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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Frédérique Lachaud
Jean sans Terre (1166-1216) appartient à la cohorte des tyrans et des mauvais princes du Moyen Âge dont la néfaste réputation a traversé les siècles. Considéré comme un traitre de son frère Richard Cœur de Lion, incapable, face à Philippe Auguste, de conserver les terres de la dynastie Plantagenêt en France, Jean fut également accusé d’opprimer les populations sous sa domination. Il est toutefois crédité par les historiens d’avancées majeures dans le gouvernement de l’Angleterre et de l’Irlande. Loin d’une tentative de réhabilitation, cette étude de Frédérique Lachaud les différentes facettes d’une personnalité complexe.
C’est sous la figure du « prince Jean », le frère de Richard Cœur de Lion, que Jean sans Terre nous est sans doute le plus familier. Il était le dernier fils du roi Henri II d’Angleterre et d’Aliénor d’Aquitaine : parce qu’il n’était pas destiné à monter sur le trône, il fut surnommé « Jean sans Terre ». La plume des chroniqueurs lui a construit une réputation exécrable, que l’on retrouve notamment dans toutes ses représentations issues de la légende de Robin des Bois.
À première vue, le bilan politique de ce roi mal aimé semble effectivement catastrophique, avec la perte de nombreux territoires anglais ou la défaite de Bouvines contre le roi de France Philippe Auguste en juillet 1214. Frédérique Lachaud entend, avec cette première biographie du monarque, déconstruire toutes les idées reçues qui le concernent. Pour ce faire, l’historienne s’appuie sur de nombreuses sources, mêlant documents judiciaires, administratifs ainsi que des correspondances qui laissent entrevoir une image bien plus nuancée que celle diffusée depuis huit siècles. Il en ressort l’image plus subtile d’un souverain capable, actif, mais souvent dépassé par les événements.
Les premiers chapitres de l’étude de Frédérique Lachaud reviennent sur la jeunesse et la formation de Jean, fils cadet de Henri II Plantagenêt et d’Aliénor d’Aquitaine. Les informations disponibles à ce propos sont peu nombreuses. Dans les premières années de sa vie, il fut à peine mentionné par les chroniqueurs et n’apparut que rarement dans la documentation administrative, si bien qu’il est difficile de retracer les premiers temps de son existence, voire d’être certain de la date et du lieu de sa naissance. Malgré tout, les études récentes suggèrent qu’il naquit en Angleterre, probablement à la Tour de Londres, entre le 24 et le 27 décembre 1166. Quant à son éducation, s’il ne fait aucun doute qu’il reçut très tôt un maître pour le former, les premières mentions de dépenses relatives à son entretien concernent les années 1176-1177. À l’exemple de tous les membres de sa famille et d’une partie de la haute aristocratie, la vie du jeune garçon devint rapidement itinérante, avec des allers-retours réguliers entre l’Angleterre et la Normandie.
Le surnom donné à Jean, « sans terre », sine terra, s’il est couramment utilisé par les historiens de langue française, se rencontre plus rarement dans l’historiographie anglophone, qui évoque simplement « le roi Jean ». Il lui vint lors du premier partage opéré par Henri II Plantagenêt entre ses fils, en 1170, alors qu’il était malade, et dont Jean se trouva exclu parce que trop jeune. Par la suite, plusieurs chroniqueurs reprirent cette image du souverain sans terre, très dépréciative à une époque où la richesse et le prestige passaient par la possession et la maîtrise d’un domaine qui devait être le plus étendu possible.
Un nouveau partage, en 1174, vint préciser ce qui devait revenir à chacun des fils de Henri II, en terres et en rentes, et, cette fois, le jeune Jean ne fut pas oublié. Il fut également fait comte de Cornouailles en 1175. Avec la mort prématurée de plusieurs de ses frères, et notamment celle de Geoffroi en août 1186, l’hypothèse d’une accession au trône en cas de décès de Richard Cœur de Lion, lui-même sans héritier direct, se précisait.
