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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Smart

de Frédéric Martel

récension rédigée parKatia SznicerDocteure en Histoire culturelle (Universités Paris 13 et Laval, Québec). Rédactrice indépendante.

Synopsis

Société

Dans ce voyage inédit sur la planète digitale, Frédéric Martel embrasse des domaines aussi variés que les sciences de l’information, l’économie, la géopolitique, la sociologie et l’ethnologie. Ce travail d’investigation sur la complexité des univers virtuels s’appuie sur la rencontre d’une myriade d’acteurs importants du net, de Porto Digital à Johannesburg en passant par l’incontournable Silicon Valley. Il lève le voile sur ce qui pourrait bien être la plus grande révolution culturelle de notre espèce depuis l’invention de l’imprimerie : la mutation numérique.

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1. Introduction

Frédéric Martel ne cherche pas dans ce livre à dessiner les contours d’un monde désincarné, régi par les algorithmes et dans lequel les « like » de nos amis virtuels ne seraient que le pâle reflet de nos solitudes individuelles. Ici, l’auteur est optimiste et part du postulat que la présence croissante du numérique n’est pas une fatalité : au contraire, nous sommes chacun des acteurs du web et c’est bien à l’échelle individuelle, communautaire et locale que se situent les enjeux du numérique. Pour résumer : les URL (les adresses internet) ne peuvent exister que si elles ont un sens IRL, in real life, dans la vie réelle.

Ce n’est pas d’internet au singulier qu’il s’agit donc (et encore moins d’Internet avec une majuscule globalisante), mais bien des internets : arme de combat voire de survie, levier d’émancipation, espace de censure et de lutte politique, scène culturelle, créateur d’empires, etc., internet est avant tout polymorphe et polyglotte. À Gaza, Beyrouth, Mexico, Moscou, Beijing, Tokyo ou encore Nairobi, le web est partout différent.

De fait, il n’y a pas et il n’y aura pas d’internet global. De même, la transition numérique ne sera pas synonyme d’homogénéisation. Au contraire le World Wide Web est en phase de devenir multipolaire, décentralisé, plus géolocalisé que jamais.

2. Des territoires « smart » ?

L’adjectif anglais « smart » donne son titre à l’ouvrage, mais le mot ne répond pas ici à la définition qu’en donnerait un dictionnaire traditionnel, à savoir « intelligent/e » : « Smart » – comme dans « smartphone », « smart city » « smart TV » – signifie ici « connecté à internet » : l’adjectif ainsi employé est le signe de ce que Martel nomme le « passage de l’information à la communication » (certes vous pouvez regarder des programmes d’information sur votre smart TV, mais l’essentiel est qu’au-delà de cela, elle vous connecte au global et au local et, ce faisant, décuple ses fonctionnalités, ses possibilités tout en vous rendant actif).

Le terme de « territoire », autre concept majeur, mérite aussi une explication : le mot ne désigne pas uniquement un espace géographique délimité, cartographié – une ville, une région une nation. Un territoire peut aussi être abstrait et prendre la forme d’une communauté d’intérêts, de goûts, d’une communauté linguistique, religieuse ou encore culturelle. La langue anglaise distingue les borders – frontières politiques, physiques, concrètes – des « frontiers » – frontières symboliques, abstraites comme les langues, les régions, les cultures : en ce sens, la cartographie numérique est davantage faite de frontiers que de borders.

Cependant, si internet n’épouse pas les contours des nations et transcende la géographie, cette dernière reste fondamentale, car les enjeux du web sont souvent locaux, régionaux et, en ce sens, « territorialisés ». N’en déplaise à Éric Schmidt, patron de Google, qui annonçait la « fin de la géographie » comme Francis Fukuyama avait jadis annoncé « la fin de l’histoire », ce monde sans frontières ne verra probablement jamais le jour : c’est une autre géopolitique qui se dessine, celle d’un monde qui combine progrès technologiques globaux et fort ancrage territorial, culturel, linguistique des contenus du net. De même, pour l’auteur, l’idée d’une souveraineté numérique guidée essentiellement par le patriotisme économique et le nationalisme politique est obsolète et sans avenir.

C’est donc la « géographie du net » que ce livre nous invite à explorer, ses pôles, ses continents, les rapports de force de ses territoires, ses enjeux et ses défis.

