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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Vivre sans ?

de Frédéric Lordon

récension rédigée parJérémy LucasDoctorant en sciences de l'information et de la communication (CELSA).

Synopsis

Société

Cet ouvrage singulier se présente comme un long entretien entre Frédéric Lordon et le philosophe Félix Boggio Éwanjé-Épée. L’objet de cette discussion, la place de l’État et des institutions, constitue une ligne de fracture importante dans l’histoire de la gauche. Les mouvements socialistes et communistes placent traditionnellement l’État comme lieu et comme outil de la révolution. À l’inverse les théories anarchistes considèrent que l’État est de manière consubstantielle l’un des piliers de l’injustice capitaliste et qu’il doit à ce titre être aboli. Cette opposition est réactualisée par les mouvements contemporains de contestation en France et dans le monde. Face à la résurgence politique du « sans » État, Frédéric Lordon propose d’analyser le rôle des institutions dans les collectifs politiques pour en réhabiliter l’importance y compris dans une perspective révolutionnaire, de gauche. Son but : « cartographier notre situation, c’est-à-dire les problèmes à solutions contradictoires au milieu desquels nous avons à nous mouvoir » (p. 172).

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1. Introduction

L’entretien s’ouvre sur un constat : sans réduire la complexité et la diversité des mouvements politiques de gauche, le motif de la rupture avec l’ordre institutionnel traverse de nombreux moment et lieux de la contestation. La ZAD (Zone à Défendre) par exemple, auréolée de son succès face au projet d’aéroport à Notre-Dame des Landes, est devenue un modèle central de retrait face à l’État et au capitalisme.

Elle manifeste pour Frédéric Lordon un imaginaire qui « se signale par son dynamisme et son pouvoir d’attraction considérable, notamment sur la jeunesse étudiante et lycéenne, et [qui] désigne à coup sûr un lieu de débat, peut-être même le lieu du débat » (p. 13). Les mots d’ordre tels que « bloquons tout », « destituer », « vivre sans institutions » (p. 14) balisent cet imaginaire du retrait, du « vivre sans » qui donne son titre à l’ouvrage. Pourquoi ce souhait d’abandonner les institutions ? Parce qu’elles sont pour l’auteur un « enfer », une « malédiction » (p.15), un lieu où les relations de pouvoir et le mensonge perturbent l’accomplissement des missions de service public par exemple.

Or ces institutions constituent le maillage essentiel des rapports sociaux et politiques. Dans son versant néolibéral, « l’État du capital assigne à des formes relationnelles déterminées, et bloque toutes les possibilités de différer qui menacent d’en sortir » (p. 26). Favorable à la mise en concurrence en matière d’économie, il ne l’est pas en matière d’organisation politique. La lutte politique contre la ZAD et son mode de vie illustrent ce paradoxe.

2. Imaginaires politiques du « vivre sans »

La critique des institutions est pour l’auteur alimentée idéologiquement par un ensemble de philosophes qui formerait une « constellation de l’antipolitique » (p. 42). Chacun à leur manière, et sans toujours directement traiter de la question institutionnelle, nourrit les mouvements politiques du retrait, de l’ingouvernabilité. C’est sur cette base que l’ouvrage cherche à interroger cette possibilité du « vivre sans » et en analyse les impasses conceptuelles.

Le premier penseur étudié par Lordon est Gilles Deleuze. Le philosophe français, mort en 1995, a proposé à la faveur des évènements de 1968 le concept de ligne de fuite. Il analyse l’émergence d’un « devenir » qui lors d’un moment révolutionnaire change les individus et entraîne la société dans une bifurcation. Jacques Rancière s’inscrit dans le même questionnement. Il distingue la « police », gestion courante de l’organisation de la cité, de la « politique », au sens fort, qui surgit là aussi dans la bifurcation révolutionnaire, moment où l’on questionne l’ordre habituel des choses.

Rancière pense la révolution comme un mouvement de devenir, qui « n’en [finit] pas de recommencer » (p. 52), comme par exemple avec le mouvement des Gilets Jaunes. L’important n’est pas la destination du mouvement politique, mais son cheminement même. Cheminement dans lequel Alain Badiou, autre figure de la gauche, se concentre sur la question de l’individu et de son éthique.

Accéder à un nouvel ordre politique c’est d’abord être gouverné par un principe de vérité. L’Homme qui agit par intérêt « n’est pas à la hauteur de sa propre humanité ». Lordon le rappelle : pour Alain Badiou, la figure politique idéale est celle du militant qui fait passer la cause politique de la vérité avant ses propres passions.

