Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Gabriel Martinez-Gros
Dans cet essai d’histoire comparée, l’auteur analyse la forme politique que constitue l’empire en s’appuyant sur la réflexion d’Ibn Khaldûn (1332-1406), « le seul philosophe de l’histoire et du pouvoir qui ne soit pas européen » (p. 9). En décrivant la naissance, l’essor et la disparition des empires, Ibn Khaldûn a élaboré une théorie politique dont Gabriel Martinez-Gros vérifie dans quelle mesure elle est applicable aux constructions dites impériales depuis l’Antiquité en Eurasie.
Les contemporains associent volontiers la notion d’empire au colonialisme ultramarin de quelques États européens du XIXe siècle ou à la domination économique, celle d’un pays ou d’une firme transnationale par exemple. Il faut rappeler que l’imperium, dont dérive le terme « empire », désigne, dès l’époque royale à Rome, un pouvoir transmissible de commandement civil et militaire, religieux également. Les conquêtes romaines en ont ensuite renforcé la portée territoriale. Ce pouvoir expansionniste est également centralisé.
L’empire constitue une communauté politique complexe. Il suppose une dynamique dont ne rend pas compte le concept d’« État », quant à lui marqué par un certain « immobilisme » (p. 13). Au XIVe siècle, le lettré arabe Ibn Khaldûn s’est intéressé aux mécanismes constitutifs de l’empire, qu’il définit dans son Livre des Exemples (Kitâb al‘Ibar), alors que l’unité du monde musulman, à laquelle la notion d’empire est associée, n’est déjà plus qu’un souvenir.
Selon Ibn Khaldûn, la brutalité conquérante des périphéries « bédouines », qu’il nomme ‘asabiya, s’exerce sur un territoire riche et peuplé. Ce nouveau pouvoir, nécessairement étranger, s’impose alors à une population qu’il désarme et dont il exige le versement de l’impôt. Cependant, la barbarie s’émousse au contact de la civilisation, si bien qu’un pouvoir impérial peut lui-même être victime d’une ‘asabiya concurrente, au bout de cent vingt ans en moyenne, affirme le penseur. Paradoxalement, « c’est la non-violence qui crée la violence » (p. 15). Pour se prémunir de la menace, l’empire doit rétribuer la barbarie des tribus enrôlées à son service. Le recours à la violence des confins favorise ainsi l’essor de la civilisation.
Ce schéma est-il toujours valide en ce qui concerne les empires identifiés comme tels par les historiens ? Gabriel Martinez-Gros tente de le vérifier dans une enquête qui le conduit de l’Antiquité à l’époque contemporaine.
L’émergence d’un empire repose sur deux conditions principales : d’une part l’existence d’un bassin de peuplement sédentaire riche, d’autre part celle d’une périphérie nomade « bédouine », dans le sens d’une « société sans État » (p. 19), qui convoite et parvient à dominer cet espace attractif. Or dès l’Antiquité, ces préalables caractérisent l’ensemble eurasiatique. Celui-ci rassembla en effet pendant très longtemps les deux tiers de la population mondiale qui, par ailleurs, double entre 400 av. J.-C. et 200 ap. J.-C.
Le Proche-Orient, en particulier, était un foyer majeur de peuplement et de richesses. Pour cette raison, c’est là qu’émerge, aux IXe-VIIe s. av. J.-C., la première dynamique impériale avec les Assyriens, dans le Croissant fertile (Mésopotamie, Syrie-Palestine et même Égypte). Les Babyloniens (VIe s.) puis les Perses achéménides (VIe-IVe s.) prennent le relai. Ces derniers sont balayés par les Grecs d’Alexandre, eux-mêmes vaincus par les Romains, certes bien dotés en institutions, mais qui mobilisent eux aussi des contingents d’origine barbare. Plus à l’est et sans frontière commune avec ces empires, l’espace chinois expérimente le même phénomène dès le IIIe siècle av. J.-C., même si, dans ce cas, c’est un royaume chinois parmi d’autres, mais non urbanisé, qui l’emporte.