3. America first ?

Il est incontestable que les États-Unis ont été l’El Dorado du miracle digital et que la réussite du net outre-Atlantique représente encore un modèle pour de nombreuses nations. En réalité, ce « modèle » est le résultat d’une combinaison de facteurs difficiles à transplanter. Il repose notamment sur l’adoption, au niveau fédéral et depuis l’ère Reagan, d’un fonctionnement fondé sur la libre concurrence et la dérégulation.

Par ailleurs, si la coordination et la promotion de la politique numérique du pays se font bien depuis la Maison-Blanche, c’est vers la côte ouest et la Silicon Valley qu’il faut se tourner pour connaître la recette de la « secret sauce » du modèle digital américain, unique au monde : collaboration des mondes de la recherche universitaire (campus de Stanford et de Palo Alto en particulier), de la finance et de l’entrepreneuriat (et ses fameux business angels) ; melting pot culturel et linguistique ; foi en l’entreprise et tolérance à l’échec ; héritage de l’éthique protestante du travail et du capitalisme ; rapport à la richesse oscillant entre avidité et philanthropie ; rêve commun d’une utopie digitale ; instabilité dynamique.

Si Facebook et tant d’autres sont implantés durablement dans la Vallée, c’est San Francisco qui semble aujourd’hui prendre le relais du rêve californien. Sa contre-culture urbaine, ses cafés, les quartiers de Castro et de Mission, son passé hippie attirent de plus en plus la communauté tech et les créatifs culturels… preuve que le « lieu » compte encore.

Cela étant dit, la domination américaine est en train de vaciller (à l’exception du domaine des jeux vidéo) : si le gouvernement américain joue encore un rôle incontournable par sa tutelle de l’ICANN (organisme qui attribue les noms de domaine au niveau mondial et contrôle une partie de l’architecture du net), l’affaire Snowden (qui a révélé les opérations d’espionnage des données privées des Européens par la NSA, l’Agence de Sécurité Américaine) a grandement fragilisé la confiance à l’égard des États-Unis. De nombreux acteurs – et en particulier l’Europe – cherchent aujourd’hui à ôter au géant américain sa mainmise sur les données et à reterritorialiser ces dernières pour en finir avec sa suprématie.

Ainsi, les États-Unis ne sont plus seuls dans l’arène digitale et bien d’autres modèles de réussite ont aujourd’hui émergé, parfois inspirés du modèle américain, parfois très loin de lui.

4. Questions d’échelles

L’une des propriétés majeures d’internet réside dans sa capacité d’adaptation à des situations, mais aussi à des échelles variées (ce que l’on nomme la « scalabilité ») : foyer, quartier, ville, nation, monde. C’est donc avec une lunette multifocale qu’il faut observer la transition numérique.

Dans le township de Klipton, à Soweto (Afrique du Sud), internet est un outil d’émancipation pour Sipho Dialla : grâce au Klipton Youth Program qu’il dirige, une partie de la jeunesse du quartier est éduquée à la technologie et aux usages possibles d’internet (la « digital literacy »). Là où il n’y a ni eau ni électricité, l’espoir vient du soleil qui alimente panneaux solaires, smartphones et PC.

Il en va de même à Kybera, Nairobi (Kenya). La Google Car ne passe pas dans les rues insalubres de ce bidonville invisible – comme tant de zones du monde – sur Google Map. Les habitants ont donc mis en place le logiciel collaboratif Open Street Map qui cartographie leur territoire, lui donnant de ce fait une nouvelle existence. De même, dans ce pays très peu bancarisé, l’application MPesa (inventée par l’opérateur kényan Safaricom) permet aujourd’hui de payer ou de transmettre de l’argent en toute sécurité.

À l’échelle de la ville, internet peut être un formidable levier, comme en témoigne la réussite de Porto Digital, à Recife, au Brésil : ancien port de commerce de la canne à sucre et des céréales, il a périclité après la Seconde Guerre mondiale. Grâce à la stratégie de la « triple hélice » (qui suppose une innovation basée sur la collaboration entre recherche, industrie et État), ce lieu à haute valeur historique et patrimoniale a aujourd’hui réussi sa renaissance numérique.

De fait, Porto Digital rassemblait tous les critères nécessaires à la transition en Smart City : ancrage dans une culture locale, riche héritage historique, écosystème d’industries culturelles actives, ouverture à la diversité et accueil des talents, infrastructures de haut niveau, protection financière et juridique pour les investisseurs, État présent mais peu intrusif, flexibilité du droit du travail, libertés de la presse et d’expression, tolérance.

