Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Georg Simmel
Dans cet ouvrage étonnamment contemporain, Georg Simmel livre une approche à la fois sociologique, philosophique et psychologique de la ville. En centrant son analyse sur l'expérience vécue, il dresse un portrait de la ville moderne et considère son impact sur la vie psychique et physique de nos expériences sensibles et de nos mentalités.
Ce mince ouvrage se décompose en deux parties : « Les grandes villes et la vie de l'esprit » est extrait de Philosophie de la modernité et « Sociologie des sens » est publié à la suite d'une traduction de Frédéric Joly. Comme le souligne dans la préface le philosophe de la ville et de l'architecture Philippe Simay, « Les grandes villes et la vie de l'esprit » est l'un des plus célèbres essais de Simmel. Il constitue, avec « Sociologie des sens », « le manifeste d'une lecture sensitive de la ville » (p. 8) dans lequel la grande ville est appréhendée en termes d'expériences corporelles.
Philippe Simay insiste sur le contexte de production de ces textes, qui coïncidence avec le développement de Berlin au tout début du XXe siècle et dont la population a doublé en trente ans pour prendre les traits de ce que sont nos métropoles. Proche de l'ethnographie urbaine, son approche fait ressortir trois aspects de la ville : l'intellectualisation des relations sociales, l'impersonnalité des échanges et le caractère à la fois blasé et réservé des citadins.
Simmel fait état de « l'intensification de la vie nerveuse » liée aux innombrables stimuli que reçoit le citadin. Il y oppose le mode de vie « sensible et spirituel » de la campagne, où le rythme plus lent et plus régulier repose davantage sur la sensibilité et les relations affectives. Selon le sociologue, le citadin se protège du milieu extérieur en réagissant avec son intellect plutôt qu'avec sa sensibilité afin de pouvoir supporter les diverses agressions dont est victime son psychisme.
En tant que siège de l'économie monétaire, la grande ville est un lieu de concentration des échanges économiques. Simmel souligne que ce type d'économie entre en corrélation avec la domination de l'intellect au sens où les hommes et les choses sont traités de manière rationnelle, sans considération de l'individu. Il met en exergue « l'objectivité impitoyable » qui caractérise les relations économiques modernes. « Du point de vue de la psychologie économique, l'essentiel est ici que, dans les rapports primitifs, on produit pour le client qui commande la marchandise, de sorte que production et client se connaissent mutuellement, souligne le sociologue. Mais la grande ville moderne se nourrit presque complètement de ce qui est produit pour le marché, c'est-à-dire pour des clients tout à fait inconnus qui ne sont jamais vus par le producteur lui-même » (p. 45).
Simmel observe que la ville provoque un changement de rapport au temps. Le temps citadin est rythmé par des rendez-vous pris à heure fixe. Les individus sont tenus de respecter des horaires précis, en témoigne la diffusion universelle des montres.
Ainsi, la nécessaire ponctualité régit les rapports humains. Ce temps mathématique éloigne encore un peu plus les habitants des villes de la nature et de leur nature propre. En effet, la ponctualité et la précision imposées par vie en ville disqualifient les élans personnels afin d'accueillir la ville comme une « forme universelle ».
L'impersonnalité du modèle citadin se retrouve dans le caractère blasé des habitants. D'ailleurs, pour Simmel, « il n'y a peut-être pas de phénomène de l'âme qui soit le plus incontestablement réservé à la grande ville que le caractère blasé » (p. 49). Ce trait de caractère s'exprime par l'indifférence aux différences entre les choses de telle sorte que l'on n’éprouve rien de particulier à l'égard de la différence entre les choses et de leur valeur même.
En effet, comme le souligne Philippe Simay, l'expérience métropolitaine se traduit à la fois par un accroissement de la nervosité et une diminution des capacités sensibles. Pour Simmel, ces deux tendances opposées provoquent une incapacité « pathologique » de l'homme moderne à réagir à de nouvelles simulations et une mise à distance avec son environnement qui se traduit le plus souvent par une indifférence vis-à-vis des autres. Pour autant, la ville n'a pas que des défauts. La réserve est un autre trait de caractère de l'habitant des grandes villes. Selon le diagnostic de Simmel, cette réserve est indispensable au monde de vie urbain et s'avère même être une compétence qu'il développe. En outre, elle apporte à l'individu une liberté personnelle sans équivalent.
Simmel pointe la tendance générale à l'individualisation dans l'évolution des groupes. Il compare l'habitant de la ville moderne à celui de la ville antique et fait remarquer que les limites de mouvement et d'autonomie qui étaient alors imposées seraient insupportables pour l'homme moderne. Aujourd'hui encore, l'habitant de la grande ville est libre au regard des préjugés et des mesquineries qui mettent à l'étroit l'habitant de la petite ville. Il souligne aussi le caractère ouvert et cosmopolite de la grande ville par opposition à la petite ville. En revanche, revers de cette liberté, la solitude et le sentiment d'abandon sont encore plus durement ressentis au milieu d'une foule.
La grande ville favorise une tendance à avoir une vie personnelle plus individuelle. La liberté individuelle n'est pas une simple liberté de mouvement et une ouverture d'esprit, mais la possibilité de suivre les lois de sa nature propre. « C'est seulement le fait de ne pas être interchangeable avec autrui qui prouve que notre manière de vivre n'est pas contrainte par autrui » (p. 63), considère Simmel.
