Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Frédéric Lordon
Dans cet ouvrage, Frédéric Lordon croise la pensée marxiste avec l’anthropologie des passions de Spinoza. Cette rencontre éclaire l’évolution du rapport salarial, où les affects tristes tendent à se dissimuler derrière l’enrôlement par les affects joyeux. Cette description des nouveaux modes de servitude propres au capitalisme permet à l’auteur d’envisager des pistes pour son dépassement.
Cet ouvrage a été écrit au lendemain de la crise financière de 2008. Il est indissociable d’un contexte où, depuis les années 1980 et la chute du communisme, le capitalisme s’est diffusé à l’ensemble de la société.
En l’espace d’une quarantaine d’années, l’idéologie néolibérale est ainsi parvenue à imprégner « les corps et les esprits ». Dans cette perspective, l’entreprise de Frédéric Lordon s’avère particulièrement ardue : l’analyse des schémas de domination et de servitude propres au capitalisme passe par un travail de déconstruction de nos imaginaires et de nos présupposés.
C’est pourquoi l’auteur s’attaque de plein fouet à l’ouvrage De la servitude volontaire écrit en 1576 par Étienne de La Boétie. S’il n’en critique pas le fond, Lordon, pour se faire comprendre, cherche à pointer les ambiguïtés que génère son titre : la situation de dominé ne serait finalement que le résultat de notre libre arbitre. La croyance dans la liberté de choix de l’individu est bien ce qui caractérise la culture néolibérale et, implicitement, nos croyances collectives : « L’individu-sujet se croit cet être libre d’arbitre et autonome de volonté dont les actes sont l’effet de son vouloir souverain » (p. 31).
Pourtant, selon l’auteur, nous ne sommes pas maîtres de nos désirs. C’est une réalité presque génétique. La notion de « consentement » traduit à elle seule les confusions actuelles : « Le consentant n’est pas plus libre que quiconque, et pas moins “plié” que l’asservi : il est juste plié différemment et vit joyeusement sa détermination » (p. 120).
Afin de se débarrasser des présupposés « individualistes-subjectivistes » de la pensée dominante, qui nous empêchent de comprendre les modes d’aliénation contemporains, Lordon a recours à deux auteurs résolument déterministes. Pour la pensée « individualiste-subjectiviste », les actes individuels façonnent la réalité sociale, ce qui marginalise donc le poids des superstructures sur nos comportements collectifs. En croisant le structuralisme de Marx et l’anthropologie passionnelle de Spinoza, il souhaite réexaminer à bon compte les conditions de dépassement du capitalisme.
L’ouvrage de Lordon est à la fois un hommage à la pensée de Marx et une invitation à la remettre en cause.
Pour l’auteur, le penseur allemand a presque tout dit du capitalisme, que ce soit à travers son analyse de la valeur-travail ou celle des rapports qui opposent prolétariat et bourgeoisie. Pourtant, « le paysage de la domination est moins simple que ne le suggère l’antagonisme bipolaire dont Marx a fait l’analyse » (p. 41). En effet, l’opposition entre lutte pour le capital et lutte contre le capital, particulièrement visible au XIXe siècle, a laissé place à un paysage politique morcelé. Le XXe siècle multiplie les exemples d’obstacles qui ont freiné la naissance d’une conscience de classe prolétarienne. S’il ne nie pas les apports fondamentaux du marxisme, Lordon cherche à actualiser cette pensée en analysant les nouvelles conditions du capitalisme au XXIe siècle.
En effet, « le capitalisme contemporain nous offre un paysage passionnel très enrichi et bien plus contrasté que celui du temps de Marx » (p. 11). Celui-ci expliquait l’enchaînement du prolétariat dans le salariat à travers une nécessité biologique. Pour assurer sa reproduction, le prolétaire n’a pas d’autre choix que de louer sa « force de travail » à un patron et de se transformer en ouvrier. L’« aiguillon par la faim » conditionne son enrôlement : les nécessités matérielles s’imposent aux individus, les forçant à se placer dans un rapport de soumission – que Lordon nomme l’« hétéronomie matérielle ».
