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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Georges Balandier
Sociologie des Brazzavilles noires fut l’un des premiers ouvrages français d’anthropologie à délaisser les sociétés dites, à l’époque, « primitives » pour s’intéresser aux changements contemporains. Son auteur y propose une anthropologie urbaine, analysant et comparant deux quartiers noirs périphériques de Brazzaville : Poto-Poto et Bacongo. Paru en 1955, presque concomitamment à la Sociologie de l’Afrique noire, l’ouvrage confère déjà une certaine renommée au travail du jeune anthropologue qu’est encore Georges Balandier.
Avec Sociologie des Brazzavilles noires ou Sociologie actuelle de l’Afrique noire parue la même année, Georges Balandier rompt avec l’anthropologie française, jusque-là centrée sur l’étude des sociétés dites « traditionnelles », pour se consacrer à l’analyse des interactions entre les sociétés colonisées et le colonisateur.
L’étude du changement social et de sociétés en mouvement tels que les envisage Balandier n’est en effet pas au centre des préoccupations de la discipline. Les recherches de Balandier se rapprochent alors des travaux anglophones des culture contact ou des cultures changes.
L’Afrique centrale est pour Balandier un lieu privilégié d’observation. Mais au lieu de s’intéresser à l’organisation des sociétés traditionnelles locales, il préfère se pencher sur les bouleversements de l’époque : c’est la ville africaine en tant qu’espace de contact et société en mutation qui fait l’objet de son choix. Celle-ci incarne le symbole d’une société en transition dont l’étude permet à la fois de comprendre l’évolution actuelle (en 1955) des sociétés africaines colonisées, et d’anticiper leurs développements futurs.
En outre, le sujet même des villes africaines est jusqu’alors considéré comme digne de peu d’intérêt. Or, Balandier montre avec ces deux thèses qu’elles sont le laboratoire de faits sociaux, économiques et politiques complexes et indispensables à la compréhension du continent africain.
Les recherches de Balandier datant de cette période sont marquées par la notion de « situation coloniale » qui incite à considérer la colonie comme « un fait social total » au sens de Marcel Mauss.
Rappelons que Mauss définissait le « fait social total » comme la concentration d’une multiplicité de dimensions (économiques, familiales, politiques, religieuses, juridiques, etc.) en un même phénomène social (le potlatch du nord-ouest américain par exemple, une certaine fête ou assemblée, etc.) Pour Balandier, il s’agit en particulier de considérer les « conditions très particulières […] dans le cas des peuples colonisés […] dans lesquelles se produisent ce que les auteurs anglo-saxons qualifient alors de « heurt des civilisations » ou de « heurt des races » » (Balandier, 1951, p. 37).
L’anthropologie dite « dynamiste » de Georges Balandier place ainsi le contexte historique et social de l’objet d’étude au centre de la démarche. Lire, ou relire, Afrique ambiguë permet de mieux comprendre à quel point, pour Balandier, l’histoire, mais également la psychologie ou la géographie façonnent les interactions sociales.
Malgré son apparence monographique, l’étude des Brazzavilles noires est consacrée à l’analyse comparative de deux faubourgs regroupant diverses ethnies très majoritairement congolaises (les « Brazzavilles noires »). Il s’agit de Poto-Poto et de Bacongo, situés de part et d’autre des quartiers coloniaux (les « Brazzavilles blanches »).
Le quartier de Bacongo est principalement peuplé par des Bakongo ; tandis que Poto-Poto, qui deviendra le quartier culturel de Brazzaville avec notamment la présence de l’école de peinture de Poto-Poto, recueille une pluralité d’origines ethniques dont l’anthropologue étudie la répartition.
Cette recherche permet à Balandier de dresser un aperçu des divers problèmes que rencontrent les villes africaines : exode rural, emploi, état des lieu sanitaire, organisation politique et religieuse, tensions et conflits, etc. Pour documenter son analyse, l’auteur a en particulier réalisé une enquête biographique et utilisé des tests psychologiques . Ses travaux s’appuient également sur de nombreuses données quantitatives
L’un des premiers problèmes établis par l’auteur concerne la distance toujours grandissante entre les Brazzavilles blanches et noires. Celle-ci confère à l’Européen l’illusion « qu’il est le seul à bâtir une civilisation moderne en cette partie de l’Afrique » (p. 32). Ce qui vient corroborer une autre donnée : contrairement à ce qu’il est possible d’observer en diverses places d’Afrique de l’ouest, l’urbanisation est une chose nouvelle, venue, en ces terres congolaises, avec la colonisation.
