Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Frédéric Lordon
« La malfaçon », c’est celle de l’euro et, par extension, des institutions économiques européennes qui imposent l’ordre néolibéral aux États membres. Si l’euro rend par avance illusoire toute politique hostile aux intérêts des capitalistes allemands, alors le projet d’une Europe sociale et démocratique doit paradoxalement débuter par le démantèlement de la monnaie unique et une restauration de la souveraineté populaire nationale. À l’opposé du repli identitaire prôné par l’extrême droite, la sortie de l’euro défendue ici n’est que le premier temps d’une reconstruction de l’Europe sur de nouvelles bases, cette fois-ci réellement sociales.
Cet ouvrage constitue un essai politique davantage qu’un ouvrage académique. Empruntant au genre polémique, plusieurs de ses chapitres sont tirés d’articles de blog publiés sur le site du Monde diplomatique. La thèse centrale de son auteur, défendue avec constance au fil des pages, est la nécessité d’une sortie de l’euro, condition sine qua non à tout projet politique réellement social.
Ce retour à une monnaie nationale, pour Frédéric Lordon, ne doit donc pas se concevoir comme un aboutissement, ainsi que le défend l’extrême droite, mais comme le moyen de remettre les politiques économiques à portée du débat démocratique. Il n’interdit pas la reconstruction, dans un second temps, d’une monnaie européenne commune fondée sur de nouveaux principes.
L’intérêt de cet ouvrage réside non seulement dans son analyse de la situation européenne, mais surtout dans les mesures qu’il propose pour sortir de l’euro. Par ailleurs, ce livre est à replacer dans le contexte de sa rédaction. Lorsqu’il paraît, en 2014, la crise des dettes européennes commence tout juste à se résorber ; l’austérité imposée à l’État grec alimente la popularité de Syriza, qui remporte les élections législatives l’année suivante.
Si l’euro est une impasse, c’est d’abord parce qu’il s’inscrit dans une politique ouvertement néolibérale. La monnaie unique est en effet l’un des piliers de l’édifice économique européen, instauré sous impulsion allemande, et dont l’objectif assumé est de limiter la marge de manœuvre des États. Déclinaison allemande du programme néolibéral, l’ordolibéralisme se donne pour but principal de limiter l’inflation, dont l’envolée serait hautement préjudiciable aux détenteurs de capitaux.
Ce projet, qui met de facto les politiques publiques au service de la finance, se situe à la racine de l’union économique européenne. L’indépendance de la Banque centrale européenne (BCE), érigée en dogme dans les années 1970, interdit aux États de financer leurs dépenses par création monétaire, les contraignant à emprunter directement sur les marchés financiers.
Ce mécanisme a sonné le début d’une spirale d’endettement qui a servi de prétexte aux traités européens de Maastricht et de Lisbonne pour sanctionner les déficits publics (dont la mesure est par ailleurs très difficile à établir). L’ensemble de ces mécanismes ont installé les puissances publiques sous la dépendance des marchés financiers. Ainsi, contre l’europhilie d’un Bernard Guetta, Frédéric Lordon observe que : « l’Europe n’est pas conjoncturellement de droite, [mais] bel et bien constitutionnellement » (p. 44).
Ces dispositifs contraignants ont été instaurés sous influence allemande, avec le soutien des Pays-Bas, de la Finlande et de l’Autriche. Là où certains commentateurs en attribuent la responsabilité à la chancelière allemande Angela Merkel, et d’autres à une supposée essence allemande, Frédéric Lordon y voit plutôt un fait culturel national, ce qu’il nomme un « invariant symbolique de longue période » (p. 65), dont un équivalent pour la France serait l’attachement à l’idée d’égalité.
L’hyperinflation de 1923 constitue en Allemagne un point de référence constant et la principale justification, à droite comme à gauche, du rejet de toute politique potentiellement inflationniste.Pour la classe capitaliste allemande, véritable destinataire des politiques économiques, l’euro ne vaut qu’en tant qu’instrument de discipline économique.
En témoigne la plainte portée par la Bundesbank contre la BCE en 2012 pour dénoncer le programme dit « OMT ». Par ce dispositif, lancé en pleine crise des dettes souveraines, la BCE s’engageait à racheter, si nécessaire, les dettes victimes d’attaques spéculatives. Bien que reconnu comme la seule façon d’éviter l’éclatement de la zone euro, ce programme a été dénoncé par la Bundesbank au motif qu’il incitait les États à s’endetter, donc à refuser de faire le jeu des marchés. L’euro ne continue donc à exister qu’en tant qu’il fait le jeu du capital allemand.
