limites et les capacités. Marcher, explique Frédéric Gros, « remplit l’esprit d’une autre consistance. Pas celle des idées ou des doctrines, pas au sens d’une tête bourrée de […] théories : mais pleine de la présence du monde » (p. 135).
Le penseur Henry David Thoreau avait poussé à l’extrême cette expérience de présence à soi et au monde en s’isolant dans une cabane forestière, expérience qu’il a racontée dans Walden ou la Vie dans les bois : la marche est ce qui permet à l’être, à chaque nouvelle aube, de retrouver confiance et énergie, de s’inscrire dans un espace et une temporalité plus vastes que ceux de la simple histoire humaine, de trouver sa place dans l’éternel recommencement des cycles naturels, de transcender sa condition. « Par ses grandes secousses, écrit Frédéric Gros, la Nature nous réveille du cauchemar de l’homme » (p. 118).
Quelques éléments sont nécessaires pour qu’agissent les pouvoirs de la marche. En premier lieu, la lenteur : la marche n’est pas une course, elle est essentiellement un mouvement à contre-courant de la temporalité effrénée de nos vies quotidiennes, du travail, des médias. Elle nous éloigne des actualités, de l’information continue.
Bien plus, par le rythme et la régularité des pas qu’elle suppose, elle nous met en présence de ce qui, selon le philosophe, « absolument dure », « résiste », l’éternité « des pierres, du mouvement des plaines, des lignes d’horizon » (p. 114).
Le silence est présenté comme le deuxième élément indispensable à la marche. Dans son Journal, Thoreau avait noté : « L’homme que je rencontre m’apprend souvent moins que le silence qu’il brise » (p. 85). En nous éloignant des espaces bruyants de la ville, la marche nous met en contact avec les bruits subtils de la nature, elle fait taire les rumeurs, les plaintes, le flot des paroles et des nouvelles éphémères, mais aussi l’« interminable bavardage intérieur par lequel sans cesse on commente les autres, on s’évalue soi-même […], on interprète » (p. 114-115).
Enfin, si Frédéric Gros ne rejette pas la marche en groupe réduit, il souligne que la solitude est, pour bon nombre d’illustres marcheurs, tels Rousseau ou Nietzsche, une condition de la marche. En groupe, on est dépendant, on doit caler son pas sur celui des autres. La notion de « solitude » devient ici toute relative, car quand on est en pleine nature, on est en réalité loin d’être seul : « C’est une sollicitation permanente.
Tout vous parle, vous salue, appelle votre attention » (p.80). Il y a le bruit du vent, les arbres, les ruisseaux, les insectes, tous les éléments du paysage accompagnent le marcheur. La marche permet en outre le dialogue du corps et de l’âme : « Dès que je marche, écrit le philosophe, je m’accompagne, je suis deux » (p.83).
La marche peut être vue, plus généralement, comme un mouvement de détachement, de mise à l’écart volontaire et de critique implicite des conventions de la vie en société. Elle véhicule ainsi une forte charge subversive, exploitée par nombre de philosophes et d’artistes.
En premier lieu les Cyniques et le plus connu d’entre eux, Diogène, qui passait sa vie sur les chemins, vêtu de hardes, exposé à la rudesse des éléments, mangeant de la viande et des poissons crus. Dans les villes, il haranguait les foules et tournait en dérision la recherche de la richesse et du pouvoir, la vanité des possessions.
Citons également la figure du « flâneur des villes », rendue célèbre, au XIXe siècle, par Walter Benjamin et la poésie baudelairienne, à une époque de forte industrialisation et d’accroissement urbain : le flâneur, anonyme et poète, échappe à la foule, résiste à l’affairisme, à la vitesse, ne consomme rien, ne produit rien, il a pour seul but de marcher au hasard… Évoquons aussi Arthur Rimbaud, pour qui la fugue et le voyage représentaient une façon de crier sa rage, de se libérer des corsets de la vie familiale.
Quant à l’Américain Henry David Thoreau, personnalité centrale de cet essai, il « invente » en pleine révolution industrielle la marche comme plaisir, mais aussi comme antidote à la société de consommation et, plus généralement, aux hypocrisies de la comédie humaine. Inspiré par ses rencontres avec des Indiens, il écrit de nombreux textes précurseurs sur la marche, mais aussi sur l’économie, l’écologie et la désobéissance civile.
Un siècle plus tard, la Beat Generation prônera une liberté encore plus agressive, par la littérature et un mode de vie hippie et vagabond. John Kerouac, Gary Snyder ou encore Allen Ginsberg invitent à la rébellion, à la rupture, à l’échappée vers le wild, le sauvage. « Il faut imaginer le monde, écrit Kerouac, comme un rendez-vous des errants qui s’avancent sac au dos, des clochards célestes qui refusent d’admettre qu’il faut consommer toute la production et par conséquent travailler pour avoir le privilège de consommer, et d’acheter toute cette ferraille » (Les Clochards célestes, 1958).
