Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Frédéric Schiffter
Dans cet essai sur la notion tant discutée de « beauté », Frédéric Schiffter, « philosophe sans qualités », « nihiliste balnéaire » tel qu’il aime à se nommer lui-même, mêle, à la façon d’un Montaigne, confidences et réflexions philosophiques. Au cours de cette flânerie nostalgique, il convoque femmes aimées, philosophes, artistes peintres, poètes, cinéastes, musiciens, qui lui ont permis, dans cette quête si particulière, de faire l’expérience existentielle de la rencontre avec la beauté, sans laquelle la vie n’aurait plus de sens.
Marchant sur les pas de Schopenhauer, Frédéric Schiffter dévoile sans tergiverser son aversion pour les « philistins », ces individus vides de spiritualité, insensibles à l’esthétique d’une œuvre, d’un paysage, d’un visage. Le philistin comble sa vie d’activités n’ayant d’autre finalité que l’assouvissement d’un désir immédiat, le besoin grégaire d’appartenir à un corps social indifférencié, vulgaire, intéressé.
Pire encore, convaincu de participer au progrès et à la modernité, le philistin méprise ce qu’il juge inutile, dédaigne le farniente qu’il confond avec la fainéantise. Quant à l’art et au beau qu’il ne saurait ressentir intimement, il ne s’en approche que dans le bruit et l’agitation, lors de journées portes ouvertes, d’excursions guidées ou de spectacles sons et lumières.
Voilà donc, en négatif de la caricature sévère de ses contemporains, le portrait de notre philosophe. S’il aime à prendre les allures d’un dandy dilettante, F. Schiffter dessine, tout au long de cet essai, à la manière d’un peintre de la Renaissance, un autoportrait en clair-obscur, tout en nuances, jouant avec les focales et les perspectives.
Se révèle alors au fil des pages, sous l’égide du modèle idéal de l’honnête homme, l’image d’un philosophe amoureux de la nature et des arts, en constant dialogue avec les esprits qu’il admire. De Platon à Baudelaire en passant par Montaigne, il se veut l’observateur lucide et cultivé de ce qui l’entoure, le critique implacable de la comédie humaine, le « spectateur émerveillé du théâtre intime de ses propres fantaisies » (p. 44)
La recherche de l’élégance sous-tend l’écriture et la pensée de Schiffter. Bien plus qu’une posture, une apparence, l’élégance est une façon d’être au monde. L’étymologie du mot nous apprend qu’est « élégante » la personne qui « sait choisir » (elegans est le participe présent du verbe eligere, signifiant « choisir »), celle qui se distingue par son bon goût, son raffinement, plus encore, sa mise à distance de l’ici et du maintenant, de l’immédiat, de l’urgent. C’est de l’élégance, de la distinction, de la distance que naît la beauté.
Aux yeux du philosophe, les belles femmes ne sont pas celles qui sont les plus maquillées, les plus aguicheuses, les plus à la mode. Au contraire, ce sont celles qui dégagent une allure atemporelle, séduisent, l’air de rien, par leur pudeur et la mélancolie de leur regard, donnent l’impression de venir « d’un autre monde » et souvent se retirent dans leur « arrière monde », se laissant aller à la divagation, aux songes et aux souvenirs.
La nostalgie (étymologiquement « le mal du passé ») est l’un des leitmotivs de cet essai : mise à distance de l’instant présent, expérience douloureuse et nécessaire du temps qui passe, la nostalgie n’est-elle pas aussi l’expression d’un âge d’or révolu, d’une patrie céleste, idéale ?Ce paradis perdu et toujours recherché pourrait bien être, au sens platonicien, le monde des Idées : pour Platon, les humains pâtissent de leur enchaînement au « monde sensible » des apparences, de la matérialité, du visible. La philosophie doit leur permettre de s’arracher à leur environnement aliénant, de s’élever vers le monde des Idées, de l’abstraction, du raisonnement, du beau.