Fort de ce premier constat, Frédéric Lordon voit dans l’euro une institution intrinsèquement antidémocratique. L’indépendance de la BCE ne signifie pas qu’elle soit neutre politiquement, simplement qu’il est impossible aux États de peser sur ses décisions. Concrètement donc, l’euro est une monnaie constitutionnellement soustraite au débat démocratique.
Or, contrairement à ce qu’a pu prétendre la théorie économique néoclassique, la monnaie n’est pas une simple unité de compte ni un pur intermédiaire des échanges, elle est l’institution qui permet de s’entendre collectivement sur ce qu’est la valeur économique. Autrement dit, la monnaie permet de faire société. Elle est à ce titre intimement liée à la souveraineté politique. La construction de l’euro comme monnaie séparée de la souveraineté politique est donc non seulement un contresens, mais une entreprise dangereuse et délétère.
Telle que la formule Frédéric Lordon, la remise en cause de l’euro a donc peu de choses à voir avec un repli nationaliste. Il distingue deux aspects de la mondialisation, trop souvent confondus : une dimension économique et financière, avec laquelle il est non seulement possible mais nécessaire de rompre, et un volet culturel, tout à fait distinct de la première et qu’il n’est pas question de remettre en cause. Il n’y a par exemple aucune raison que le démantèlement de l’union monétaire européenne affecte les échanges universitaires franco-allemands, qui l’ont d’ailleurs précédée de plusieurs décennies.
Ce faisant, Frédéric Lordon a conscience de s’opposer à une partie des groupes politiques classés à gauche, au premier rang desquels le parti socialiste – groupes qu’il rassemble sous l’étiquette « droites complexées » (p. 42). La différence entre la gauche et la droite serait en effet une affaire de « rapport au cadre » (p. 251), c’est-à-dire aux contraintes imposées à la décision politique.
Alors que la droite les pose en préalable au débat démocratique, la gauche envisage la possibilité de sortir du cadre (en l’occurrence, des traités européens et de la monnaie unique). Autrement dit, être de gauche signifie ne donner aucune limite a priori à la souveraineté démocratique. Ces considérations mènent Frédéric Lordon à fustiger les « gauches sociales-démocrates européennes » (p. 42) et l’« internationalisme abstraits » (p. 20), qui en viennent à défendre un recul de la souveraineté nationale au nom du dépassement de l’État, sans avoir prévu encore d’institutions réellement démocratiques à l’échelle supranationale.
Frédéric Lordon revendique les termes de nation et de souveraineté, rejetés par une part importante de la gauche. Conscient que ces mots peuvent prêter à confusion, Frédéric Lordon revient aux fondements de leurs définitions, en soulignant leur lien profond avec l’idée de démocratie. La nation « se définit par le désir commun de maîtrise d’un destin collectif – de ce point de vue, même la démocratie la plus horizontale […] devrait encore être appelée "nation" » (p. 180). Dire que la nation est souveraine veut alors simplement dire qu’elle est en mesure de se gouverner elle-même.
La souveraineté est donc une condition du fonctionnement démocratique. Y adjoindre l’épithète « populaire » permet à Frédéric Lordon de se démarquer d’une acception plus droitière de la souveraineté, en soutenant qu’elle doit être confiée à l’ensemble des citoyens et non à leurs représentants. Quant au critère permettant de séparer ceux qui appartiennent à la nation de ceux qui n’en font pas partie, il propose de s’en tenir au « respect des devoirs fiscaux » (p. 236), c’est-à-dire à la participation à la redistribution des richesses. Cette définition lui permet d’inclure dans la nation française l’« armée de réserve des sans-papiers » (p. 231) et d’en exclure Bernard Arnault, Gérard Depardieu, Jérôme Cahuzac ou encore Johnny Halliday.
Si la monnaie est affaire de souveraineté et que la souveraineté ne s’exerce que dans le cadre national, alors une monnaie unique européenne n’est légitime que s’il existe une nation européenne. Frédéric Lordon souligne ainsi une contradiction du projet européiste, qui ne rejette les États-nations traditionnels que pour mieux les fondre dans des États-Unis d’Europe, qui ne seraient in fine qu’une nouvelle nation. Or, parler d’une nation européenne relève pour le moment d’un « wishful thinking » (p. 174).