Frédérique Lachaud ne manque pas de souligner que Jean sans Terre fut confronté à de grandes responsabilités politiques dès son entrée dans l’âge adulte, dont il tira des expériences décisives. Ainsi en fut-il de l’expédition du jeune prince en Irlande, dont Henri II avait été investi de la domination de l’île par le pape Alexandre III dès 1172. Le roi y envoya Jean au printemps 1185 après l’avoir adoubé, avec pour mission d’y affirmer l’autorité royale. Le prince commandait alors une troupe embarquée dans une soixantaine de navires, mais il ne parvint pas à manœuvrer avec suffisamment d’habileté entre les chefs gaéliques et les différentes générations de colons anglais d’Irlande pour y imposer son influence.
Malgré cet échec relatif, Jean fit tout de même en sorte de créer sur place un réseau de fidèles, en donnant des terres irlandaises à certains de ses compagnons, comme Ranulf de Glanville ou Theobald Walter dont il profita lors de son accession au trône. De même, ses activités politiques sur place furent nombreuses comme en témoignent les 43 chartes irlandaises qui sont parvenues jusqu’à nous, ou les châteaux pour lesquels il ordonna la construction dans cette périphérie du royaume d’Angleterre.
Lorsque Richard Cœur de Lion, couronné roi en 1189, partit pour la croisade en 1190, il laissa de nombreux territoires sous la garde de Jean. Ce dernier reçut des fiefs en Normandie, en Angleterre et en Irlande. Ce fut une période d’intense activité politique, diplomatique et administrative. Plus encore, quand Richard fut fait prisonnier par Léopold, duc d’Autriche, à son retour de la Guerre sainte en 1193, Jean rencontra le roi de France Philippe Auguste et obtint d’être reconnu comme duc de Normandie, seigneur de toutes les terres patrimoniales en France, et roi d’Angleterre ; la trahison envers son frère était complète.
Il reçut encore la promesse d’un mariage avec Adèle, sœur de Philippe Auguste, qui fut, un temps, promise à Richard. Néanmoins, ces tentatives de Jean se heurtèrent à la solidité du dispositif instauré par Richard au moment de son départ, et un conseil de barons parvint à faire excommunier le jeune prince. Au retour de son frère en 1194, il n’eut pas d’autre choix que de se soumettre ; sa réputation en fut écornée tandis que celle de Richard était auréolée de la gloire acquise à la croisade.
La seconde partie de l’ouvrage de Frédérique Lachaud s’ouvre sur l’accession contestée de Jean au trône d’Angleterre, après la mort de Richard en 1199, victime d’un tir d’arbalète. Les sources disponibles ne s’accordent pas sur le nom de l’héritier légitime de la couronne : si pour Roger de Howden et Ralph de Diceto, il s’agissait bien de Jean, en revanche, Raoul de Coggeshall n’évoqua aucune disposition testamentaire prise par Richard en faveur de son frère cadet.
Certes, les deux hommes s’étaient réconciliés et, à partir de 1197, Jean fut présent lors de grandes cérémonies publiques, où il tint une place de premier rang. Mais si Richard n’avait pas d’enfant légitime pour lui succéder, sans doute espérait-il encore en avoir. De plus, l’historienne justifie les hésitations de Richard par l’existence d’autres prétendants au trône : ses neveux, et notamment Arthur, le fils posthume de Geoffroi, mort en 1186.
Les raisons étaient nombreuses pour refuser de voir Jean devenir roi : il ne s’était guère illustré par ses prouesses militaires, il avait trahi son frère en tenant d’usurper sa couronne, et il avait comploté avec le roi de France, ennemi héréditaire de la dynastie Plantagenêt. Toutefois, pour les puissants aristocrates qui possédaient des terres des deux côtés de la Manche, il demeurait le choix politique le plus raisonnable, car il assurait l’intégrité et le maintien du royaume. Il fallait donc désormais à Jean d’asseoir sa légitimité sur un ensemble Plantagenêt qui s’étendait du nord de l’Angleterre jusqu’à l’Aquitaine.