3. Une politique de la destitution

Deleuze, Rancière et Badiou forment une toile de fond théorique hétérogène qui permet de penser la place de l’institution dans une perspective de renversement. Mais cet ordre du discours, pour reprendre la formule de Foucault , de la contestation des institutions foisonne aussi autour d’acteurs politiquement très impliqués dans les luttes politiques contemporaines. On retrouve là des regroupements militants et politiques à la pointe de ces mouvements de destitution.

C’est par exemple Le Comité invisible, collectif anonyme, que l’on dit proche du militant médiatisé au moment de l’affaire dite de Tarnac, Julien Coupat, dont les ouvrages ont marqué les débats politiques ces dix dernières années. Et, il y a dans ce panorama politique complexe et mouvant, une figure centrale, celle de Giorgio Agamben, philosophe italien né en 1942. Sa pensée du « vivre sans » passe par l’individu. Il distingue la vie dans son stade le plus précaire, la vie nue, purement biologique de la « forme-de-vie », accomplissement politique idéal. Et entre les deux il y a des individus conditionnés par des dispositifs pratiques, par exemple l’État, de capture, de contrôle, d’orientation des « gestes et des conduites » (p. 70).

Pour Agamben, l’arrachement aux institutions est la condition politique de l’accomplissement humain. Il s’agit de destituer et de ne rien restituer à la place. Mais ce mouvement, certes révolutionnaire, n’est pas celui de la force qui renverse. C’est un mouvement « en douceur » qui passe par « le contournement, le retrait, la désertion » (p. 99). Se retirer de l’ordre institutionnel pour le laisser vide de tout objet, voilà une idée que l’on retrouve sous des formes diverses (autogestion, ZAD) à gauche.

4. Impasses de l’antipolitique

Malgré la densité politique et philosophique de l’antipolitique, Frédéric Lordon n’est pas convaincu par les portes de sortie proposées. Il explique : « Remaniement et singularité : je crois que ce sont là les deux thèmes transversaux à cette constellation antipolitique que j’essaye de cerner. Le devenir chez Deleuze, le moment de la vraie politique chez Rancière, celui de la destitution chez Agamben, l’événement de Badiou : des singularités. L’antipolitique, c’est d’enfermer toute la politique dans des singularités. Le régulier n’intéresse personne » (pp. 50-51).

L’auteur s’interroge sur l’après. Qu’advient-il après le retrait, la révolution, la sortie des institutions ? Autrement dit, la sortie des institutions (travail, argent, police, etc.) a de fortes chances de n’être qu’un bref moment de vide, rapidement comblé par un retour, peut-être sous des formes renouvelées, de ces mêmes institutions. D’abord parce que contrairement à ce que pense Badiou, il est illusoire d’imaginer l’avènement d’un Homme dénué de tout intérêt. Il s’appuie là sur Spinoza, qu’il convoque très fréquemment dans ses travaux. Pour le philosophe néerlandais du XVIIe siècle, le conatus, ce qui met les humains en mouvement, est toujours d’abord un intérêt propre. La question nous dit Lordon est donc de savoir sous quelles conditions l’intérêt individuel s’aligne avec celui de la multitude.

Et c’est la même approche spinoziste qui met à mal le projet de retrait de Giorgio Agamben et du Comité invisible. Il ne peut y avoir de pureté originelle de l’être humain, ce que Agamben cherche à retrouver après s’être débarrassé des institutions. Dès la naissance, l’Homme est « socialement affecté ». Et c’est là le cœur du problème, car derrière la notion d’institution, ou celle de dispositif il y a en réalité une multitude de modes de socialisation, à commencer par le langage, indispensable et essentiel. Chez Agamben, notre puissance d’agir est corrompue par les dispositifs dont il faut s’extraire. Il n’y a alors plus d’action politique, mais que des « gestes » sans finalités, comme la poésie, où la fin et les moyens ont fusionné.

Mais si la question de l’institution se pose c’est parce qu’il s’agit de comprendre les modalités d’agencement d’une multitude d’individus, déjà affectés et donc tournés vers un objectif politique. Dès lors le collectif devient lui-même un corps politique affecté dont la puissance « s’exerce nécessairement » (p. 101). C’est la définition de l’impérium, concept spinoziste récurent dans le travail de Lordon, qui pose la puissance de la multitude comme socle pour penser la politique. L’idéal de suspension rêvé par Agamben semble alors difficile à atteindre et la question de l’institution se repose vivement.

