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Les subalternes peuvent-elles parler ?

de Gayatri Chakravorty Spivak

récension rédigée parÉmilien LegendreDiplômé du master d’Études moyen-orientales de l’ENS de Lyon et étudiant en Sécurité internationale à Sciences Po Paris.

Synopsis

Philosophie

Cet ouvrage fournit une clé de compréhension essentielle des études postcoloniales. Il nous permet de mieux saisir la figure du subalterne, c’est-à-dire celui qui est absent de toute représentation et de tout discours dominant, à travers l’exemple emblématique des subalternes féminines, ces veuves de l’ancien espace colonial indien du XIXe siècle, dont la parole et le libre arbitre ont été doublement niés (par l’impérialisme et par la société patriarcale).

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1. Introduction

Il n’est pas étonnant que la première version de ce texte de Spivak ait été publiée dans la section « Toward a Contemporary Marxism » (« Pour un marxisme contemporain ») de l’ouvrage Marxism and the Interpretation of Culture dirigé par Cary Nelson et Lawrence Grossberg, paru en 1988.

En effet, la filiation marxiste est manifeste lorsque l’auteure s’efforce de démasquer les structures de domination qui empêchent les subalternes de parler, ces subalternes qui sont exploités dans le cadre de la division internationale du travail, après l’avoir été sous l’impérialisme anglais. Mais cette filiation n’est pas la seule, car la pensée de Foucault sur le discours, sur les relations entre savoir et pouvoir, est également omniprésente – et largement discutée.

Le but de cet essai est clair : interroger la « représentation du sujet du tiers-monde dans le discours occidental » (p. 13).

Pour ce faire, G. C. Spivak se centre sur le cas indien, en examinant l’abolition par les Britanniques du sacrifice des veuves en 1829. Elle étudie ainsi les facteurs historiques et idéologiques qui empêchent ces femmes d’être entendues. Et elle extrapole ce cas à l’ensemble des subalternes de la périphérie mondiale qui ne peuvent être compris dans le discours des intellectuels occidentaux.

2. Le silence des « subalternes »

Dans la phrase citée par Spivak « Les hommes blancs sauvent des femmes de couleur d’hommes de couleur », est résumée la relation qui lie le colon anglais au colonisé indien : la protection des femmes devient l’un des prétextes employés par les Britanniques pour imposer leur modèle de la bonne société et s’ingérer dans les affaires de l’Inde.

Dès le début du XIXe siècle, les Anglais ont en effet criminalisé la pratique du sati, la traditionnelle immolation par le feu des veuves indiennes après la mort de leur mari. Or aucune femme indienne n’a été interrogée sur ce point et on ne connaît la position d’aucune d’entre elles vis-à-vis de ce rite pluriséculaire.

C’est ce que sous-entend la notion de « subalterne » employée par Spivak. Cette notion, empruntée à Antonio Gramsci et détournée de sa signification militaire originaire, renvoie à une catégorie de population ignorée de l’histoire officielle, qui n’a jamais bénéficié de représentants ni d’archives. Les subalternes ne rentrent pas dans le cadre du discours hégémonique, de l’épistémè (l’ensemble des présupposés et des cadres théoriques reliant tous les domaines et les représentations scientifiques, à une époque donnée) décrite par Foucault : quand Spivak pose la question de savoir si les subalternes peuvent parler, cela revient à demander s’ils peuvent être entendus.

Spivak critique directement les thèses de Foucault et de Deleuze, selon lesquelles les « opprimés », une fois qu’ils ont pris connaissance de leur situation de dominés, peuvent se manifester en se regroupant collectivement et en passant à l’action. Le sujet opprimé peut alors s’émanciper.

Or, pour Spivak, les subalternes ne constituent pas un sujet unique, comme le prolétariat qui souffre d’être exploité et dont la lutte est compréhensible dans le cadre du système capitaliste : les subalternes forment un sujet hétérogène (élite indigène, propriétaires terriens, bourgeoisie, paysans analphabètes, etc.), divisé et disloqué ; ils « ne peuvent se représenter eux-mêmes, ils doivent être représentés », pour reprendre l’expression de Marx utilisée dans le Dix-Huit Brumaire, qui a également nourri la réflexion d’Edward Saïd dans L’Orientalisme.

Dès lors, le travail de l’historien et de tout « critique disciplinaire » est de « mesurer les silences » (p. 51), de repérer les déviations par rapport au récit conventionnel.

3. La division internationale du travail : un nouveau colonialisme ?

Les subalternes asiatiques ne peuvent pas être réduits à un type de prolétariat comme un autre, dominé pendant la période de la colonisation comme l’a été le prolétariat européen pendant les derniers siècles. Pour Spivak, le « sujet du tiers-monde » est mal compris, car il est toujours étudié à l’aune des théories occidentales et rattaché, par Foucault notamment, à « la lutte des travailleurs » contre le même capitalisme mondialisé.

