Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Friedrich Hayek
Dans cet ouvrage publié en trois volumes entre 1973 et 1979, l’auteur s’attache en particulier à étudier les règles de fonctionnement des sociétés et à démontrer l’absence de signification du concept de « justice sociale ». Il réfléchit également aux institutions à mettre en œuvre pour préserver la liberté des individus au sein de sociétés qui n’ont cessé de se bureaucratiser. De nos jours, son œuvre continue de susciter les passions et de larges débats.
La Route de la servitude est publié au cours de la Seconde Guerre mondiale. Les débats économiques de l’entre-deux-guerres opposant libéraux et socialistes président à la rédaction de l’ouvrage.
Ces courants s’opposent quant à la possibilité de mettre en œuvre une planification économique. La thèse principale défendue dans ce livre est que la volonté planificatrice repose sur une incompréhension du fonctionnement des mécanismes concurrentiels. Cette volonté s’oppose selon Hayek à la philosophie politique libérale et conduit nécessairement aux totalitarismes.
Nous exposons dans ce compte-rendu les étapes principales de l’argumentation de Hayek. Il commence par définir la philosophie de l’individualisme pour ensuite condamner, au nom de cette philosophie, le recours à la planification économique. Ce faisant, il propose un réexamen de deux concepts majeurs de la science économique : la concurrence et le monopole. Nous montrons ensuite comment les termes équivoques de liberté et de pouvoir sont au cœur de la controverse entretenue entre Hayek et ses adversaires. Enfin, nous donnons un bref aperçu de la postérité de l’ouvrage et des critiques qu’on a pu lui adresser.
La philosophie de l’individualisme est le point de départ de l’analyse de Hayek. Elle repose sur deux postulats :- le postulat de la souveraineté individuelle : l’homme a « ses opinions et ses goûts qui n’appartiennent qu’à lui » et déterminent ses choix (p. 17) ;- le postulat de la connaissance limitée de l’esprit humain : « Aucun esprit ne pourrait embrasser l’infinie variété des besoins divers d’individus divers qui se disputent les ressources disponibles » (p. 66).
De la combinaison de ces deux postulats Hayek conclut qu’il n’existe aucune échelle de valeurs unique que l’on pourrait connaître au sein de la société. En d’autres termes, il n’existe pas d’accord sur les finalités désirées socialement, et, quand bien même il existerait, on ne pourrait le connaître. Dès lors il est préférable de laisser aux individus la liberté de choisir les fins qu’ils désirent poursuivre. En effet, pour l’auteur, la liberté s’exprime pleinement en l’absence de toute coercition, de tout pouvoir de contrainte exercée sur autrui. Un système individualiste est à ses yeux le meilleur, car « il élargit plus que tout autre système le champ ouvert aux choix personnels ».
À l’inverse, le planisme, c’est-à-dire les interventions étatiques mises en œuvre afin de réguler le système économique, au nom de la lutte contre les aléas du système et le chômage, conduit nécessairement à soumettre les forces individuelles qui composent la société vers la poursuite d’un but unique.
Du fait de la diversité des besoins humains et de l’impossibilité de les connaître tous, la mise en œuvre de politiques visant à guider la production et l’allocation des ressources ne peut pas être menée sans exercer une contrainte sur les choix des individus .
En économie, la notion “d’allocation des ressources” désigne le mécanisme qui détermine ce qui est produit, les quantités produites, détermine qui achète ces productions et à quel prix. Le marché, au sens générique, est un mécanisme d’allocation des ressources décentralisé où le système des prix permet de coordonner les décisions d’une multitude d’individus. Le mécanisme d’allocation des ressources qui s’oppose au marché est un mécanisme de planification étatique centralisé, où un bureau central affecte les ressources à tel ou tel secteur d’activité plutôt que tel autre et spécifie jusqu’aux usages des productions. Depuis la Première Guerre mondiale au moins, l’allocation des ressources dans les pays développés revêt, et Hayek le déplore, une forme mixte entre le marché et la planification.
Mais la liberté, définie comme absence de coercition, est une valeur qui, selon Hayek – bien que conscient que son « prix immédiat » puisse être « parfois élevé » –, doit primer sur la sécurité économique et sociale des individus (p. 58). Son opinion, illustrée par des exemples historiques, repose sur trois arguments essentiels.