Une première césure intervient à la fin de l’Antiquité : l’Occident, appauvri par la guerre et les épidémies de peste (VIe-VIIIe s.), ne revient plus jamais au modèle impérial, disparu en 476. L’empire renaît au VIIe siècle, au Proche-Orient, avec l’islam, omeyyade d’abord (661-750), abbasside ensuite (750-1258), ainsi qu’en Chine. L’islam justifie la violence par l’appel religieux, la da’wa (p. 20). Mais paradoxalement, des religions théoriquement non-violentes sont parfois associées à l’essor des empires. C’est le cas du bouddhisme, diffusé en Chine par les barbares Tabgatch/Wei.
Seconde césure : le Proche-Orient lui-même est ravagé et dépeuplé par le Mongol Gengis Khan († 1227) et par le Turc Tamerlan († 1405). Il n’est plus assez attractif pour aiguiser les appétits. L’empire renaît donc là où se concentrent désormais population et richesses : par exemple en Europe avec Byzance (surtout au Xe s.) puis avec les Turcs ottomans (XVe-XXe s.).
À chaque fois, l’empire naît d’un foyer de développement dominé par la violence périphérique. Le schéma d’Ibn Khaldûn peut même, dans une certaine mesure, être appliqué aux Anglais en Inde et en Chine (XIXe), même si l’on ne peut évidemment pas parler, à leur sujet, de confins dépourvus d’État. Dès le XVIIIe siècle, en effet, de nouvelles conditions, économiques et technologiques, déterminent la formation des empires.
Bien sûr, l’empire ne saurait s’étendre indéfiniment. Tous les empires se dotent donc de frontières. C’est le cas en Chine avec la construction de la Grande Muraille sous le règne de Qin Shi Huang, unificateur du pays (221 av. J.-C.). Il s’agit bien d’assurer l’unité territoriale, qui est l’une des conditions de la survie d’un empire. C’est pourquoi les Tang (618-907), d’origine turque, sont considérés comme une vraie dynastie, pour l’avoir réalisée, au contraire des Tabgatch/Wei d’origine mandchoue (IIIe-Ve siècle). Exemple inverse, la défense de l’empire incite l’empereur Dioclétien à diviser celui-ci en plusieurs centres de pouvoir, prémisses des empires romains d’Orient et d’Occident (285).
Une fois stabilisé, l’empire doit durer. Il élimine d’abord la menace intérieure en désarmant les sédentaires pour en faire des contribuables productifs. C’est le cas de tous les empires cités, qui connaissent toutefois des révoltes graves. En outre, pour se défendre de la menace extérieure, le pouvoir rétribue la violence tribale périphérique. La survie de l’empire dépend de l’entente précaire entre contingents tribaux, qui est cependant un facteur de troubles.
Dans la Chine des Han (Ier s.), l’influence des Tibétains s’efface ainsi devant celle des Xianbei. Il s’agit en tout cas de « battre les barbares avec les barbares », selon le principe du général Ban Chao († 102), actif sous cette dynastie. Faute d’avoir pu employer l’‘asabiya guerrière des peuples turcs du nord-ouest, confisquée par les musulmans depuis la défaite chinoise du Talas (751), la Chine des Tan (750-900) finit dans l’anarchie.
Enfin, la différence entre les sédentaires et leurs vainqueurs est souvent très marquée. Cela s’exprime en particulier à travers la langue, le statut social et le droit. La dynastie mandchoue des Qing (1644-1912) interdit ainsi les mariages mixtes. En outre la stabilité impériale favorise l’urbanisation et la culture. Enfin, la religion ne constitue pas toujours un critère d’appartenance à l’élite dominante. Dès le IXe siècle, les sédentaires arabes musulmans sont souvent dominés par des Turcs de même religion. Les empires survivent donc par le recours à une ‘asabiya efficace. À défaut, ils meurent. Il est cependant un point sur lequel la théorie d’Ibn Khaldûn s’avère fragile : la durée des empires. Celui des premiers Tang (618-755) vérifie la thèse du polygraphe arabe, pas celui de Rome (27 av. J.-C.-476 ap. J.-C.) ni celui des Mamelouks en Égypte (1250-1517).