On comprendra donc sans mal les difficultés que rencontre, dans un contexte radicalement différent, la construction de Skholkovo : inscrite dans la continuité des plans soviétiques, dans la Russie autocratique et autoritaire de Vladimir Poutine, cette Smart City située en pleine campagne, à 30 km de Moscou, peine à s’implanter dans le territoire

5. Les start-up nations

Israël comptait, en 2013, 8 millions d’habitants et plus de start-up que dans la plupart des pays développés. Le nombre de start-up par habitant y était plus élevé qu’aux États-Unis. Dans ce pays aux faibles ressources naturelles, le capital humain est ce qu’il y a de plus précieux et l’éducation est une priorité.

L’action conjuguée de la recherche universitaire, du gouvernement et des militaires est un autre facteur majeur de la réussite de la « start-up nation » (mentionnons aussi que les jeunes entreprises y bénéficient de fortes exonérations fiscales). De fait, la plupart des fondateurs de start-up sont passés par les unités d’excellence de Tsahal, la performante armée de défense israélienne. Même si le pays est aujourd’hui fortement américanisé, peut-être faut-il rappeler son héritage particulier pour expliquer sa réussite technologique, à savoir les valeurs de ses pionniers, l’esprit des kibboutz : partage, solidarité et sens de la communauté.

Autre pays, autres mœurs, même succès d’internet : l’Inde, pays des softwares et des technologies de l’information, est devenue le « back-office » de grandes entreprises américaines (comme Yahoo) qui ont délocalisé une partie de leurs activités dans la ville de Bengalooru, capitale technologique du sous-continent. À tel point que l’expression « avoir été bangalorisé » est synonyme de suppression d’emplois massive, réduction des salaires et sous-traitance indienne. Parallèlement au développement de ces activités venues des États-Unis, la population locale s’est approprié les nouvelles technologies. Elle les a adaptées à ses besoins, comme le montre le projet Unique ID.

Validé par le gouvernement et en cours de développement, il devrait révolutionner la vie quotidienne des Indiens : chaque citoyen aura un numéro à 12 chiffres qui lui facilitera les multiples démarches de la vie quotidienne (santé, aides sociales, banques, logement…). Les applications grâce auxquelles Shiva et Ganesh continuent de veiller sur le quotidien des hindous sont aussi très demandées !

6. Censure et liberté

Internet est un miroir du monde. Il permet ici ou là d’apporter plus de liberté, de démocratie, d’éducation, voire de richesse aux plus pauvres. Il est aussi parfois instrument de censure, de répression, de domination ou encore terrain de guerre économique ou politique. Cuba, par exemple, autorise internet (contrairement à la Corée du Nord), mais a instauré une politique de pénurie rendant quasiment impossible l’accès au numérique.

Des dizaines de milliers de censeurs travailleraient pour le gouvernement chinois, traquant sur la toile les signes de dissidence et les blogueurs qui évoquent ce qui dérange (la corruption des membres du parti, Tien An Men, Tibet, Taïwan). Le pays peut se targuer d’avoir érigé une « Great Fire Wall », grande muraille virtuelle qui filtre les contenus en provenance de l’étranger. Cela dit, l’industrie du net et du hardware y est florissante. Cette réussite tient à la pratique généralisée – soutenue par le Parti communiste chinois – du vol et de la reproduction des inventions américaines. Amazon, PayPal, Twitter, Google, WhatsApp ou encore Facebook, stratégiquement évincés du pays, ont tous un clone prospère « made in China ».

Depuis la « révolution verte » de 2009, les autorités iraniennes redoutent plus que tout le numérique et, par son biais, l’influence de la décadence occidentale sur le peuple : le gouvernement a ainsi mis en place un solide réseau de surveillance. En 2012, le blogueur Sattar Beheshti était torturé à mort. Malgré cela, l’Iran est aussi surnommé « blogisthan » tant le nombre de blogs y est élevé. Grâce aux téléphones portables, à internet, la jeunesse de cette théocratie sectaire s’émancipe, respire et écoute la musique venue d’ailleurs tant redoutée par les mollahs.