De la même manière pour Schiffter, l’art dont surgit la beauté est celui qui nous fait franchir le seuil de notre imaginaire, « nous arrache à la réalité » pour mieux en éclairer les recoins les plus secrets . Cette distanciation d’avec l’immédiateté spatiale et temporelle, comporte trois facettes fondamentales : l’utopie, qui propose une autre vision du monde ; l’achronie, qui abolit « la chronologie ordinaire » du temps, nous soustrait à « la durée qui corrompt les apparences » (p. 111), comme dans les salles obscures où nous nous retrouvons projetés hors de notre quotidien ; le silence, enfin, qui n’est pas l’absence de bruit, mais la quiétude nous permettant d’apprécier le chant des oiseaux, une cantate ou une ballade.
Chez le philosophe, cette distanciation a parfois pris des formes extrêmes, se muant en sentiment de décalage, d’inadéquation au monde, de malaise. « J’étais un exilé, écrit-il parlant de sa jeunesse, mais sans pays d’origine » (p. 3). Imperméable aux modes des années 1960-1970 – comme le rock ou Woodstock – seuls parvenaient à l’intéresser les filles, un certain cinéma (Charlie Chaplin, par exemple, personnage tragi-comique et pessimiste), certains genres musicaux musique (le jazz notamment), mais aussi la contemplation de la nature.
Sans le savoir, c’est l’expérience kantienne du sublime qu’il faisait alors, expérience qui habite l’existence tout un chacun : en effet, si l’art peut nous dévoiler le beau, la nature nous permet d’accéder au sublime. Devant un paysage, nous éprouvons cette sensation particulière de l’« absolument grand », nous faisons « l’expérience à la fois plaisante et troublante de [nous] apercevoir que l’univers dont [nous] admirons l’infinité peut se passer de [nous], qu’il peut [nous] anéantir, qu’il existait avant [nous] et qu’il existera après [nous] » (p. 51). Dans ces instants, la sensation paradoxale d’étrangeté et d’appartenance au monde se fait encore plus vive, la connaissance de la fragilité de la condition humaine s’impose dans sa cruelle vérité à notre conscience.
Ainsi, citant Rousseau, Schiffter souligne l’importance de la promenade, de la flânerie solitaire et silencieuse, une certaine forme de méditation qui ouvre les portes de l’esthétique, du dialogue de l’intériorité de l’être avec son environnement, de l’imagination libre, féconde et éclairée. Si le commun des mortels a tendance à choisir l’agitation de la vie active, la philosophie de Schiffter le pousse à la contemplation, exercice à haute valeur spirituelle, plaisir pur et désintéressé.
Le philosophe se réfère souvent à la théorie platonicienne des Idées, il se démarque cependant de la pensée grecque antique qui associait les notions de beau et de bon. Pour Schiffter, la beauté n’a pas de valeur morale en soi, pas plus qu’elle ne répond à des canons esthétiques prédéfinis.
La beauté d’un visage ne réside pas forcément dans sa perfection plastique, son apparence formelle. Elle est le reflet d’un monde intérieur, d’une part insaisissable de l’être, témoigne d’une fissure, d’une tristesse, comme chez Romy Schneider ou Gena Rowlands. « Je ne prétends pas que la Joie ne puisse s’associer avec la beauté, écrivait Baudelaire, mais je dis qu’elle en est un des ornements les plus vulgaires, tandis que la Mélancolie en est pour ainsi dire l’illustre compagne. » (pp. 26-27)
À cet égard, le philosophe n’établit pas de lien entre beauté féminine et désir : contrairement à Spinoza pour qui la beauté n’existait que par la « grâce d’un désir » (p. 15), Schiffter célèbre le caractère noble, distant, discret et intemporel de ces belles que l’on a peur d’approcher, que l’on préfère souvent admirer avec respect que posséder. Ce sont les jolies femmes – parfumées, apprêtées, joyeuses, impudiques, ancrées dans le monde sensible – qui excitent le désir et provoquent la grivoiserie.