5. Repenser les institutions

Puisque l’antipolitique est une impasse, c’est d’abord la question de l’État qui se pose. Opérant la distinction entre l’État dans ses manifestations historiques particulières – l’État français par exemple – et le « fait institutionnel », Frédéric Lordon énonce ce préalable : « le collectif se manifeste nécessairement comme institution et comme autorité » (p.128). Le fait institutionnel s’impose parce qu’il n’y a pas de vie en dehors du social, que ce social produit de la norme, de l’autorité, de l’institution. Sortir de ce paradigme tient de la chimère.

Pour illustrer l’impasse de la vie sans institution l’auteur s’appuie à de nombreuses reprises dans l’ouvrage sur l’exemple de la ZAD, parfois de manière volontairement provocante, comme il l’admet lui-même. Espace de contestation emblématique, lieu de convergence des luttes contre le capitalisme néo-libéral, la ZAD est devenue l’emblème du contre-modèle. C’est, comme le nom l’indique, une zone en dehors du capitalisme et des institutions qui le soutiennent.

On y expérimenterait le « sans ». Or, la Zone à Défendre est en réalité un espace fortement normé où la conduite des individus se fait, comme avec l’État, sous l’étroit contrôle du collectif. Dans les deux cas, selon des modalités prescriptives différentes, on se plie au collectif pour y appartenir. Il est donc possible de rejeter le mode de gouvernement spécifique de nos institutions – la police, la justice, l’argent, tels que nous les connaissons –, c’est même le projet politique auquel l’auteur adhère. Mais il n’est pas possible de ne pas être gouverné du tout. Tout collectif fait nécessairement émerger des différends, qu’il faudra bien s’efforcer de régler, selon des modalités de police et de justice à définir.

Penser les institutions c’est aussi penser l’économie. Économie entendue comme « l’ensemble des rapports sociaux sous lesquels s’organise la reproduction matérielle collective » (p. 225). C’est aussi un problème institutionnel, celui de la division du travail, qui aujourd’hui se résout selon les modalités du capitalisme contemporain. Deux pistes de sorties sont explorées. D’abord celle, à nouveau de la ZAD, qui consiste en un « vivre sans » auquel cette fois Frédéric Lordon souscrit : sans propriété privée et sans travail. Travail au sens où l’entend Marx, celui qui implique un rapport de force déséquilibré, celui du salariat dans la situation de production. Il faut redéfinir « le partage des tâches et du produit » selon « une certaine configuration institutionnelle » (p. 227). Le modèle de la ZAD c’est celui du don/contre-don, de la « mutualisation communaliste » dont l’auteur salue la puissance.

Ensuite l’ouvrage explore la voie ouverte par le sociologue, Bernard Friot, qui propose le salaire à vie, « la rémunération inconditionnelle de tous, rémunération attachée non pas à quelque contribution assignable, mais à la personne même, […] dire ontologiquement reconnue comme contributrice » (p. 229).

La mesure détourne le désir de faire, inhérent à l’être humain, du travail salarié, pour le réassigner à la vie sociale. Le « sans travail » n’est pas le règne de l’oisiveté, mais c’est celui du faire, débarrassé des contraintes du salariat.

6. Repenser la révolution

À présent que le fait institutionnel est posé comme un fait politique incontournable il s’agit de s’interroger sur les modalités d’émergence d’une alternative à l’ordre institutionnel capitaliste. On en revient à la question de l’État. Puisqu’il semble difficile de faire sans, il faut alors envisager de s’en emparer, pour faire autre chose.

D’abord parce que l’État c’est la force déjà-là du nombre qui peut faire le poids face à un autre « titan » (p.169) que l’on cherche à renverser : le capital. Les répressions dont font l’objet les tentatives isolées de construire des alternatives prouverait que puisque « le capital est une entité macroscopique » il « ne sera défait que par une entité de même échelle et de sens opposé » (p. 169).

Car l’opposition est puissante. L’auteur imagine par exemple ce qu’il adviendrait après l’élection d’un parti de gauche comme la France Insoumise. Cet exercice de pensée permet d’anticiper « l’énormité des forces qui se dresseront aussitôt face à ce gouvernement » (p. 173). Les forces de l’État lui-même, qui ne se réduit pas au gouvernement, mais se compose de couches successives qui forment une formidable machine qui risque de résister fortement à l’impulsion donnée par ce nouveau pouvoir. Inertie de l’appareil d’État, soutenu par la puissance de la finance qui dispose, notamment par l’intermédiaire de la dette et des taux d’intérêt, du pouvoir de mettre en déroute des politiques économiques défavorables aux marchés de capitaux.