L’auteur souligne que l’économie monétaire et l’urbanisation font partie des caractéristiques des empires. Pourtant, on trouve également celles-ci en Europe occidentale aux XIe-XIIIe siècles, quand cet espace était marqué par un émiettement politique féodal en tout point contraire à la logique impériale. L’Europe occidentale bénéficie même d’un remarquable essor économique, urbain et culturel, qui s’accentue durant l’époque moderne et contemporaine (XVIe-XXIe siècle). Comment expliquer cela ?
Selon Gabriel Martinez-Gros, en Europe occidentale l’essor économique n’a pas été imposé par une puissance extérieure, mais favorisé par les pouvoirs locaux, ce qui a renforcé leur légitimité : « l’Europe a refusé la division du sédentaire et du tribal, du producteur et du violent » (p. 197). Seul l’épisode napoléonien, au début du XIXe siècle, constitue une tentative, finalement malheureuse, de retour à l’empire au sens qui lui donne Ibn Khaldûn.
Bien sûr, l’Europe a édifié des empires coloniaux, mais leur nature est différente. C’est par exemple le cas des Anglais, surtout là où ils se substituent à un autre empire, comme en Inde. Encore interviennent-ils militairement parce que les Moghols ne sont plus en mesure de protéger le commerce. Nous identifions ici les nouveaux facteurs qui, à l’époque moderne, donnent naissance aux empires : l’économie et la science. Les conditions historiques ont changé.
Plus largement, empruntant l’expression chère à Max Weber , Gabriel Martinez-Gros observe que le « “monopole de la violence [légitime]” est lentement acquis entre le XVe et le XVIIIe siècle par la généralisation de l’impôt, la “domestication” de la noblesse et la constitution de l’armée de métier (p. 200). » Par la conscription, qu’instituent les États européens entre 1870 et 1940, les sociétés démocratiques rendent la violence, certes encadrée, aux producteurs, qu’elles « ensauvagent » ainsi. Cela explique sans doute partiellement la brutalisation des sociétés civiles et combattantes durant les deux guerres mondiales (p. 199).
On assiste en tout cas au « triomphe de l’État national sur l’empire » (ibid.), simplement parce que, selon l’auteur, « il remplit mieux les fonctions de l’empire que ne le faisait l’empire » (ibid.). L’État-nation peut en effet se passer du soutien des barbares, puisque le peuple est « armé ». D’ailleurs, dans un contexte de « sédentarisation universelle » (p. 207), quelle puissance turbulante pourrait bien encore s’imposer de l’extérieur et à qui ?
Si l’empire est souvent caractérisé par son extension géographique importante, que dire de la mondialisation ? N’assistons-nous pas à un retour de l’empire sous cette forme ? Il semble que non, pour le moment. Gabriel Martinez-Gros observe en effet que « les caractères majeurs d’un empire mondial font encore défaut » (p. 21), même si les décisions sont parfois prises à une échelle supérieure à celle de l’État-nation. La renaissance de l’empire pourrait à la rigueur être le fait d’États très puissants, comme les États-Unis ou la Chine.
Mais ces pays seraient, selon l’auteur, « deux machines vieillissantes à produire et à consommer » (ibid.). Il ne faut en effet pas oublier que si la population s’accroît, elle vieillit aussi, compromettant ainsi la croissance économique future.
Toutefois, deux formes dangereuses de violence périphérique doivent être prises en compte : la criminalité en Amérique latine et l’islamisme. Pour le premier cas, ce phénomène résulte surtout des conditions sociales et n’est donc pas de nature à alimenter une dynamique impériale. Il en va différemment de l’islamisme qui agite le monde musulman. Celui-ci constitue un « ferment idéologique » (p. 214) mobilisateur à travers la « cause » ou da’wa, l’appel religieux à la guerre sainte (djihad). L’islamisme peut donc susciter un nouveau « tribalisme » (ibid.), au point que « l’islam compte parmi les terreaux les plus fertiles de la tribalisation du monde » (p. 216).