L’étude du peuplement des Brazzavilles noires conduit Georges Balandier à se concentrer sur un problème majeur, celui de l’exode rural. En effet, le dépeuplement des villages et l’urbanisation galopante entre 1945 et 1950 sont de telle ampleur qu’ils inquiètent à la fois l’administration et les représentants locaux.
L’étude des raisons de l’exode rural mettent en avant l’attraction économique du pôle urbain ; l’attrait familial et la volonté pour des oncles ou aînés de prendre sous leur ailes un plus jeune dont ils feront un obligé ; le rôle de refuge joué par la ville pour des populations ou des individus opprimés et contraints de fuir (pour des causes de sorcellerie notamment, celle-ci ayant fait son lit dans la déréliction des cadres sociaux) ; et enfin, ce qui est une donnée tout à fait signifiante, le désir d’élévation sociale (études, formations, etc.).
Toutefois, si l’extension de la ville est si rapide, Balandier souligne les risques à englober une si grande vague d’arrivées au sein d’un marché du travail non rationalisé, et de fait précaire. Il en va de même de la production agricole à propos de laquelle Balandier formule un certain nombre de remarques concernant la préservation des forêts et des sols ou encore le prix élevé des produits importés. Les problèmes en termes d’insuffisance des logements et des équipements sociaux sont également mentionnés.
Balandier renseigne de même, chiffres à l’appui, la structure démographique et de peuplement des Brazzavilles noires. Il donne des indications d’ordre sanitaire et note en particulier que la part des revenus alloués à l’alimentation se situe entre 70 et 80 %, ce qui donne un aperçu du niveau de vie peu élevé des habitants des quartiers de Poto-Poto et de Bacongo.
L’étude des enjeux liés à une urbanisation rapide donne lieu à une analyse des problèmes de travail, de l’organisation sociale et politique, et conduit à une réflexion sur les conflits qui en résultent. Ceux-ci se manifestent notamment dans la situation « d’inter-dispersion d’ethnies étrangères » (p. 265) en milieu urbain et par les divisions et les antagonismes qui définissent leurs relations. Les particularismes ethniques limitent notamment les actions politiques par leur nature conflictuelle et semblent, d’après Balandier, tempérer l’établissement de véritables classes sociales.
Georges Balandier consacre un chapitre de l’œuvre à la présentation de « types sociaux » qui permettent de restituer une part de vitalité à la société des Brazzavilles noires.
Il en va ainsi de A.W., le « magicien » comme le nomme Balandier, ou, autrement dit, le guérisseur, le sorcier ; du beau et doué B.M., un « évolué » d’extraction likouba, attiré par une société de Blancs à laquelle il ne peut prétendre et qui le condamne à une position marginale ; ou encore de M.B., jeune balali, tiraillé entre l’autorité de son oncle maternel et celle de son père qui l’avait envoyé à Brazzaville pour le soustraire à l’influence de sa famille maternelle accusée de l’avoir ensorcelé.
De la description des types sociaux émergent des éléments centraux de cette urbanisation nouvelle, tels que l’émergence d’une classe moyenne congolaise, ainsi que la montée de l’individualisme. La création d’un milieu urbain créé par le colonisateur « blanc » entraîne, pour l’habitant des Brazzavilles noires, trois formes d’injonctions auxquelles celui-ci répond de manière individuelle : la soumission au travail salarié dont les conditions d’existence sont imposées par la communauté des colons ; l’ajustement à l’« Autre » (celui qui est issu d’une culture différente, qu’il soit colonisateur ou bien d’une ethnie différente) ; et l’adaptation à des rapports familiaux redéfinis (bouleversement des rapports genrés, lignagers, etc.).