Pendant la colonisation et l’impérialisme territorial du XIXe siècle, les transports, le droit et les systèmes d’enseignement furent uniformisés à partir d’un modèle étranger, alors que les traditions et industries locales étaient détruites. Cependant, la « décolonisation » n’a pas permis pour autant une émancipation des peuples autochtones : la division internationale du travail a maintenu une situation de colonisation qui ne dit pas son nom et qui empêche l’identification du subalterne, ou du sujet du tiers-monde, au prolétaire européen.

Avec l’essor du capitalisme multinational et des moyens de télécommunication modernes, il était dans l’intérêt des pays du « Premier-Monde », aptes à investir des capitaux, de préserver la fourniture d’une main-d’œuvre bon marché dans les pays en voie de développement. Celle-ci était garantie par l’absence d’une législation du travail, des États totalitaires et des exigences minimales concernant la subsistance des travailleurs.

Ces derniers sont en outre séparés de l’« idéologie du consumérisme », qui selon Foucault prépare le terrain de la résistance – en présentant une société sans classes et en permettant de nouvelles coalitions d’intérêts –, car les produits ne sont pas écoulés sur le marché local mais réexportés vers les pays investisseurs. Seuls certains membres des groupes indigènes dominants sont sensibles à la politique d’alliance proposée par les intellectuels occidentaux, sans qu’ils représentent l’ensemble des subalternes.

Les femmes du sous-prolétariat urbain sont, quant à elles, « doublement dans l’ombre » (p. 56) : non seulement elles n’ont pas accès à l’« apprentissage “humaniste” du consumérisme », mais elles sont également soumises aux relations sociales patriarcales.

4. Le cas des femmes subalternes dans l’Inde coloniale

Pourquoi Spivak centre-t-elle son argumentaire sur le cas des femmes subalternes, des veuves et sur leur pratique du sati ? D’abord parce que, nous l’avons vu, les femmes sont doublement subalternes en Asie. Mais cet ouvrage part aussi d’un incident précis relaté par l’auteure, celui du suicide d’une jeune femme de sa famille, survenu à Calcutta en 1926.

Tout le monde avait alors rapproché ce suicide de l’idéologie du sati, alors que cette femme avait laissé une lettre expliquant les circonstances de sa mort et qu’elle avait attendu d’avoir ses règles (moment où le suicide rituel est proscrit, car la femme est alors considérée comme impure) afin que son acte soit sans équivoque. Son suicide résultait en réalité de son incapacité à assassiner un responsable politique et d’un mouvement de révolte, la jeune femme étant engagée pour l’indépendance de l’Inde. Cette subalterne n’avait pu être comprise ni entendue.

Cette incompréhension fondamentale vis-à-vis des subalternes (ou l’occultation de la subjectivité de cet Autre colonisé) est manifeste dans l’approche du sati.

Le terme lui-même, qui signifie « bonne épouse », renvoie au devoir de la femme envers son mari : il a parfois donné lieu à un rite d’immolation de la jeune veuve sur le bûcher du défunt, rite envisagé dans le Dharmashâstra (les « écritures fondamentales » indiennes), sans qu’il soit obligatoire ou universel. Ce geste est interprété par l’« indigéniste indien » comme une tradition pure et vénérable : « La femme voulait vraiment mourir » (p. 77) – une phrase qui a pu servir d’excuse pour écarter la veuve de l’héritage de son mari décédé. Il est, à l’opposé, interprété comme un crime par les administrateurs britanniques, qui s’improvisent protecteurs des veuves et interdisent cette tradition en 1829. Le sati passe du domaine privé au domaine public et « la volonté libre [de la] femme était ainsi effacée avec succès » (p. 88), l’oppression coloniale s’ajoutant à l’oppression masculine.

On voit comment une tradition échappant totalement au cadre conceptuel anglais (épistémè) a été traitée sans consulter la société indienne.

Au-delà de l’aspect exceptionnel de l’immolation des veuves, celles-ci, à la mort de leur mari, régressent selon « la loi générale de la doctrine sacrée » à un stade antérieur de leur existence, celui du célibat. La femme, sans cesse rattachée à son mari ou considérée comme un objet à défendre, n’est à aucun moment entendue.

5. Quelle place pour l’intellectuel ?

Comment faire pour que les subalternes sortent de l’ombre et soient représentés, pris en compte ? Spivak s’oppose à la lecture de Foucault et Deleuze, qui postulent que les opprimés peuvent se représenter et parler d’eux-mêmes. Selon elle, un intellectuel comme Foucault a été « abusé par la vision restreinte de l’Occident (p. 59 », considérant la période postérieure à la Seconde Guerre mondiale comme un temps de libéralisme politique alors qu’un nouvel impérialisme était en train de se recomposer, au travers de la division internationale du travail et au détriment des pays en voie de développement comme l’Inde.

