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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Signaux d’alerte

de Frédéric Keck

récension rédigée parArmand GraboisDEA d’Histoire (Paris-Diderot). Professeur d’histoire-géographie

Synopsis

Société

Reprenant, dans une perspective foucaldienne, les travaux des célèbres ornithologues israéliens, Amotz et Avishag Zahavi, Frédéric Keck affirme que la sélection naturelle ne se comprend qu’au prisme des signaux d’alerte que transmettent certains membres d’une espèce, au mépris de leur vie. Tel serait, dans l’espèce humaine, le rôle des artistes. S’agissant des nombreuses pandémies subies par l’humanité depuis quelques décennies, nous devons donc non seulement lutter contre elles, mais encore comprendre le message qu’elles nous adressent quant aux relations que l’humanité entretient avec le règne animal.

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1. Introduction

Frédéric Keck n’aborde par la crise sanitaire sous un angle médical, ni même du point de vue anthropologique. Approfondissant les vues d’un Jared Diamond sur l’effondrement des sociétés humaines, il remarque (en se fondant sur les recherches d’ornithologues) que l’ensemble du vivant, de la plus infime cellule aux sociétés humaines les plus avancées et les plus complexes, fonctionne de la même façon. Face au risque, représenté par exemple par un virus ou une maladie contagieuse, tout ensemble vivant dispose de sentinelles chargées de détecter la menace et de les retransmettre à ses congénères, sous forme de signaux d’alerte, afin qu’ils adaptent leur comportement.

Qu’il s’agisse de la grippe espagnole ou des récentes pandémies, il semblerait que les virus ne soient rien d’autre que des signaux manifestant le dérèglement de notre rapport à la nature. Il faut donc essayer de les comprendre, de les décrypter. En effet : « la contagion virale révèle une justice sociale en train d’émerger que les catégories disponibles échouent à saisir » (p.18). La chose est d’importance car, si nous ne le faisons pas, grand est le risque que l’organisme social, comme le corps des individus, ne surréagisse.

2. Théorie unifiée du vivant

La réflexion de Frédéric Keck commence avec le dernier Lévi-Strauss, celui de Nous sommes tous des cannibales. Dans cet ouvrage, le grand anthropologue structuraliste réagissait à la crise de la vache folle (1996). Il s’agissait d’une épidémie entraînant la dégénérescence du système nerveux, le cerveau du malade finissant par ressembler à une éponge. Cette maladie, on l’attrapait en mangeant des vaches qui elles-mêmes avaient été nourries avec de la viande. Le rapport de l’homme à l’animal était engagé dans cette crise.

En bon anthropologue, Lévi-Strauss étudia donc à nouveaux frais le rapport des populations dites « primitives » aux animaux et à leur consommation. Il s’avéra que, pour les Amérindiens, la consommation de viande s’assimilait au cannibalisme. Par ailleurs, constatait Lévi-Strauss, « l’inceste et le cannibalisme sont les deux prohibitions fondamentales […] qui conditionnent toutes les règles symboliques de gastronomie et de parenté » (p.37). Une solution à la crise de la vache folle serait donc peut-être, pensa-t-il, d’établir de nouvelles règles, de nouveaux tabous, permettant à l’homme à la fois de se nourrir correctement et de respecter les animaux.

S’inspirant d’Auguste Comte, il suggéra alors que les animaux soient divisés en deux groupes, les uns constituant le « laboratoire nutritif » de l’humanité (à l’aide du génie génétique), les autres étant des « serviteurs de l’humanité » (p.43), à mi-chemin du monde des machines et de celui des humains. Des plantes spécialement conçues pour cela fourniraient les protéines nécessaires, tandis qu’on sacrifierait, exceptionnellement, certains animaux pour pouvoir les manger avec « révérence pieuse » et « anxiété » (p.44).

3. Ornithologie

Le darwinisme ne peut tout expliquer. Certains animaux, par exemple, dansent, au mépris du danger, pour alerter leurs congénères de l’approche d’un danger. Ils ne sont pas guidés par l’instinct de survie. Étudiant ces phénomènes, un couple d’ornithologues israéliens, les Zahavi, en arriva à cette conclusion que les systèmes vivants fonctionnent tous de la même manière.

Qu’il s’agisse des groupes d’animaux, des systèmes militaires ou des individus, tout organisme contient en son sein des « sentinelles », chargées de détecter les dangers. Ainsi, les cellules dendritiques « captent l’information antigénique des pathogènes » (p.75), et transmettent l’information. Elles sont cruciales car, si elles sont leurrées, le virus passe et la réaction de l’organisme peut alors être si disproportionnée qu’elle conduise à la mort. C’est le fameux « orage de cytokines » (Id.) qui provoque le Syndrome respiratoire aigu sévère, ou SRAS.

Ainsi, les crises sanitaires à répétition seraient des signaux nous alertant sur l’état désastreux de la planète, et notamment sur la façon dont nous traitons les animaux, nous qui détruisons leur habitat naturel (comme dans le cas des chauves-souris en Chine), les entassons dans ce qu’on ne peut appeler autrement que des usines à viande, les forçant à une promiscuité propice au développement de virus. Encore faut-il percevoir le message.