Le sociologue a bien compris la logique de l'économie de marché et du marketing, qui nécessite de créer sans cesse de nouveaux besoins pour pouvoir continuer à produire. Ces nouveaux besoins contribuent eux-mêmes à la différenciation entre les personnes. Dans leur manière de consommer, les individus cherchent ainsi à se distinguer les uns des autres pour se faire remarquer et ainsi, tenter de recevoir une certaine estime sociale. Simmel fait remarquer que la brièveté des rencontres en milieu urbain agit de la même sorte, c'est pourquoi il est nécessaire pour celui qui veut se faire une place d'avoir du mordant et d'être vif dans ses échanges avec autrui.
Selon Simmel, le développement de la culture moderne se caractérise par le dépassement de « l'esprit subjectif » par « l'esprit objectif ». En effet, il constate une régression de la culture individuelle sur le plan de la spiritualité, de la délicatesse et de l'idéalisme. En parallèle, les savoirs, les connaissances et les objets sont marqués par une croissance telle que l'individu est moins apte à se mesurer à l'envahissement de cette « culture objective ». En effet dans ce qu'elle offre aujourd'hui de centres d'intérêts, de confort, de loisirs, de savoirs, la ville rend la vie facile.
Pour autant, s'il veut sauvegarder sa personnalité, le citadin doit extérioriser le plus de singularité et de différence possible. « Il faut exagérer cette extériorisation simplement pour se faire entendre, même de soi-même » (p. 69), estime le sociologue. Il considère ces deux formes de l'individualisme – indépendance individuelle et élaboration de la différence personnelle – à l'aune de l'histoire mondiale de l'esprit.
Au XVIIIe siècle, l'individu réagit aux divers ordres (politiques, religieux, agraires et communautaires) qui entravent sa liberté, mu par l'idéal du libéralisme. Au XIXe siècle, avec le romantisme et la division économique du travail, les individus libérés veulent aussi se différencier les uns des autres. Les grandes villes apparaissent donc comme le lieu où ces deux logiques s'affrontent et se déploient.
Dans « Sociologie des sens », le sociologue s'intéresse à la fonction sociale des sens. « Cette recherche entend explorer l'importance de la perception et de l'influence sensorielle mutuelles dans la coexistence entre êtres humains, son importance pour leur coopération, les uns avec les autres, les uns contre les autres » (p. 79), indique Simmel. La sociologie ou anthropologie des sens repose sur l’idée que les perceptions sensorielles ne relèvent pas seulement d’une physiologie ou d’une psychologie, mais d’abord d’une orientation culturelle laissant une marge à la sensibilité individuelle. Elles sont modelées par l’éducation et mises en jeu selon l’histoire personnelle de chaque individu. Du point de vue sociologique, la vue a une importance primordiale.
En effet, l'action sociologique de l'œil est unique par l'échange de regards, « phénomène d'interdépendance le plus immédiat, le plus pur dans l'absolu » (p. 83), estime Simmel. À travers son visage, l'individu est d'abord jugé pour son aspect avant d'être jugé pour son être. Le visage raconte un être. En cela, il permet d'accéder à une compréhension immédiate de l'individualité de l'autre. En revanche, l'ouïe se distingue de la vue par l'absence de réciprocité. Comparativement à la vue, l'ouïe est exclusive.
Pourtant, si l'on considère le public d'un concert, où les individus sont liés par ce qu'ils entendent, elle peut aussi créer des liens plus forts. Mais souvent, elle ne vient que confirmer ou infirmer des impressions déjà fournies par le regard. Si l'odorat est rapidement évoqué, curieusement, Simmel n'aborde pas la question du toucher, comme si en ville, le contact sensible était évité. Finalement, Simmel observe que la véritable acuité de la perception de l'ensemble des sens décline à mesure que s'améliore la civilisation, tandis que se renforcent les sensations de plaisir et de déplaisir.
L'analyse de la communication de la vie courante permet de découvrir non seulement l'organisation des processus de la communication ordinaire, mais aussi certains des principaux mécanismes de production et de reproduction de la société, pour autant qu'ils ont pour foyer "les actions réciproques et les relations de médiocre importance entre les hommes" (Simmel, 1981). Ainsi cette sociologie des sens rend compte de l'importance des interactions entre les individus et pose les bases de l'interactionnisme.
L'essai de Simmel peut être considéré à la fois comme une critique de la ville moderne et la description d'un nouveau style de vie, qui se caractérise par l'émancipation de l'individu. Cependant, Simmel ne se positionne pas en juge. Il le dit clairement en conclusion de « Les grandes villes et la vie de l'esprit » : « […] ce n'est pas notre tâche d'accuser ou de pardonner, mais seulement de comprendre » (p. 71).
Issu d'une conférence donnée en 1902, cet essai, qui articule avec finesse sociologie des grandes formations sociales et des interactions individuelles microscopiques, est l'un des textes fondateurs de la sociologie urbaine. Sa réédition est liée à l'intérêt croissant des chercheurs et des pouvoirs publics pour la thématique urbaine.
Si l'analyse que Simmel propose de la ville reste pertinente aujourd'hui, on notera une inversion des tendances dans les échanges économiques, avec notamment le retour à la vente directe et aux circuits courts.
En outre, de plus en plus, le sensible est pris en considération pour penser la ville, en témoigne le développement de l'écologie urbaine, qui s'attache à améliorer le cadre et la qualité de vie des habitants des villes.
Ouvrage recensé– Les grandes villes et la vie de l'esprit, Paris, Payot & Rivages, Petite bibliothèque Payot, 2013.
Du même auteur– Philosophie de la modernité, Paris, Payot, 1989.– Philosophie de l'argent, PUF, Paris, 1987.– Philosophie de la mode, Paris, Allia, 2013.
Autres pistes– Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, Paris, Cerf, 1989.– Siegfried Kracauer, L’ornement de la masse. Essai sur la modernité weimarienne, Paris, La Découverte, 2008.