La position adoptée par Foucault est pour Spivak « dangereuse » car, quand celui-ci affirme que les opprimés peuvent parler, il présume que l’intellectuel peut être un porte-parole transparent, capable de relayer leur parole. Or les subalternes ne font pas partie du même champ conceptuel que celui depuis lequel parle l’intellectuel : Foucault ne peut saisir la différence entre les subalternes indiens et les prolétaires opprimés européens. La « conscience » des subalternes reste difficile à appréhender.

En effet, affirmer que les subalternes puissent parler, c’est aussi sous-entendre qu’ils forment un sujet homogène. Or les réseaux de pouvoir, de désir et d’intérêt des subalternes sont hétérogènes : ils ne sont unis que par leur exclusion du discours hégémonique et du pouvoir ; rien ne rassemble réellement ces familles paysannes, ces populations tribales et ces communautés de travailleurs précaires. C’est bien là la difficulté des études postcoloniales : l’identification des subalternes a permis de mettre en évidence les points aveugles du discours impérialiste, mais en a fait des victimes de l’essentialisme.

Le penseur qui permet selon Spivak d’aborder le mieux le cas des subalternes est Jacques Derrida, qui a mis en lumière la tendance européenne à l’ethnocentrisme dans le langage même, ainsi que l’impossibilité pour l’écrit d’être parfaitement neutre et « blanc », et donc de se prêter à toute pensée.

Que peut-on faire, donc ? « Faire quelque chose, travailler pour la subalterne, cela signifie l’amener dans le discours […]. On ne donne pas de voix à la subalterne : on travaille pour cette foutue subalterne, on travaille contre la subalternité » (p. 107). Le rôle de l’intellectuel n’est pas de feindre d’être un intermédiaire transparent, mais au contraire de montrer les limites mêmes du discours.

6. Conclusion

Comme les veuves indiennes dont le sacrifice (sati) échappait à la grille de compréhension des administrateurs coloniaux anglais, la réalité des subalternes du tiers-monde ne peut être saisie, selon Spivak, par les intellectuels post-modernes occidentaux.

Si les subalternes peuvent parler, ils ne seront pas entendus, comme cette « femme de couleur » pour laquelle parle l’anglais protecteur ou l’indigène admiratif, ou cette jeune femme suicidée en 1926 pour un motif politique. Ils ne peuvent en outre se représenter eux-mêmes, car leur identité de subalterne est fluctuante, construite par différenciation, et renvoie à des intérêts multiples.

Travailler pour le subalterne revient à montrer les ressorts du discours impérialiste et le principe d’exclusion à l’œuvre. La littérature permet de relativiser ces catégories que l’histoire assigne : la recherche des subaltern studies pourra par la suite se centrer sur les expressions culturelles qui échappent à l’emprise du discours colonial.

7. Zone critique

Cet essai présente une certaine difficulté. C’est d’abord une difficulté liée au sens, et l’on a souvent critiqué les études postcoloniales pour leur jargon incompréhensible pour un public non initié. C’est ensuite une difficulté liée au contexte dans lequel vient s’inscrire l’ouvrage, au sein duquel Spivak s’efforce de répondre à plusieurs débats et de critiquer différents auteurs, en particulier K. Marx, M. Foucault, G. Deleuze et l’école indienne des postcolonial studies.

Cet essai n’échappe pas, en effet, à certains travers dénoncés par le politologue Jean-François Bayart dans sa critique des études postcoloniales : haut degré d’abstraction, déconstruction à outrance et perte du sens historique (on ne s’appuie plus sur les faits à partir d’un travail d’archives ou de terrain, mais on extrapole à partir d’une situation coloniale réifiée), danger lié à une posture quasi militante.

Néanmoins, G. C. Spivak montre de manière remarquable comment l’exclusion du discours hégémonique peut affecter la vie même et le développement de communautés, et son entreprise critique portée à l’encontre de la rationalité occidentale reste audacieuse.

8. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé

– Les subalternes peuvent-elles parler ?, Paris, Amsterdam, 2016 [1988].

De la même auteure

– « Interview with Gayatri Chakravorty Spivak: New Nation Writers Conference in South Africa », entretien mené par Leon De Kock, ARIEL: A Review of International English Literature, n° 23-3, juillet 1992.– A Critique of Postcolonial Reason – Toward a History of the Vanishing Present, Boston, Harvard University Press, 1999.– Nationalisme et imagination, Paris, Payot, 2011.

Autres pistes

– Edward Said, L’Orientalisme, Paris, Seuil, « Points », 2015.– Warren Montag, « “Les subalternes peuvent-elles parler ?” et autres questions transcendantales », Multitudes, n° 26, p. 133-141, mars 2006.– Francesco Fistetti, « “Le subalterne peut-il parler ?” (G. Spivak sur Foucault et Deleuze) », in Théories du multiculturalisme, Paris, La Découverte, p. 50-58, 2009.– Marjolaine Fourton, « Les Subaltern Studies : principes fondateurs et postérité d’un projet historique », OpenEdition, 8 février 2016.https://indomemoires.hypotheses.org/21436

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