Pour cela, Frédéric Keck nous invite, à la suite des réflexions de Lévi-Strauss sur la vache folle, à nous mettre à la place des animaux d’où nous proviennent ces signaux. Alors seulement, nous aurons l’espoir de nous en sortir.

4. Réactions du corps social

À chaque épidémie de SRAS, on assiste à une réaction de l’organisme social. On construit des hôpitaux, des centres de recherche (comme Pékin à la suite du SRAS 2003), on enferme la population chez elle, on abat le bétail. Mais jamais la réponse ne se situe au niveau où devrait nous amener une véritable empathie avec les animaux, bien au contraire. Par exemple, « pour une personne humaine décédée du H5N1, un million de volailles sont mortes » (p.114). C’est bien le Treblinka éternel dénoncé par certains écologistes.

En 2005, mesurant l’importance de la menace, les autorités mondiales édictèrent un « Règlement sanitaire international décrivant les mesures à prendre en fonction du niveau de risque de pandémie » (p.115). Puisqu’il s’agit de sauvegarder la population humaine, on n’hésitera pas à sacrifier le cheptel animal. Jamais il ne s’agit de revenir sur les véritables causes des pandémies, qui gisent dans l’architecture de la mondialisation, dans le caractère industriel de l’élevage et dans la destruction des habitats naturels.

Ainsi, crises et scandales s’enchaînent. En 2009, on décime le bétail des petits exploitants égyptiens. En 2011, c’est au tour d’une bactérie au nom quelque peu étrange : ECEH O104 :H4, causée par l’utilisation massive des antibiotiques dans l’élevage. En 2012, c’est le MERS CoV, qui atteint l’Arabie saoudite à partir des dromadaires.

En 2013, c’est le H7N9, à Shanghai. En 2014, c’est le H5N8, qui atteint les canards français. À chaque fois, on abat le bétail par centaines de milliers de têtes. C’est devenu la routine. On avait les camps de concentration pour animaux. On a maintenant les camps d’extermination. Mais on n’y prête guère attention. L’attention du public est mobilisée par d’autres crises : éclatement des bulles spéculatives, réchauffement climatique, terrorisme…

5. SRAS CoV-2

Partie de Chine, le traitement de la pandémie de 2019 par les autorités est tributaire de toute cette histoire. Le gouvernement chinois, soucieux que ne se répète pas le cafouillage du premier SRAS (mesures tardives, tentatives d’étouffer, l’affaire…), prend des mesures drastiques, à l’exemple du Vietnam.

« Alors qu’on confinait jusque là des animaux pour protéger des humains d’une possible pandémie, on a confiné les humains pour les protéger d’une pandémie réelle » (p.146). S’ensuivent l’arrêt total de l’économie, le bouclage de la province de Hubei et des mesures de pure propagande : pour éviter toute référence au désastreux SRAS de 2003, les autorités décrètent que la maladie s’appellera Covid-19. Pour couper court aux accusations de manipulation génétique dans le laboratoire de P4 de Wuhan, on inventa de toutes pièces l’histoire des pangolins.

Ainsi s’explique, pour Frédéric Keck, l’emballement mondial. La Chine a surréagi, le mimétisme a fait le reste. Car il y a concurrence mondiale entre les systèmes de santé. Aucun gouvernement ne veut passer pour le moins efficace. Ainsi, comme le classement de Shanghai a redéfini, sur la base de la concurrence, l’évaluation des systèmes universitaires, le SRAS 2019 est en passe de redéfinir le mode de comparaison des systèmes de santé. Et, à cette aune, l’Occident a bien peur de faire pâle figure.

Pendant ce temps, nul ne songe à prendre l’épidémie pour ce qu’elle est : un signal nous alertant sur les graves déséquilibres que nous faisons subir à la nature.

6. L’artiste comme sentinelle de l’humanité

Comme le couple Zahavi, Frédéric Keck considère la faculté esthétique de l’homme essentiellement comme une fonction d’alerte. Il faut donc, pour se préparer aux pandémies du futur, écouter la voix des artistes. L’auteur s’intéresse donc à ces œuvres qui se répandent dans l’espace public comme les virus dans les organismes.

Ainsi du fameux Space Invader, artiste français spécialisé dans la dissémination, aux quatre coins de Paris et du monde, de figures représentant, mais sous la forme grossièrement pixellisée du graphisme informatique des années 1980, des œuvres d’art du passé. Ainsi du « roi de Kowloon », artiste hongkongais dont la spécialité est de barbouiller les murs de sa ville d’inscriptions mégalomaniaques et ironiques demandant à la reine d’Angleterre (et aujourd’hui aux autorités de Pékin) qu’elle lui restitue la cité. Ceci au nom d’une généalogie délirante et parfaitement inventée. Mais c’est surtout dans le cinéma et la littérature que Frédéric Keck va chercher ses références. D’Outbreak, mise en scène d’une pandémie effroyable, à Sully, film où Clint Eastwood narre l’histoire tragique d’une catastrophe aérienne ou au Nom des gens, drolatique histoire d’amour entre un « jospiniste » et une jeune maghrébine voulant utiliser ses charmes comme un virus pour transformer les droitards en gauchistes, il nous brosse le tableau, en effet, d’un art cinématographique fonctionnant comme les cellules dendritiques de l’organisme : il avertit, lance l’alerte, il est notre sentinelle.