Faire nation, d’après cette définition, suppose d’être uni par un « affect commun » (p.170), c’est-à-dire un désir et une force collectifs par lequel les parties d’un ensemble politique sont tenues à des principes communs. Dans le cas de l’Europe, les affects communs nationaux continuent de l’emporter largement sur l’affect commun européen. Cette supériorité du national tient à l’existence d’un « déjà-là aussi bien en matière politique – il y a déjà une constitution et un parlement – que monétaire – il y a déjà une banque centrale, en attente d’être réarmée » (p. 156). S’y ajoute un déjà-là politique plus net encore, puisqu’il n’existe pour l’instant pas de luttes ni de mouvements sociaux européens.
Une fois la sortie de l’euro reconnue nécessaire, il reste à en déterminer la marche à suivre. Frédéric Lordon propose pour cela un ensemble de mesures dont la première est le défaut de dette souveraine. Les dettes publiques, purs produits des règles néolibérales, vecteurs d’inégalités et freins à l’autonomie politique des États, a atteint des niveaux qui rendent de surcroît leur remboursement illusoire. Ainsi, le déficit public grec est depuis 2013 entièrement imputable au service de la dette.
Cette possibilité du défaut est, rappelle Frédéric Lordon, une option qui entre dans la nature même de l’État. Il est ainsi impropre de parler de « faillite » d’un État : « un État est souverain et ne laisse pas saisir ses actifs, il fait défaut et envoie la terre entière se faire voir chez Plumeau » (p. 106).
Le défaut de dette souveraine peut devenir un problème lorsque le marché des capitaux est le seul mode de financement disponible (le défaut prive l’État de nouveaux prêteurs, donc de liquidités). D’où la nécessité d’aussitôt réarmer la banque centrale (c’est-à-dire de recommencer à battre monnaie) et de la mettre au service de l’économie nationale. L’État pourra alors se financer par des avances de la banque centrale, selon la configuration qui prévalait jusqu’aux années 1970. De même que l’État, la banque centrale ne peut faire faillite, pour la simple raison qu’elle produit elle-même la monnaie utilisée pour régler les dettes. Les seules limites à la puissance des banques sont politiques, et donc susceptibles d’être levées.
Il s’agit ensuite de « faire du défaut une arme politique » (p. 114), c’est-à-dire de l’utiliser pour reprendre en main les secteurs bancaire et financier. Le défaut de dette souveraine, auquel s’ajoutera une dévaluation de la monnaie nationale, laminera le bilan financier des banques privées. Ainsi déstabilisées, elles pourraient être nationalisées « pour 0 euro » (p. 124). De même que le FMI et la Banque mondiale ne prêtent aux États endettés qu’en contrepartie d’ajustements structurels, l’État souverain conditionnerait son refinancement des banques à une refonte totale du secteur.
Cette nationalisation ne serait pas fatalement inflationniste. L’hyperinflation est provoquée par une perte de confiance dans la monnaie, alimente une augmentation exponentielle de la liquidité. Il suffit que la Banque centrale s’engage à faire face à tous ses engagements pour que « les déposants rassurés ne se ruent pas […] et [que] la croyance en la liquidité s’autoréalise » (p. 118). La seconde cause de l’hyperinflation, les attaques spéculatives, peuvent être maîtrisées par un contrôle des capitaux.
La sortie de l’euro serait une « fenêtre historique à ne pas louper » (p. 123) pour socialiser les secteurs bancaire et financier, et, de là, sortir du capitalisme lui-même. De la reprise en main des banques privées et du contrôle des capitaux naîtrait un « pôle public unifié du crédit » (p. 124), à transformer en un « système socialisé du crédit » (p. 124). Celui-ci se distingue d’une simple étatisation du crédit, centralisée et possiblement autoritaire, en redonnant leur autonomie aux banques. Leur gestion serait confiée à un « syndicat de parties prenantes » (p. 124) composé de banquiers professionnels, de salariés, de consommateurs, etc. qui constituerait alors un « commencement de démocratie locale du crédit » (p. 124).
Ce nouveau « système bancaire coopératif […] débarrasse du fléau spéculatif en même temps qu’il fait naître un biotope financier favorable au développement des entreprises autogérées et de toutes les formes de coopératives de production » (p. 125).
Ce projet permet à Frédéric Lordon de souligner l’importance capitale du contrôle de la monnaie pour la construction d’une économie réellement socialiste, et de condamner une fois encore les inconséquences de l’« internationalisme abstrait » (p. 20) et de son europhilie de principe. Une économie socialisée dans un cadre d’abord national pourrait tout à fait servir de point de départ à un internationalisme, cette fois-ci bien concret (p. 126).