À la suite de cette présentation des types sociaux, Balandier livre quelques analyses et réflexions critiques quant à la catégorie définie par le colon de « l’évolué » et en récuse la pertinence. Il présente notamment, dans une section intitulée « approche psychologique et conclusions », l’habitat, les goûts vestimentaires, les loisirs et le rapport à la langue française de l’« évolué éduqué ». Il révèle en particulier les difficultés qu’éprouve l’adulte congolais ayant été scolarisé en termes de maîtrise de la langue française, et les insuffisances d’un tel enseignement.
En particulier, à l’exception des relations simples et quotidiennes, l’auteur rapporte que le vocabulaire n’est assimilé que de manière scolaire et superficielle (p. 237).
Avec Sociologie des Brazzavilles noires, Balandier élève la ville africaine au rang de véritable objet d’étude pour l’anthropologie. Insistant sur l’étude des processus (on parle d’anthropologie « processuelle » ou « dynamiste »), l’ouvrage permet de mieux comprendre le devenir d’une dynamique urbaine.
Ce faisant, l’anthropologue dresse une sorte de bilan résultant de l’urbanisation accélérée de la capitale congolaise. Il détermine toute une série d’enjeux sociaux et livre autant de préconisations : insuffisance de l’économie, difficultés liées à l’état du marché du travail, exode rural, diversité culturelle en milieu urbain, redéfinition des rapports familiaux, processus d’individualisation, création des nouvelles églises, nouvelles revendications politiques, limites de l’apprentissage du français, etc.
Il ouvre ainsi la voie à des études plus approfondies dans de multiples domaines ainsi défrichés. Ces enjeux, relevés dans la première moitié des années 1950, sont aujourd’hui toujours cruciaux pour comprendre l’histoire et la sociologie des Brazzavilles passées et présentes.
Les premières recherches de Balandier (celles de la Sociologie actuelle de l’Afrique noire et de la Sociologie des Brazzavilles noires) sont en rupture avec l’anthropologie française de l’époque. Tant sur le plan de l’anthropologie urbaine que sur la manière même de concevoir une anthropologie « dynamiste », les recherches de Georges Balandier seront considérées comme de solides travaux précurseurs.
Ils ouvriront la voie à d’autres chercheurs travaillant sur autant d’objets d’étude majeurs des décennies 1960-1970. Le courant dynamiste a ainsi ouvert de nouveaux champs d’étude pour l’anthropologie, corrigeant ainsi la dérive qui consistait à ne s’intéresser qu’à des sociétés considérées comme traditionnelles, au risque de les figer.
Sur le plan personnel, les parutions concomitantes de Sociologie des Brazzavilles noires et de Sociologie actuelle de l’Afrique noire confèreront à Georges Balandier une certaine notoriété. Peu d’années après viendront la parution d’Afrique ambiguë, dans la jeune collection « Terre humaine » dirigée par Jean Malaurie. Par ailleurs, et bien que Balandier ait pris ses distances par rapport au structuralisme, Lévi-Strauss fit de Sociologie des Brazzavilles noires une recension particulièrement élogieuse.
On pourrait a posteriori regretter de l’ouvrage certains aspects, par exemple qu’il soit exclusivement centré sur les trajectoires masculines et élude le rôle des femmes, ou bien encore qu’il ne laisse que peu de place à l’analyse méthodologique.
Quoi qu’il en soit, les travaux de Georges Balandier demeurent toujours incontournables pour qui veut comprendre les processus sociaux et historiques de l’Afrique centrale, et en particulier de l’actuel Congo Brazzaville.
Ouvrage recensé– Georges Balandier, Sociologie des Brazzavilles noires, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1985.
Du même auteur
– « La Situation coloniale, approche théorique », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 11, 1951, pp. 44-79.– Le Tiers-monde. Sous-développement et développement, Paris, PUF, 1956. – Le Désordre. Éloge du mouvement, Paris, Fayard, 1998.– Le Grand Système, Paris, Fayard, 2001.– Le Grand Dérangement, Paris, PUF, 2005.– Afrique ambiguë, Paris, Plon, « Terre Humaine », 2010.– Anthropologie politique, Paris, PUF, 2013. – Le Royaume de Kongo du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, Fayard/Pluriel, 2013.