En outre, le beau ne s’appuie pas nécessairement sur le bien. Schiffter l’a en particulier compris grâce à Il était une fois dans l’Ouest et Le bon, la brute et le truand, films de Sergio Leone. Il fait une lecture particulière de ces « westerns spaghettis » et met en lumière la puissance d’envoûtement de la musique, le rôle des paysages arides qui disent l’assèchement des espoirs des pionniers, la mort des cultures amérindiennes, l’agressivité de la modernité et plus encore la dimension esthétique de la laideur. Le philosophe reprend ici l’idée aristotélicienne, reformulée par Kant, selon laquelle « l’art n’est pas la représentation d’une belle chose, mais la belle représentation d’une chose » (p. 71).
Dans le cinéma de Sergio Leone comme dans les peintures de Goya (Désastre de la guerre, par exemple), la laideur trouve une rédemption par l’art. Sa vocation n’est pas seulement de célébrer le bien, mais également de montrer sans complaisance les aspects les plus tragiques et insupportables de la condition humaine.
Déjà hermétique, dans les années 1960-1970, à l’art engagé (à gauche) ou à l’art dit « d’avant-garde », qui avait la faveur de la majorité des intellectuels, F. Schiffter ne s’intéresse pas plus aujourd’hui aux expériences artistiques contemporaines porteuses d’un message, aux œuvres qui chantent « les sentiments élevés, les nobles combats » (p. 92). En effet, s’il prétend s’adresser à la grandeur métaphysique de l’âme, l’art ne saurait être tenu par l’obligation de servir une cause ni être engagé, encagé, dit-il (p. 94). Dans Le Déshonneur des poètes, le surréaliste Benjamin Perret fustigeait de même ses amis Aragon et Eluard qui avaient un temps enrégimenté leur poésie au service du patriotisme.
Insensible aux œuvres engagées, le philosophe comprend néanmoins la démarche des artistes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle qui, horrifiés par la violence, ne surent apporter d’autre réponse esthétique aux carnages des guerres que le refus de la beauté, le recours au macabre et au grotesque, le rejet de l’art pompier et académique alors au service de la gloire et du pouvoir. « Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. Et je l’ai trouvée amère. Et je l’ai injuriée », écrivait ainsi le jeune Rimbaud en 1873 dans le prologue d’Une saison en enfer ; quelques décennies plus tard, à la fin de la Première Guerre mondiale, Marcel Duchamp exposait ses scandaleux ready-made .
Le fonctionnement actuel du marché de l’art contribue aussi à éloigner le philosophe de la production artistique contemporaine qu’il n’hésite pas à qualifier d’« académisme de l’insignifiance et de la non-création », de rouage du « processus général d’anesthésie des consciences à l’œuvre dans le capitalisme planétaire » (p. 104) : évoluant dans les sphères de la phynance, pour reprendre le mot ironique d’Alfred Jarry, les héritiers arrogants et snobs de Warhol ont, selon lui, perdu de vue la beauté.
Les surréalistes avaient aussi exprimé leur dégoût de la rationalité marchande et technoscientifique de la société moderne : les déviations, les déviances, les dissidences de l’imagination furent leur meilleure réponse artistique, leur « action directe […] au service du merveilleux » (p. 101). S’inspirant de la pratique freudienne des associations libres et automatiques des idées, des pensées, des représentations, ils voulaient débrider l’imagination et l’inconscient, produire des chocs esthétiques nouveaux.
De la même manière, F. Schiffter aime laisser vagabonder librement sa « mémoire esthétique » (p. 88) dont surgissent, sans rationalité apparente, des associations entre artistes, champs, mouvements artistiques (jazz et baroque par exemple). Dans ces instants de « désordre onirique », le sentiment de la beauté s’éveille en lui, les correspondances construisent son « décor intérieur », résonnent « comme de longs échos qui de loin se confondent dans une ténébreuse et profonde unité, vaste comme la nuit et comme la clarté » (Charles Baudelaire, pp. 87-88).