Menaçant les territoires sédentaires, par exemple les banlieues des grandes métropoles, l’islamisme apparaît pour l’instant comme l’expression la plus nette de la tentation impériale, étant donné le rapport historique étroit entre l’islam et l’empire. En tout cas, il contribue à « restaurer dans le monde les conditions de l’empire » (ibid.). Dans les deux cas, il semble bien que l’on assiste à la montée en puissance d’une barbarie utilisant la violence comme protestation de courage face à une civilisation « dévirilisée » (p. 182).
Au terme de cette étude, Gabriel Martinez-Gros observe que tous les empires évoqués, du moins jusqu’au temps de la domination économique et scientifique, valident globalement la thèse d’Ibn Khaldûn, mais à des degrés divers. La violence barbare est, directement ou non, à l’origine des empires et favorise de manière paradoxale la civilisation. Dans tous les cas, l’empire est mortel à plus ou moins brève échéance, car la violence créatrice d’empire finit toujours par être victime de la paix qu’elle promeut elle-même.
Par ailleurs, il semble que l’État-nation, dès l’époque moderne, permette d’échapper à la violence inhérente aux empires en raison de ses mécanismes propres. Mais dans un monde entièrement sédentarisé, les sociétés acquises à la civilisation doivent faire face à une violence contestataire et revendicatrice difficile à isoler, puisque les marges ne sont plus géographiques. Celles-ci, actuellement illustrées par les réseaux criminels et l’islamisme, sont au contraire internes, mais également très diffuses.
La pertinence et la relative modernité de la réflexion d’Ibn Khaldûn sont depuis longtemps démontrées, mais le livre de Gabriel Martinez-Gros permet de révéler mieux encore l’un des plus beaux fruits de la civilisation islamique médiévale. En raison même de son sujet, l’ouvrage alimente en outre une tradition historiographique déjà fournie, qui compte en particulier une autre parution récente, celle de Jane Burbank et Frederick Cooper . La valeur historiographique de cet essai, adossé à une solide érudition, est donc double.
Sur le fond, Gabriel Martinez-Gros a privilégié l’espace eurasiatique, dans lequel les empires se sont épanouis de manière particulièrement significative, selon l’auteur. Ce dernier justifie les limites de son enquête en s’appuyant principalement sur l’identification des grands bassins de population, qui désignent justement ce territoire, et les exemples les mieux documentés. Il est en tout cas certain que l’ouvrage rompt avec une approche européocentrée du fait impérial. Ainsi Rome devient-elle une source de violence tribale sous la plume de Gabriel Martinez-Gros. Enfin, l’auteur se livre à un comparatisme historique qui ne sacrifie rien à l’exactitude.
Sur la forme, il faut reconnaître que le lecteur redoute de ne pas maîtriser la géographie de phénomènes nombreux et complexes, traités qui plus est ici dans le cadre d’une chronologie longue. Quelques cartes, des repères chronologiques, une bibliographie et un index eussent été les bienvenus. Mais ce sont là des lacunes matérielles que l’on pardonne à de très bons ouvrages. La Brève histoire des empires est l’un d’eux.
Ouvrage recensé– Brève histoire des empires. Comment ils surgissent, comment ils s’effondrent, Paris, Éditions du Seuil, 2014.
Du même auteur– L’idéologie omeyyade, Madrid, Casa de Velazquez, 1992.– De l’amour et des amants, Paris, Sinbad, 1992.– Identité andalouse, Paris, Sindbad/Actes Sud, 1997.– En collaboration avec Lucette Valensi,L’Islam en dissidence. Genèse d’une confrontation, Paris, Seuil, 2004.– Ibn Khaldûn et les sept vies de l'Islam [archive], Sinbad, 2007.– L’Islam, l’islamisme et l’Occident, Paris, Le Seuil, 2013.– Fascination du djihad : Fureurs islamistes et défaite de la paix, PUF, 2016.
Autres pistes– Ibn Hazm, Collier de la colombe sur l’amour et les amants, trad. de l’arabe, présenté et annoté par Gabriel Martinez-Gros, Paris, Sindbad, 1992. – Jane Burbank et Frederick Cooper, Empires : de la Chine ancienne à nos jours, Paris, Payot, 2011.– Sophie Makarion et Gabriel Martinez-Gros, Histoire de Grenade, Paris, Fayard, 2018.