Dans le monde arabe enfin, le rôle des réseaux sociaux a été largement commenté durant les « printemps arabes ». On peut raisonnablement penser aujourd'hui qu’internet a été un levier des mouvements de démocratisation plutôt que sa cause, une allumette qui a embrasé des feux. Mais comme partout, internet est un outil à double tranchant qui sert aussi la guerre : au Liban, les médias et le numérique font partie des priorités du Hezbollah qui entend, via ses deux principaux médias – Al Manar et Al Nour – mener une guerre psychologique contre Israël. Dans la bande de Gaza, tous les médias et sites web dépendent de partis politiques et le Hamas a ses organes médiatiques : Al Aqsa et Voice of Al Aqsa. Quant au parti ennemi du Hamas, le Fatah, il s’est replié sur internet faute d’être autorisé à publier un média papier. En résumé, l’unicité de l’Islam n’existe pas plus sur le web que dans la réalité. Enfin, soulignons que si le site Islam Online (basé au Qatar et lancé par la « star » de la téléprédication islamiste Youssef Al-Qardaoui) a de nombreux adeptes, l’organisation verticale, très stricte, des hiérarchies musulmanes contredit l’horizontalité inhérente au web.

7. Conclusion

L’ouvrage brosse un état des lieux précis de la planète numérique et éclaire les formidables pouvoirs que le net offre aux nations, aux groupes, aux individus. Il démontre qu’internet ne « déculture » pas, ni ne déracine ou n’aplanit. Au contraire, il fait vivre les différences, il valorise le local, l’histoire et les langues du lieu. Il impacte la vie quotidienne, réelle. Enfin, il ne peut se passer de l’intelligence humaine.

Si l’auteur veut donc nous dissuader de craindre le net ou de déplorer son extension, certains éléments peuvent néanmoins alimenter un scepticisme que résume parfaitement ce court extrait du livre : « Pour tous ceux-là [les “anti-modernes”], le risque n’est pas tant de surfer sur internet ; mais qu’internet surfe sur nous. Non pas tant de lire des livres numériques ; mais que les e-books se mettent à nous lire » (p. 395).

La technologie reste un outil et notre avenir dépendra de ce que nous choisirons d’en faire ensemble, pour le meilleur ou pour le pire.

8. Zone critique

L’ouvrage se distingue par la méthode de son auteur : Frédéric Martel sillonne le monde et nourrit sa réflexion d’enquêtes de terrain précises, d’innombrables face à face avec des interlocuteurs dont il dresse le portrait, rendant ainsi le texte vivant, voire passionnant.

Smart met en lumière bien des aspects positifs de la présence croissante du digital. Sans omettre d’exposer ses dérives autoritaires et belliqueuses, il les minimise peut-être : la mise en place récente d’un système de « note sociale » des citoyens par le gouvernement chinois grâce au numérique ou encore l’abrogation de la neutralité du net aux États-Unis par la Commission fédérale des communications (FCC) assombrissent aujourd’hui le tableau. On ne peut s’empêcher de penser à 1984, ouvrage prophétique de George Orwell.

Par ailleurs, si l’ouvrage montre qu’internet peut être un outil d’émancipation pour les plus défavorisés, il met néanmoins de côté la question éducative. Or, la « digital literacy » ne pourra prendre tout son sens qu’appuyée par des politiques éducatives solides permettant aux futurs adultes de ce monde ultra-numérisé non seulement d’acquérir les fondamentaux de la lecture et de l’écriture, mais aussi de savoir discriminer, hiérarchiser, analyser les informations transmises. Sur la toile, il est effectivement souvent difficile de distinguer les infos des infox et de la propagande, le conseil de la publicité, les articles neutres des articles sponsorisés. Et cela n’est pas gagné.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé

– Frédéric Martel, Smart, Enquête sur les internets, Paris, Stock, 2014.

Du même auteur

– De la culture en Amérique, Paris, Gallimard, 2006.– Mainstream : enquête sur la guerre globale de la culture et des médias, Paris, Flammarion, 2010.– Frédéric Martel, Global Gay, Paris, Flammarion, 2013.– Sodoma : enquête au cœur du vatican, Paris, Robert Laffont, 2019.

Autres pistes

–Laurent Alexandre et Jean-François Copé, L’IA va-t-elle aussi tuer la démocratie ?, J.C. Lattès, 2019– François-Xavier Bellamy, Demeure, Paris, Grasset, 2018.– Yuval Noah Harari, 21 leçons pour le XXIe siècle, Paris, Albin Michel, 2018.– Frédéric Martel, Mainstream, Enquête sur la guerre globale de la culture et des médias, Paris, Flammarion, 2011.– Pierre Mercklé, Sociologie des réseaux sociaux, Paris, La Découverte, 2011.

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