Rien d’inné dans ce processus, tout est affaire d’éducation, de longs moments passés en compagnie d’œuvres qui nous aident à aiguiser notre sensibilité, à raffiner notre goût, mais aussi à élargir notre connaissance du réel : « Grâce à l’art, écrivait Marcel Proust, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition. » (p. 85).
Plus encore, pense Schiffter après Wilde : « La nature n’existe, ne prend forme que par l’art » (Oscar Wilde, p. 125). Schiffter évoque ici la puissance démiurgique de l’art, qui ne dévoile pas simplement la réalité, mais nous la montre sous un jour nouveau, la réinvente. Ce faisant, il ne nous éloigne pas de la vie, bien au contraire, il nous permet de renouveler constamment notre connaissance des archétypes fondamentaux de la condition humaine (le temps, la mémoire, la mort, l’amour, le sacré, etc.). Ainsi, nous enseigne le philosophe : « L’art, le savoir-faire, est aussi un faire-savoir » (p. 146).
Loin de l’image d’un penseur torturé enfermé dans sa tour d’ivoire, répugnant à se mêler aux choses de l’ici-bas, Fréderic Schiffter se présente dans cet essai tout au contraire comme un homme de désirs, profondément ancré dans un monde qu’il cherche à apprivoiser et connaître grâce à l’art et à la quête incessante de la beauté. En conclusion nous dit Schiffter, contrairement à ce que l’intuition pourrait nous amener à penser, art et beauté n’enjolivent pas forcément la réalité : ils nous révèlent aussi parfois les aspects les plus tragiques, les plus cruels, les plus crus de l’existence, comme dans les toiles de Francis Bacon « où la vie et la mort vont bras dessus, bras dessous » (p. 146). La beauté est donc un apprentissage et, comme la philosophie, un moyen d’apprivoiser la vie et peut-être la mort.
À l’instar de Théophile Gauthier, l’essayiste défend ardemment la conception de « l’art pour l’art ». Libre de tout message social ou politique, l’art serait plus percutant et serait alors à même d’atteindre une dimension existentielle.
Cependant, certaines œuvres ne puisent-elles pas, précisément, leur puissance créatrice et esthétique dans la force de leur engagement : la peinture explosive de Basquiat, la poésie de Césaire, le jazz de Max Roach, le cinéma de Depardon ?
Par ailleurs, le dandysme du philosophe l’amène à valoriser une esthétique raffinée et ciselée, mais la beauté ne réside-t-elle pas aussi parfois dans les choses simples, brutes, voire modestes, tel l’outil de l’artisan, comme le montre bien l’approche esthétique japonaise zen du wabi-sabi ?On peut enfin discuter du caractère élitiste de la vision de la culture présentée dans cet essai et avancer l’idée que la non-connaissance des arts et des lettres n’est pas forcément un signe de bêtise ou de mauvais goût – ce « philistinisme » que méprise F. Schiffter –, mais qu’elle résulte le plus souvent d’un processus de distinction et de discrimination sociale largement étudié par le sociologue Pierre Bourdieu.
Ouvrage recensé– La beauté, une éducation esthétique, Éditions Autrement, coll. Les Grands Mots, Paris, 2012.
Du même auteur– Petite Philosophie du surf, Paris, Milan, 2005.– Le Philosophe sans qualités, Paris, Flammarion, 2006.– Philosophie sentimentale, Paris, Flammarion, 2010.– On ne meurt pas de chagrin, Paris, Flammarion, 2016.
Autres pistes– Pierre Bourdieu, La Distinction, critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 2016 [1979].– Umberto Eco, Histoire de la Beauté et Histoire de la laideur (coffret en 2 volumes), Paris, Flammarion, 2013 [2004-2007].– Marc Jimenez, La querelle de l’art contemporain, Paris, Gallimard, Collection Folio essais, 2005.– Charles Pépin, Quand la beauté nous sauve, Paris, Éditions Marabout, 2014.– Alain Séguy-Duclot, Leçons sur l’esthétique de Kant, Paris, Ellipses, 2018.