Le début du règne s’avéra mouvementé. Philippe Auguste devint rapidement un adversaire et, malgré une indéniable clairvoyance politique, Jean ne parvint pas à dominer le jeu féodal en France où les vassaux se trouvaient partagés entre l’allégeance au Plantagenêt ou au Capétien. L’exemple le plus marquant est celui du second mariage de Jean avec Isabelle d’Angoulême, au détriment d’Hugues de Lusignan qui se tourna alors vers Philippe Auguste pour chercher réparation. Par cette union, Jean pensait reproduire le coup de génie de son père qui avait obtenu l’Aquitaine par son mariage avec Aliénor.
Entre 1202 et 1204, une guerre opposa en Normandie le roi de France à celui d’Angleterre. À nouveau, dans le récit de cette campagne, Frédérique Lachaud rend justice aux manœuvres stratégiques judicieuses de Jean, qui font mentir sa réputation d’« épée molle ». Son erreur fut de quitter le continent pour aller lever des soutiens en Angleterre : la forteresse normande de Château-Gaillard, qu’il pensait imprenable, interpréta ce départ comme une défection de la part du souverain et finit par tomber. Philippe Auguste s’empara alors de la clé de voûte de la Normandie et put dès lors mener la conquête de la région. Le 24 juin 1204, il entrait à Rouen.
La perte de la Normandie, ainsi que de nombreux territoires jusqu’au Poitou, interroge sur l’implication de Jean dans la décomposition de l’empire Plantagenêt. L’historienne refuse de faire du souverain l’unique responsable de cette dislocation. Elle considère le territoire trop étendu et trop hétéroclite pour être gouvernable sur le long terme. L’échec de Jean résida dans son incapacité à gagner l’affection de ses différents vassaux, ce que l’historienne considère au demeurant impossible, tant les aspirations au sein de cette nébuleuse aristocratique, présente des deux côtés de la Manche, pouvaient entrer en concurrence. Le roi se trouvait confronté au triple défi d’organiser ses réseaux de fidélité en ménageant les susceptibilités de chacun, de contrôler le pouvoir de ses vassaux afin qu’ils ne deviennent pas trop puissants.
Enfin, il fallait surveiller les seigneurs des régions frontalières à la fidélité variable – dans les marges orientales de la Normandie anglaise, on préférait par exemple reconnaître l’influence capétienne plutôt que la lointaine tutelle de Jean. La tâche fut difficile au point que les barons anglais révoltés finirent par lui imposer la « Grande Charte » le 15 juin 1215. Ce texte, également appelé Magna Carta, volontiers considéré par les historiens comme le premier pas de l’évolution de l’Angleterre vers la monarchie parlementaire, limitait les pouvoirs du souverain en instaurant un Grand Conseil qui pouvait s’opposer aux décisions prises.
Frédérique Lachaud ajoute également une correction à un élément communément admis par l’historiographie. Longtemps, les défaites de Jean sans Terre ont été considérées comme le point de départ d’un repli anglais sur les îles Britanniques ; l’historienne montre que justement Jean n’eut de cesse que de lancer de nouvelles expéditions sur le continent afin de récupérer son patrimoine perdu.
L’ouvrage étudie également la politique ecclésiastique de Jean sans Terre. Il entendait contrôler étroitement le clergé anglais, ce qui lui valut un conflit violent avec le pape ; Innocent III jeta alors l’interdit sur le royaume d’Angleterre et excommunia Jean de 1209 à 1213. Si ce dernier parvint à résoudre la situation et à faire du souverain pontife son allié pour le reste du pontificat, cet épisode contribua toutefois à alimenter les critiques et les représentations négatives à son encontre.