Premièrement, le rôle de l’État doit être de fournir « une « armature juridique soigneusement conçue », mais non d’intervenir directement sur l’économie. L’idée est de créer un ensemble de lois qui favorisent la croissance économique dont le contenu sera déterminé non par une autorité centrale mais par les besoins que les individus expriment sur le marché (p. 41). Deuxièmement, Hayek considère que le processus de civilisation s’accompagne d’une augmentation de la diversité des besoins et des valeurs, de telle sorte que la planification est d’autant moins adaptée aux sociétés modernes.
Dans une logique renvoyant à la sociologie de l’action collective, il estime que l’accord entre une multitude d’individus sur des objectifs communs ne peut se faire que sur un programme contestataire, fondé sur « l’envie des plus favorisés ». Contrairement au plan qui détermine arbitrairement ces objectifs, le marché permet de coordonner une multitude d’individus en respectant leurs objectifs individuels (p.147).
Hayek condamne enfin toutes les formes d’organisations conscientes de la société. Héritée des Lumières, la croyance selon laquelle on peut maîtriser rationnellement les interactions sociales entre en contradiction avec l’extrême hétérogénéité des besoins, valeurs et goûts humains et leur évolution constante. L’auteur considère alors que le seul mécanisme de coordination qui respecte cette hétérogénéité ainsi que la liberté des individus est un système de marchés concurrentiels.
Selon Hayek, la concurrence est un processus de coordination des actions individuelles généralement plus efficace dans la mesure où elle permet l’expression de la diversité des besoins et où elle ne requiert pas qu’une autorité centrale les connaisse tous.
Ce sont les prix qui informent sur les goûts et les besoins des individus. Ils ne dépendent pas pour autant des décisions d’acteurs économiques particuliers. Au-delà de son efficacité économique, Hayek attribue à ce mécanisme de coordination une valeur éthique : étant un mécanisme impersonnel, il est par conséquent un mécanisme impartial.
À l’inverse, la planification repose toujours sur des choix arbitraires, contraires à l’éthique libérale défendue par notre auteur. L’État libéral minimal qui se contente de garantir la concurrence n’est pas, à l’inverse des États interventionnistes, un État moralisateur. Il garantit la liberté de chacun de poursuivre ses propres fins. Hayek déplore, au niveau politique, l’importance prise par le pouvoir exécutif sur le pouvoir législatif. Or les lois, à la différence des décisions des gouvernements, ont la même vertu que le mécanisme concurrentiel : elles sont des règles impersonnelles.
Eu égard à sa conception de la concurrence, Hayek condamne les monopoles. Dans la mesure où les entreprises qui disposent d’une position monopolistique sont en mesure de décider de leurs prix, le mécanisme d’allocation des ressources n’est plus impartial.
Or la mise en œuvre de politiques interventionnistes visant à lutter contre la crise s’est faite au détriment du respect des mécanismes concurrentiels. Hayek conteste certes que les monopoles privés puissent disposer d’un pouvoir aussi important que les monopoles publics. Pour autant, il met en garde contre l’émergence des économies mixtes, que ce soit en Allemagne, en Russie, en Angleterre ou aux États-Unis.
Des monopoles privés s’assurant le soutien de l’appareil d’État ne peuvent que menacer la liberté des individus. Si la philosophie libérale de Hayek et sa vision de la concurrence comme processus de coordination permettent de comprendre sa condamnation du planisme et des monopoles, un des enjeux fondamentaux de son argumentation réside dans le sens singulier qu’il accorde aux termes de « liberté » et de « pouvoir ».
On retrouve les clés de compréhension de son opposition au planisme dans deux notes de bas de page de La Route de la servitude. Qu’ils soient de tendances réformiste ou révolutionnaire, les économistes et intellectuels favorables à une maîtrise sociale consciente de l’économie le font tous au nom de la liberté. Ils mobilisent donc le concept même qu’Hayek leur oppose. Ce dernier estime toutefois qu’ils confondent la liberté avec le pouvoir – au sens de « capacité qu’a l’individu de satisfaire ses besoins ».
Il attribue notamment cette confusion à l’influence de la philosophie instrumentaliste de John Dewey – ce « philosophe dirigeant de la gauche américaine (p. 29)» – pour qui la connaissance est un outils mis au service de la transformation du monde. Pour reprendre une distinction philosophique classique, on peut dire que l’argumentaire de Hayek repose sur une définition négative de la liberté, l’absence de contrainte, alors que les partisans de la mise en œuvre de politique de planification ont une vision reposant sur une définition positive de la liberté.