La figure historique de Gandhi permet de faire le lien entre les deux dernières dimensions importantes de la marche éclairées par Frédéric Gros : la politique et la spiritualité. Tout au long de sa vie, Gandhi intègre le jeûne et la marche à son mode d’action politique fondé sur la non-violence, à savoir le satyagraha (littéralement : « attachement ferme à la vérité »), comme lors de la « marche du sel » de 1939 contre la taxation injuste du sel par l’occupant britannique.
Le militantisme de Gandhi est aussi une ascèse qui reprend les enseignements de la philosophie hindoue : la liberté absolue implique le renoncement et seul le pèlerin mène une vie libre et accomplie. Le pèlerinage, forme ultime de la marche, n’est pas un chemin vers une destination, il est une fin en soi, l’expérience de la coïncidence entre soi et le monde.
Au Moyen Âge, il était d’ailleurs fréquent de croiser des pèlerins sur les chemins d’Europe. Les moines gyrovagues, par exemple, engagés dans une itinérance perpétuelle, allaient de monastère en monastère ; ils incarnaient l’idée chrétienne selon laquelle nous ne sommes que des marcheurs de passage ici-bas. Notre plus pieuse action serait alors de marcher, sans cesse, pour aller dire la Nouvelle. D’autres entreprenaient des pèlerinages, le plus souvent vers Jérusalem, Rome ou Compostelle, avec la bénédiction d’un évêque et sous sa protection, pour accroître leur foi, remercier Dieu d’une grâce reçue ou expier une faute grave.
Pour Frédéric Gros, on trouve au cœur de tout pèlerinage un mythe de la régénération, de la renaissance par la marche : la transformation intérieure est l’idéal mystique poursuivi par le pèlerin, ce qui explique que les lieux sacrés sont souvent placés près de lieux naturels symboles de purification : des sources, des sommets, des rivières.
Une chose est sûre : si la marche peut être monotone, elle n’est jamais synonyme d’ennui, d’immobilité, de lassitude, d’absence de projet. Le fil directeur de toutes les expériences de la marche relatées dans cet essai est l’idée qu’elle a de tout temps joué un rôle essentiel pour beaucoup de grands penseurs : la marche nourrit l’inspiration, la création, l’éveil, la pensée. « Mes pensées dorment si je les assis. Mon esprit ne va, si les jambes ne l’agissent », écrit ainsi Montaigne dans le tome III de ses Essais.
Quant à Rousseau, il affirme dans Mon portrait : « Je ne fais jamais rien qu’à la promenade, la campagne est mon cabinet. » Terminons par ce principe éloquent énoncé par Nietzsche dans Ecce Homo : « Demeurer le moins possible assis : ne prêter foi à aucune pensée qui n’ait été composée au grand air, dans le libre mouvement du corps – aucune idée où les muscles n’aient aussi été de la fête. »
Cet ouvrage, facile d’accès, intéressera autant les amateurs de philosophie que les néophytes. Sa lecture est un véritable bol d’air pour l’individu moderne en manque d’espace et d’inspiration, en quête de sens.
De nombreuses pistes sont ici offertes, ouvertes, pour repenser nos aliénations quotidiennes et, plus simplement, nos existences : la marche est présentée comme une alternative, une possibilité d’être et d’agir à contre-courant du mode de vie consumériste qui envahit nos vies et réduit toujours plus nos espaces de liberté.
Car la marche n’est pas une « activité de loisir », elle n’est pas non plus un « divertissement », une énième « méthode », une nouvelle « mode », encore moins une nouvelle religion : elle échappe aux catégorisations de la société du spectacle, déjà dénoncée en 1967 par Guy Debord, ou plus récemment par Byung-Chul Han dans Amusez-vous bien ! Elle est une philosophie, une façon d’être au monde, une ascèse peut-être, mais sans nécessité de sacrifice. Elle est accessible à tous.
Ouvrage recensé– Marcher, une philosophie, Paris, Flammarion, 2011.
Du même auteur– Michel Foucault, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1996.– États de violence : essai sur la fin de la guerre, Paris, Gallimard, 2006.– Marcher, une philosophie, Paris, Carnets Nord, 2008.– Le Principe sécurité, Paris, Gallimard, 2012.– Désobéir, Paris, Albin Michel, 2017.
Autres pistes– Jean-Louis Hue, L’Apprentissage de la marche, Paris, Grasset, 2010.– Michel Jourdan et Jacques Vigne, Marcher, méditer, Paris, Albin Michel, 1998.– Pierre Sansot, Du bon usage de la lenteur, Paris, Rivages, Poche, 2000.– Sylvain Tesson, Petit traité sur l’immensité du monde, Paris, Pocket, 2008.– Henry David Thoreau, De la marche, Paris, Mille et une nuits, 2003.