Si ce mécanisme explique en grande partie les structures de domination, il demeure néanmoins insuffisant. Comment expliquer qu’aujourd’hui de nombreux salariés fassent cause commune avec le capital ? Là apparaissent les limites de l’analyse matérialiste, centrée sur la dimension économique des rapports de domination. Car l’entreprise du XXIe siècle s’est profondément complexifiée. Elle s’est structurée sur un nombre sans cesse croissant de niveaux intermédiaires, qui impliquent une kyrielle de rapports hiérarchiques secondaires : un salarié doit rendre compte à un manager subalterne, lui-même contrôlé par un sous-superviseur et ainsi de suite…
Pour Lordon, ce mille-feuille favorise un autre type de servitude que celle décrite par Marx : l’enrôlement s’explique moins par la nécessité matérielle de se nourrir que par celle, passionnelle, de « se réaliser » à travers l’assouvissement de ses désirs.
La philosophie de Spinoza permet alors de renouveler notre compréhension des mécanismes de domination. Lordon se fonde sur l’étude serrée du Traité théologico-politique (1670), de l’Éthique (1677) et du Traité Politique (1677) pour démontrer comment la dynamique des affects, en tant que loi naturelle, détermine la « nature humaine ». La pensée spinoziste permet à l’auteur de développer une anthropologie des passions qui éclaire la manière dont nous sommes gouvernés par nos désirs. Ce que nous appelons la vie sociale pourrait en somme se résumer à une « vie passionnelle collective » : la société ne serait rien d’autre que la structure qui règle la circulation des affects et des désirs.
Pour Spinoza, c’est un fait biologique : « Exister c’est désirer, et par conséquent s’activer à la poursuite de ses objets de désir » (p. 17). Le terme de « conatus » désigne cette force motrice par laquelle « chaque chose […] s’efforce de persévérer dans son être » (Éthique, III, 6). Nous sommes tous animés par cette énergie fondamentale qui nous met en mouvement : au fond, nous passons notre vie à « entreprendre », afin de nous réaliser à travers ce que nous désirons. Nos expériences déterminent l’orientation que nous donnons à nos désirs, lesquels déterminent à leur tour les chemins que nous empruntons. Ce désir-intérêt constitue la première de toutes les servitudes : quoi que nous fassions, nous subissons la loi implacable de nos affects.
Évidemment, les « conatus » ne s’orientent pas isolément les uns des autres, comme s’il s’agissait d’atomes isolés. Ils s’influencent sans cesse et se règlent collectivement par effet de proximité et de réciprocité ou, au contraire, par effet de distance et de différenciation. Si une personne me paraît semblable ou proche, je vais désirer pour elle ce que je désire et, immanquablement, désirer pour moi-même ce que je l’imagine désirer. Nos expériences constituent autant d’affections, qu’elles soient tristes ou joyeuses, dont les effets vont contribuer à façonner nos psychés. C’est pourquoi cet effort égoïste qui nous anime nous pousse souvent à désirer ce que la société – c’est-à-dire ce qui nous entoure – nous présente comme désirable.
Spinoza permet à Frédéric Lordon d’apporter une définition extrêmement englobante du rapport salarial : il s’agit de « l’ensemble des données structurelles et des codifications juridiques qui rendent possible à certains individus d’en impliquer d’autres dans la réalisation de leur propre entreprise » (p. 19). Le salariat se définit donc comme un rapport d’enrôlement par lequel un patron va mobiliser la force de tierces personnes. Ce désir-maître cherche à impliquer les enrôlés, c’est-à-dire à faire en sorte que leur « conatus » aille dans sa direction.
Au sens large, donc, l’entreprise – qu’elle soit de nature économique, politique ou intellectuelle – se définit comme une opération de « capture » qui vise à faire du désir d’un seul le désir de tous les autres.