Ces derniers, aux yeux de Hayek, font primer la sécurité économique et sociale des individus – qu’il s’agit de garantir par la maîtrise de l’allocation et de la distribution des ressources – sur l’absence de coercition. À l’ambiguïté de l’usage du terme « liberté » s’ajoute l’ambiguïté du terme même de pouvoir. Selon Hayek, ce dernier désigne tant la capacité des êtres humains à réaliser une action que la capacité d’un processus à être déterminant, c’est-à-dire à générer des effets. Alors que le pouvoir exercé par des humains est toujours arbitraire à ses yeux – et représente donc une entrave à la liberté –, le pouvoir des mécanismes concurrentiels de marché pouvoir de déterminer l’allocation des ressources est impersonnel (p. 154). car il est le résultat émergent de l’action non concertée d’une multitude d’individus.
L’ouvrage, qui fut un véritable best-seller aux États-Unis, donne à son auteur une audience en dehors des cercles académiques. Son livre suscita nombre de réactions de la part des défenseurs d’une maîtrise sociale de l’économie . Hayek deviendra progressivement la figure de proue du libéralisme et de la « contre-révolution néolibérale » à partir de la fin des années 1970.
Si La Route de la servitude est un essai motivé par la conjoncture historique, Hayek a poursuivi l’agenda de recherche esquissé dans ce livre dans deux autres ouvrages majeurs : La Constitution de la liberté, à la fois une histoire du droit et une réflexion sur le rôle des normes juridiques dans la préservation de la liberté et de la coordination « spontanée » des individus, et Droit, législation et liberté, la grande synthèse de la pensée de Hayek.
Quatre grandes critiques peuvent être adressées à La Route de la servitude. Les deux premières portent sur le thème de la concurrence.
Hayek affirme que « seuls ceux qui se souviennent de l’autre avant-guerre savent à quoi ressemble un monde libéral » (p. 15). On peut premièrement penser qu’Hayek a une vision non seulement idéalisée de la concurrence telle qu’elle a pu fonctionner au cours des XVIIIe et XIXe siècles, mais également désuète, dans la mesure où les structures économiques générées par la seconde révolution industrielle ont rendu impossible la restauration de marchés où se concurrençentde petites unités de production. La technologie moderne (électricité, chimie, chemin de fer) requiert une intégration des procès de production au sein de grandes unités (fabriques, manufactures, usines), lesquels ont pris la forme juridique de la société anonyme. Or l’existence de d’entreprises de grande taille est contraire au modèle concurrentiel décrit par Hayek comme nécessaire afinde « réaliser l’idéal » des philosophes libéraux du XIXe siècle qu’il appelle de ses vœux.
Cela nous amène à la deuxième critique. La concurrence étant un processus, elle est susceptible, comme l’ont montré Marx, Veblen ou Schumpeter, de produire le monopole. Dès lors, condamner les monopoles privés, notamment ceux arrivés à cette position sans le soutien d’une intervention étatique, ne reviendrait-il précisément pas à exercer une coercition arbitraire sur le résultat même du jeu de forces impersonnelles ?Troisièmement, si l’on accepte l’idée que la concurrence produit toujours du pouvoir de marché, la distinction de raison qu’établit Hayek entre un pouvoir exercé consciemment et un pouvoir exercé inconsciemment perd de sa valeur. Qu’est-ce qui différencie en effet le pouvoir exercé par l’individu dans le cadre d’une coordination marchande du pouvoir exercé par un individu dans le cadre d’une coordination administrative ?
Enfin, certains ont estimé qu’il y avait une contradiction chez Hayek entre sa théorie de l’évolution culturelle, laquelle laisserait entendre que la sélection des institutions est toujours efficace, et sa défense de la société libérale en voie de disparition. Si cette société est la meilleure comme l’estime Hayek, pourquoi est-elle remplacée par des sociétés où l’intervention étatique est croissante ?
Ouvrage recensé
– La Route de la servitude, Paris, PUF, coll. « Quadridge », 2013.
Autres ouvrages de Hayek
– F. A. Hayek, « L’utilisation de l’information dans la société » [1945], Revue française d’économie, vol. 1, no 2, 1986, p. 117-140.– F. A. Hayek, Droit, législation et liberté [1973-1979], Paris, PUF, 2013.
Autres pistes
– G. Campagnolo, Carl Menger entre Aristote et Hayek. Aux sources de l’économie moderne, Paris, CNRS Éditions, 2008.– J.-P. Dupuis, Le Sacrifice et l’Envie. Le libéralisme aux prises avec la justice sociale, Paris, Calmann-Lévy, 1992.– S. Gloria-Palermo, L’École autrichienne, Paris, La Découverte, 2013.– R. Servant, « Libéralisme, socialisme et État providence », Revue économique, vol. 65, no 2, 2014, p. 373-390.