En ce qui concerne les romans, l’auteur retient des œuvres plus proches des problèmes soulevés : Deux kilos deux, de Gil Bartholeyns, qui narre l’enfer d’une exploitation bovine, Cadavre exquis, de l’Argentine Augustina Batzerrica, farce terrifiante où le spectacle d’une humanité devenue anthropophage contraint le lecteur à se demander ce que signifie manger la chair d’autres animaux. Et, évidemment, la Peste de Camus.

7. Conclusion

En somme, Frédéric Keck nous enjoint à écouter les artistes, considérés comme autant de lanceurs d’alerte, pour nous mettre à la place des victimes, notamment ces animaux que l’on traite comme un pur matériel. Il faut sortir de la vision du virus comme d’un ennemi. Il n’est pas un adversaire à combattre, mais un signe à comprendre, comme jadis l’affaire Dreyfus permit de mettre au jour la maladie antisémite.

Aujourd’hui, avec les SRAS et autres maladies émergentes susceptibles de finir en pandémie dévastatrice, il ne faudrait pas commettre la même erreur et s’en tenir à une politique répressive, envers les porteurs du virus, ceci d’autant plus, d’ailleurs, que c’est désormais l’ensemble de la population mondiale qui se retrouve dans ce cas.

Il faut, au contraire, désigner les victimes. Les victimes sont les boucs émissaires. Les victimes sont ces hommes que l’ont confine dans quelques misérables mètres carrés, et qui ne peuvent compter pour vivre sur les subsides de l’État. Ce sont surtout les animaux, dont on détruit l’habitat, que l’on parque dans un « éternel Treblinka », pour reprendre l’expression de Charles Patterson, qui développent naturellement des maladies, et qu’ensuite on abat par millions, sans sourciller.

C’est, en somme, à une mise à jour de notre sensibilité, au nom de la justice, que nous invite Frédéric Keck. En ceci, il prolonge le questionnement de Gunther Anders. Le philosophe allemand disait déjà, à l’époque de la grande frayeur atomique, que la seule tâche éthique à la mesure de l’homme moderne, c’est de porter sa sensibilité à la mesure des catastrophes titanesques que le développement technique promet à l’humanité. À cela, seuls les artistes peuvent aider. L’art n’a jamais été aussi nécessaire. Et il ne faut pas perdre espoir. Comme le prouve l’affaire Dreyfus, c’est en suivant cette voie, à la fois éthique et esthétique, que l’on écartera le danger.

8. Zone critique

La première critique que l’on peut adresser à l’ouvrage de Frédéric Kerck, c’est son caractère décousu. On trouve là un peu de tout : de la critique littéraire, de la critique d’art, de l’anthropologie, de l’ornithologie, de la politique, de la médecine, de la prévision, de l’histoire, de l’enquête sociologique et de la politique chinoise.

On peine, souvent, à saisir les liens qui unissent les membres de ce corps. La cohérence, qui existe, n’est pas manifeste. Il faut aller la chercher, il faut lire entre les lignes et ne pas tenir compte de certains développements qui, vraiment, n’on rien à voir avec le sujet traité, comme, par exemple, l’analyse du film (il est vrai excellent) Le Nom des gens. Les liens qui unissent la crise sanitaire du SRAS 2019 aux problèmes idéologiques de la France des années Jospin sont en effet assez ténus.

L’autre problème que l’ouvrage soulève chez le lecteur, c’est celui du jargon. Il est omniprésent. Formé à l’école structuraliste de Foucault et Lévi-Strauss, Frédéric Keck est en effet habitué aux formulations alambiquées. On trouve encore « la conception feuilletée de la structure des choses », expression plus visuelle que claire et distincte. C’est d’autant plus dommage que le fond du propos est du plus grand intérêt.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Frédéric Keck, Signaux d’alerte. Contagion virale, justice sociale, crises environnementales, Paris, Desclée de Brouwer, 2020.

Du même auteur– Un monde grippé, Paris, Flammarion, 2010.– Les Sentinelles des pandémies. Chasseurs de virus et observateurs d’oiseaux aux frontières de la Chine, Bruxelles, Zones sensibles, 2020.

Autres pistes– Jared Diamond, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Paris, Gallimard, coll. « NRF essais », 2006.– Noah Yuval Harari, Sapiens. Une brève histoire de l’humanité, Albin Michel, 2015.– Charles Patterson, Un éternel Treblinka, Paris, Calmann-Lévy, 2008.– Claude Lévi-Strauss, Nous sommes tous des cannibales, Paris, Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », 2013.– Franck Ryan, Virus et hommes, un destin commun ?, Paris, Le Pommier, coll. « essais et documents », 2011.

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