Dans le cadre du rapport salarial, l’argent constitue évidemment l’objet de désir cardinal. Notre « conatus » nous pousse en effet vers la satisfaction de nos besoins les plus élémentaires. Difficile d’expérimenter des affects joyeux si l’on ne peut se nourrir ni se loger – ou, comme le dirait Marx, reproduire sa capacité matérielle d’existence.
Mais, dans ce contexte, la monnaie ne peut plus seulement se définir comme une valeur d’échange au sens strictement économique. L’argent, en tant que finalité du travail salarié, recouvre une dimension plus passionnelle et métaphysique : il devient une croyance collective, le moyen par lequel se réaliserons tous nos autres désirs.
La pensée spinoziste explique le passage du registre matériel de la recherche de salaire au registre passionnel de l’enrôlement volontaire du salarié. Au départ, notre soumission repose sur des affects tristes : nous nous conformons à ce qui est exigé par crainte de ne pas avoir de quoi survivre. Mais ce qui est au départ un sentiment de peur se transforme en une manière de désirer : « Autant qu’il est en lui, le conatus cherche sa joie » (p. 92). Nos mécanismes passionnels nous poussent à réenchanter notre situation d’enrôlé ; à rendre notre soumission supportable, c’est-à-dire désirable. Dans le capitalisme du XXIe siècle, ce phénomène adaptatif est devenu la cible privilégiée des stratégies managériales.
La fin du XXe siècle a vu deux évolutions économiques majeures. D’une part, la finance a consacré la position dominante du capitalisme actionnarial, qui a bouleversé l’organisation interne des entreprises. Les impératifs d’efficience et de rendement ont mis en tension l’ensemble du tissu économique. Prises dans des rapports de concurrence agressifs, les entreprises retraduisent les contraintes externes du marché en une pression accrue sur leurs salariés.
D’autre part, les sociétés capitalistes ont connu une transformation des tâches productives. Le secteur industriel, dominant au XXe siècle, a reculé pour faire place à l’économie de services, qui exige plus de performances relationnelles de la part des employés.
Ces deux facteurs combinés voient le renforcement du contrôle managérial. Ces dernières années, on observe ainsi un « projet de mobilisation totale des conatus au service de l’entreprise » (p. 58). Les stratégies managériales cherchent à refaçonner les dynamiques passionnelles des salariés afin d’assurer leur employabilité : « Il faut transformer une pression exogène en motivation endogène » (p. 127). Il s’agit donc d’orienter les désirs et de bâtir, au plus profond des individus, une structure affective compatible avec le monde du marché.
Mais cette emprise doit être rendue supportable car, comme le relève Spinoza, il est plus efficace de régner par l’amour que par la crainte. Cette nécessité explique l’émergence de nouvelles techniques managériales qui cherchent l’enrôlement des salariés à travers la production d’affects joyeux : on tend ainsi à dissimuler les pratiques coercitives derrière un vocabulaire positif qui promet « épanouissement au travail » et « réalisation de soi ». L’entreprise poursuit ainsi une visée totalitaire qui cherche à « refaçonner la singularité [du salarié] pour que désormais jouent spontanément en son sens à elle toute ses inclinaisons à lui » (p. 106).
Ce projet néolibéral parviendra-t-il à rendre nos affects homogènes ? Assurément non, car pour Spinoza toute tentative de « capture » conduit immanquablement à la sédition des enrôlés. « Le projet de refaire les désirs et les dispositions des sujets se heurte à l’idée que ceux-ci se font d’eux-mêmes […], c’est-à-dire d’être doué d’une autonomie […] dans laquelle toute intervention extérieure prend le risque de paraitre une immixtion » (p. 126).
D’autant que cette tentative, pour se faire plus subtile, génère de fortes contradictions : la volonté de dissimuler la coercition par la production d’affects joyeux risque à terme de renforcer la désobéissance des individus.