En raison de ces contraintes structurelles, tout pouvoir de gauche, se verrait contraint rapidement de faire un choix complexe : faire des concessions et donc se plier aux règles du jeu néolibéral que précisément il cherche à combattre, ou tenir bon face au déchaînement attendu de la finance et devoir composer avec les lourdes conséquences économiques immédiates du désengagement de ce même jeu néolibéral. On rentrerait alors dans une phase de rapport de forces brutal qui demanderaient des « moyens extra-ordinaires » (p. 180) – nationalisation des banques par la saisie, sortir de l’euro, reprise en main de la Banque de France.

Et pour tenir cette position délicate il faut dans le même temps la mobilisation des masses – par la grève générale entre autres –, suffisamment massives pour imposer sa légitimité et éviter que la révolution ne dégénère en guerre civile ou en dictature. La mobilisation doit être suffisamment durable pour se donner le temps de réorienter la puissance de l’État vers une nouvelle politique, hors du capitalisme néolibéral.

La révolution passe forcément par l’État et sa puissance, au moins dans une phase de transition où « nous aurions à faire à une forme inédite de l’État : l’État habituel auquel on aurait retiré ses composantes déféctrices et auquel on aurait ajouté les masses mobilisées » (p. 189).

7. Conclusion

L’ouvrage de Frédéric Lordon en offrant de larges et parfois complexes détours théoriques permet en réalité de traiter de manière très pratique et directe la question de la résistance à l’ordre néo-libéral. Il répond à ceux pour qui la révolution passe par la fin des institutions en leur opposant ceci : le collectif, condition humaine irréductible, produit nécessairement des procédures d’organisation et donc de l’institution. C’est l’idée de condition anarchique – développée dans son précédent livre – qui prime.

En l’absence de « valeur des valeurs », il faut se mettre d’accord sur un principe intangible à partir duquel se construit la vie en commun. Même si c’est une « malédiction », même si c’est une forme de « violence », « il n’y a pas de vie humaine hors d’un ordre signifiant, et quand, fondamentalement, anthropologiquement, rien ne signifie, faire signifier malgré tout, c’est instituer » (p. 281).

8. Zone critique

La radicalité des prises de position de Frédéric Lordon le place au carrefour de nombreuses focales critiques différentes. Schématiquement à la gauche de la gauche, les mouvements libertaires ou anarchistes lui reprocheront son attachement aux institutions auxquelles ils souhaitent se soustraire.

Plus au centre, et même s’il n’est pas mentionné dans l’ouvrage, Frédéric Lordon s’oppose fréquemment à Thomas Piketty, figure importante, dont l’ouvrage, Le Capital au XXIe Siècle, a très largement nourri le débat politique ces dernières années. Le débat, parfois vif, entre les deux intellectuels porte sur la capacité des partis de gauche dits « modérés » ou sociaux-démocrates à mener des politiques de changement face à un capitalisme néo-libéral devenu tout-puissant.

Pour Piketty ces partis ont encore le pouvoir d’infléchir les politiques libérales, par exemple en instaurant des formes de « socialisme participatif » qui amènerait plus de justice dans les relations entre travailleurs et actionnaires. Or pour Frédéric Lordon, c’est le capitalisme, qui en se radicalisant, habitué à gagner toutes les batailles politiques, force à une radicalisation symétrique qui met hors-jeu la modération des partis de gauche traditionnels.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Vivre sans ? Institutions, police, travail, argent…, Paris, La Fabrique, 2019.

Du même auteur – Les Quadratures de la politique économique, Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèque Albin Michel. Économie », 1997.– Fonds de pension, piège à cons ? : mirage de la démocratie actionnariale, Paris, Raisons d’agir, 2000.– La Politique du capital, Paris, Odile Jacob, 2002.– Et la vertu sauvera le monde… : après la débâcle financière, le salut par l'« éthique » ?, Paris, Raisons d'agir, 2003.– Jusqu'à quand ?, Paris, Raisons d'agir, 2008.– La Crise de trop : reconstruction d'un monde failli, Paris, Fayard, 2009.– Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, Paris, La Fabrique, 2010.– Imperium. Structures et affects des corps politiques, Paris, La Fabrique, 2015.– La Condition anarchique. Affects et institutions de la valeur, Paris, Seuil, coll. « L’Ordre philosophique », 2018.

Autres pistes– Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Payot & Rivages, 2014.– Ludivine Bantigny, 1968. De grands soirs en petits matins. Paris, Seuil, 2018.– Bernard Friot, Puissances du salariat, Paris, La Dispute, 2012.– Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, « Les livres du nouveau monde », 2013.

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