Jean sans Terre fut décrit par les chroniqueurs du temps comme faible et paresseux, mais également lâche et cruel. Le récit de la Philippide, biographie à la gloire de Philippe Auguste composée vers 1224, le décrivait comme un personnage soumis à la luxure, maléfique et tyrannique : il aurait fait assassiner Arthur, son neveu, et héritier légitime des Plantagenêt, il aurait mené des guerres injustes et sanglantes, il aurait dépouillé le clergé de ses biens. L’historienne précise toutefois que cette dépréciation ne fut pas spécifique à Jean. Celui-ci se trouvait en réalité pris dans une entreprise historiographique globale de dévalorisation des Plantagenêt, qui débute dans les premières années du XIIIe siècle. Sous la plume de nombreux chroniqueurs, Henri II était un rejeton du diable et Aliénor une sorcière.
Frédérique Lachaud questionne ces représentations, en les comparant à la politique effective de Jean et aux pratiques littéraires des chroniqueurs médiévaux. Elle décrit ainsi un souverain conscient des difficultés, soucieux de répondre aux plaintes des barons dont il était le suzerain, et très actif dans ses déplacements à travers l’immense espace Plantagenêt, parcourant 20 à 24 kilomètres par jour. De plus, l’analyse ne se limite pas à la personne de Jean, mais cherche également à comprendre sa politique dans les différents réseaux où il occupait une place. On sait ainsi que Jean avait de nombreuses maîtresses, ce qui lui valut l’image d’un roi libidineux.
Pourtant, il envisageait probablement ces relations avec des femmes de la haute noblesse comme un enjeu stratégique : ses enfants illégitimes constituaient des pièces à disposition sur l’échiquier politique, qu’il s’agisse de Richard, capitaine loyal au service de son père dans le Kent, ou de Jeanne, épouse du prince gallois Llywelyn.
Cette étude offre à la lecture un récit détaillé du règne de Jean sans Terre ainsi qu’un panorama complet de ses pratiques politiques. La méthode employée par Frédérique Lachaud permet de questionner les éléments qui contribuent à façonner la figure du souverain mauvais, véhiculée depuis le XIIIe siècle. Finalement, l’historienne décrit une personnalité complexe, et un homme qui ne fut sans doute pas plus cruel ni débauché que son frère Richard Cœur de Lion. Elle souligne l’énergie de ce roi et le talent de ses administrateurs, en dépit de certaines critiques légitimes, notamment la dureté de ses décisions ou le fait qu’il n’hésite pas à usurper des pans de l’exercice du pouvoir à son profit.
Mais quel que soit le jugement que l’on porte sur le personnage ou son action, il ne fait nul doute, en tout cas, que le règne de Jean sans Terre fut bien un moment majeur pour l’histoire des îles Britanniques, marquée par le mouvement des barons qui jetait les fondements d’une pensée sur la limitation des pouvoirs du roi.
Cette biographie, la première de Jean sans Terre, constitue – ou constituera – assurément une œuvre de référence. La dimension politique du règne du roi est remarquablement envisagée par Frédérique Lachaud. Le témoignage contenu dans les chroniques est envisagé avec beaucoup d’attention comme des sources historiques qui obéissent à des logiques narratives précises ; le recul pris par l’historienne vis-à-vis de ces textes est éclairant. En cela, elle participe à la déconstruction de l’image d’un roi malmené par l’historiographie durant huit siècles.
L’ouvrage est complété de cartes et de tableaux expliquant l’ordre de succession au trône d’Angleterre depuis 1066 jusqu’en 1199. Il se lit avec – grand – plaisir, ouvre de nombreuses pistes de recherche et participe à la réhabilitation du genre de la biographie historique.
Ouvrage recensé– Jean sans Terre, Paris, Perrin, 2018.
De la même auteure– Frédérique Lachaud, L’Éthique du pouvoir au Moyen Âge. L’office dans la culture politique (Angleterre, vers 1150-vers 1330), Paris, Garnier Classiques, 2010.
Autres pistes– Martin Aurell, L’Empire des Plantagenêt, 1154-1124, Paris, Perrin, 2002.– Jean Flori, Richard Cœur de Lion. Le roi chevalier, Paris, Payot, 1999.– Bruno Galland, Philippe Auguste : le bâtisseur du royaume, Paris, Belin, 2014.– Régine Pernoud, Aliénor d’Aquitaine, Paris, Albin Michel, 1965.