En effet, l’accent mis sur la « participation » et l’« autonomie créative » des salariés est porteur d’un principe antagoniste au capitalisme. N’est-on pas en train d’assister à son « auto-dépassement […] du fait de ses propres contradictions » (p. 162) ? Le contexte actuel ne voit-il pas les affects bifurquer dans un sens opposé à celui désiré par l’idéologie néolibérale ? L’ingérence de l’entreprise sur les désirs des salariés favoriserait le désalignement des « conatus », réunis par les affects de colère ou de mécontentement.
Pourtant, cette sédition passionnelle ne saurait être confondue avec un projet d’émancipation. Pour Frédéric Lordon, il n’y aura pas de « Grand soir » ! Le déterminisme implacable de la pensée spinoziste « dégrise » l’utopie marxiste. « Les entreprises collectives voient leur cohésion sans cesse menacée par les désirs d’accaparement monopolistique » (p. 193). Ce « désir-appropriateur », appartenant aux individus, est voué à se transformer en « désir-directeur », qui reproduit les dominations.
Ainsi, la Révolution socialiste russe de 1917, initialement fondée sur le collectivisme, a vu l’émergence d’une classe dirigeante qui s’est progressivement accaparée l’ensemble de la machine bureaucratique. Pour lutter contre les captures individualistes, les êtres humains doivent user de la raison : inventer les régulations institutionnelles qui permettent aux « conatus » de s’exprimer dans le sens d’une plus grande liberté collective. Une démocratie radicale où nous serions, pour reprendre les mots du sociologue Étienne Balibar, « le plus nombreux possible à penser le plus possible ».
Dans cet ouvrage quasi prémonitoire, Frédéric Lordon réussit à faire dialoguer Marx et Spinoza avec une étonnante facilité. Là où le premier élabore un cadre d’analyse structurant du capitalisme, le second éclaire les zones d’ombre en révélant ses mécanismes passionnels. Lordon parvient ainsi à renouveler la pensée déterministe en liant matérialisme historique et anthropologie des affects. La résilience du capitalisme, en tant que système de production et en tant qu’idéologie, repose sur sa capacité à remodeler nos désirs intrinsèques.
En 2010, dans un contexte de mobilisation sociale particulièrement morose, l’auteur annonce les limites de ce modèle autant que la montée inéluctable des séditions. La grille de lecture spinoziste, centrée sur les affects, permet ainsi d’interpréter les rouages actuels des mécontentements.
La volonté de refonder l’économie politique à travers la lecture d’un auteur aussi prolifique que Spinoza peut paraître problématique. D’autant que le philosophe connait aujourd’hui une popularité posthume, de sorte qu’il se trouve mobilisé par différentes sensibilités – et dans des sens parfois opposés. Là où Lordon privilégie sa pensée du déterminisme biologique, qui incite à repenser nos structures politiques, d’autres auteurs (on peut penser à Frédéric Lenoir dans son ouvrage de 2018 Le Miracle Spinoza) célèbrent en lui un « apôtre du respect de l’ordre sous couvert de quête de la joie intime ».
Trancher entre les différentes interprétations d’un penseur du XVIIe siècle relève de l’impasse intellectuelle. Car en définitive, Lordon le mobilise explicitement dans un sens bien déterminé : il délaisse la recherche idéelle et métaphysique de Spinoza, pour souligner ce qui peut faire avancer les sciences sociales. En ce sens, son pari est réussi et sa connaissance rigoureuse du philosophe hollandais, incontestable.
Ouvrage recensé– Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, Paris, La Fabrique, 2010.
Du même auteur– Frédéric Lordon, Imperium. Structures et affects des corps politiques, Paris, La Fabrique, 2015.– Frédéric Lordon, La Condition anarchique. Affects et institutions de la valeur, Paris, Seuil, coll. « L’Ordre philosophique », 2018.
Autres pistes– Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2011 [1999].– Grégoire Chamayou, La Société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire, Paris, La Fabrique, 2018.– Étienne Balibar, Spinoza et la politique, Paris, PUF, coll. « Philosophies », 1985.– Évelyne Pieiller, « À quoi sert Spinoza ? », Le Monde diplomatique, avril 2018.