Le retour au national ne serait donc qu’un premier pas vers le redéploiement international d’un modèle économique socialisé. Il pourrait s’accompagner de l’instauration à terme d’une monnaie européenne commune, à mi-chemin entre la monnaie unique actuelle et le système monétaire européen (SME) qui la précédait. Ce nouvel euro cohabiterait avec des « représentants nationaux de l’euro » (p. 190), par exemple des euros-francs ou des euros-lires. Ces euros nationaux seraient exprimés selon une parité fixe à l’euro, qui serait seul convertible sur le marché international des changes.
Les conversions entre les euros nationaux passeraient par la nouvelle banque centrale européenne, ce qui éliminerait les marchés de change intra-européens et permettrait de contrôler les mouvements de capitaux purement spéculatifs. Les parités des divers euros nationaux seraient fixées au terme de discussions entre les représentants des différents pays, de façon à équilibrer les échanges internationaux et à soutenir les économies nationales.
Frédéric Lordon avertit contre les dangers d’une pensée simpliste, courante chez une partie de la gauche française, qui associerait souveraineté nationale et nationalisme d’une part, Europe et solidarité internationale de l’autre. Les institutions européennes, au premier rang desquelles l’euro et la BCE ont pour objectif assumé de réduire la souveraineté des États dans le domaine économique. Ce faisant, elles soustraient au débat démocratique un objet aussi fondamental que la monnaie et soumettent leurs membres à une discipline ordolibérale profondément délétère.
Posé en ces termes, le problème n’admet que deux solutions : rester dans l’euro et servir les intérêts de la classe capitaliste au détriment du reste de la population, ou en sortir et profiter du chaos qui en résultera pour socialiser du même coup l’ensemble du système bancaire.
Quitter l’euro, nous avertit Frédéric Lordon, ne peut se concevoir que comme un premier pas, nécessaire mais non suffisant, une « stratégie du choc » (p. 122) inversée, qui mènerait à un démantèlement plus général du capitalisme. Ce projet politique, qui ne peut se confondre avec celui d’une extrême droite identitaire et politiquement opportuniste, devrait constituer le point de ralliement de la « gauche de gauche » (p. 252).
Cet ouvrage, paru alors que la crise des dettes souveraines commençait tout juste à se résorber, est rapidement devenu une référence de la gauche hostile à l’euro. Bien qu’il s’agisse avant tout d’un essai politique, les références à des travaux académiques sont nombreuses.
Le procès de l’euro emprunte largement aux contributions d’André Orléan, pour qui la monnaie est un objet politique, support d’une définition collective de la valeur économique. Le projet de sortie de l’euro le distingue cependant de Michel Aglietta qui, à partir de prémices théoriques relativement proches, propose un simple « New Deal pour l’Europe ».
Les solutions qu’il défend (le recours à des « eurobonds », l’instauration d’une taxe sur les transactions financières, la mise en place d’une union bancaire) sont rejetées par Frédéric Lordon, tantôt pour leur caractère illusoire dans une Europe sous influence allemande, tantôt pour le probable détournement dont elles seraient l’objet.
Enfin, la focale sur les questions monétaires et européennes fait de La malfaçon un très bon complément aux travaux de Bernard Friot. Poursuivant un projet politique proche de Frédéric Lordon, à savoir la socialisation des moyens de production, la monnaie demeure pour l’instant un point faible de sa réflexion.
Ouvrage recensé– Frédéric Lordon, La Malfaçon. Monnaie européenne et souveraineté démocratie, Arles, Actes Sud, coll. « Babel essai », 2015.
Du même auteur– Capitalisme, désir et servitude : Marx et Spinoza, Paris, La Fabrique, 2010.– On achève bien les Grecs : chroniques de l’Euro 2015, Paris, Les liens qui libèrent, 2015.– Vivre sans ? Institutions, police, travail, argent…, Paris, La Fabrique, 2019.
Autres pistes– Michel Aglietta et Thomas Brand, Un New Deal pour l’Europe, Paris, Odile Jacob, 2013.– Naomi Klein, La stratégie du choc, Paris, Actes Sud, 2008.– Bernard Friot, Émanciper le travail – entretiens avec Patrick Zech, Paris, La dispute, 2014.– André Orléan, L’empire de la valeur. Refonder l’économie, Paris, Seuil, 2011.