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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Alexandre Grothendieck

de Georges Bringuier

récension rédigée parArmand GraboisDEA d’Histoire (Paris-Diderot). Professeur d’histoire-géographie

Synopsis

Science et environnement

On sait qu’en France il y eut des mathématiques « modernes », une « théorie des ensembles », dont un certain groupe Bourbaki fut le promoteur. Après, plus rien, comme si nul progrès n’avait été fait depuis. Or, c’est tout le contraire : les progrès ont été considérables, et portent un nom : Grothendieck, Alexandre. Génie des mathématiques, anarchiste, fondateur de l’écologie radicale, il fut enfin ermite versé dans les Évangiles aussi bien que dans le bouddhisme et la kabbale. C’est de cet homme total – et fou – que Georges Bringuier dresse le portrait.

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1. Introduction

Alexandre Grothendieck n’est pas très connu en France. Pourtant, l’éminent Pierre Cartier affirme : « Il est Pythagore, il est Thalès, il est Euclide ! » Selon Micha Gromov, il « a introduit une nouvelle manière de penser, importante non seulement pour les mathématiciens, mais pour toute la pensée humaine. C’est une manière de penser où l’on commence par rassembler les choses simples, absolument évidentes.

Pour Alexandre Grothendieck, le plus important était toujours quelque chose que l’on a sous les yeux. Et son génie consistait en partie à saisir le potentiel créatif de ces choses absolument évidentes, que n’importe qui d’autre aurait négligé. Alors que lui s’arrêtait à cela, le formalisait et en faisait quelque chose d’extraordinaire » (p. 133). Selon Oskar Zariski, « Nous avons des problèmes et pas de méthodes, et lui a des méthodes et pas de problèmes » (p. 136).

Ce fils d’anarchistes ne s’attachait à résoudre que les problèmes qui se posaient naturellement à sa conscience. Les problèmes des autres ne l’intéressaient pas, et, quand il devait résoudre une question, il commençait par échafauder une théorie. C’est ainsi que, après avoir révolutionné les mathématiques, il devait s’en désintéresser totalement, car la question écologique et le pacifisme le requéraient entièrement ; puis, y revenir, et, enfin, explorer les domaines de l’âme et ceux de l’esprit.

2. Racines et révélation

L’individu déroute. Fils de révolutionnaires. Mère bourgeoise allemande, père russe et juif. Partisans de l’amour libre, passionnément épris l’un de l’autre, ils abandonnèrent le petit enfant dans l’Allemagne déjà nazie. Ils voulaient vivre l’amour total, et se dévouer intégralement à la Révolution.

Que le jeune Alexandre, comme Juif, risquât sa peau, cela ne les dérangeait pas. Ils avaient leur destin. Le père, qui serait un des personnages du livre de John Reed, les Dix Jours qui ébranlèrent le monde, ne pensait qu’à la Révolution, passionnément, et il suivra sa muse partout, à Pétrograd (1917), en Ukraine (dans l’armée de Makhno), en Espagne (parmi les anarchistes), comme à Berlin.

Elle, tout aussi révolutionnaire, était dévorée de la passion d’écrire, qu’elle transmettra à son rejeton, auteur, outre de mathématiques, d’introspections rousseauistes, de méditations métaphysiques et de poèmes. Heureusement, le pasteur protestant auquel ils l’avaient abandonné en partant pour la France, était un brave homme. Il le laissait libre de ses pensées comme de ses mouvements, n’ayant pour méthode de conversion que l’exemple donné. Surtout, craignant pour le petit, il finit par le renvoyer à ses géniteurs. C’est ainsi que Grothendieck aborda en France, où il connut l’extrême misère, jointe à l’extrême liberté.

Bientôt, ce fut la guerre. Camp de Rieucros, dans le sud de la France. Il avait douze ans. C’est là que, un jour, il eut l’illumination. Non pas devant une démonstration, mais devant une définition, qui le frappa par sa simplicité, son évidence et sa beauté. Il avait demandé ce que c’était qu’un cercle. Une codétenue lui répondit que c’était l’ensemble des points se trouvant à égale distance d’un certain centre. Dès lors, le virus des mathématiques était contracté. Mais il les concevait à sa manière. Les mathématiques n’étaient pas pour lui une peine, mais une très forte jouissance, une mystique. Une maîtresse, dira-t-il, qui ne se dérobe jamais à l’étreinte amoureuse. Extase pythagoricienne.

3. Un orphelin monte à Paris

À la libération, il n’avait plus de père. Le sien était mort dans à Auschwitz. Il sera la figure du héros. Seule sa mère était encore là : révolutionnaire, elle avait été internée ; allemande, elle n’avait pas été déportée. Mais elle était brisée. Hantée par l’amour d’un homme tenu pour exceptionnel, par l’idéal révolutionnaire et par une vocation littéraire avortée, elle souffre de tuberculose. Alexandre, étudiant à Montpellier, doit la porter à bout de bras. Ils vivent très modestement de la bourse d’études qui lui est octroyée.

Remarqué pour ses dons exceptionnels, il monte à Paris, lettre de recommandation en poche. Tout de suite, l’Entraide universitaire lui accorde une bourse. Henri Cartan l’accueille dans son séminaire. « Alexandre entend alors pour la première fois prononcer des “noms barbares comme groupe, corps, anneau, module, complexe, homologie…” Le choc est rude », comme chez tous ceux qui abordent pour la première fois cette sorte de surréalisme scientifique que sont les « mathématiques nouvelles » inventées par le groupe Bourbaki entre les deux guerres à Paris. Mais il s’accroche, et bientôt montre toute l’étendue de son génie.

En quelques mois, voici qu’il rédige « l’équivalent de six thèses de doctorat » En 1953, il reçoit le titre de docteur, puis intègre le CNRS. Sa thèse, publiée avec réticence par l’American Mathematical Society, fera partie, pendant trente ans, des « cent articles les plus cités dans la littérature mathématique ».

Consécration : Laurent Schwartz, alors, lui permet d’intégrer le groupe Bourbaki. On lui passe tout, à cet enfant terrible, mais on le gronde régulièrement : l’original ne prend pas la peine de faire des démonstrations complètes, et redémontre des théorèmes déjà résolus pour le plaisir d’élaborer lui-même la solution. C’est la marque du génie.

4. Méthode

Grothendieck était essentiellement un esprit libre. Il ne raisonnait pas comme on le fait généralement. Résoudre des problèmes, ce sont là, pour lui, des préoccupations serves. Il conçoit. Il n’arrache pas la solution à l’arbre de la connaissance. Il faut que cela mûrisse. Il faut que la solution tombe, comme un fruit mûr, à point. Pour cela, il théorise. Il nomme les choses. Il enveloppe la question de tout un appareil théorique, immense s’il le faut, jusqu’à ce que la solution apparaisse d’elle-même, comme sans effort. Ainsi du théorème de Fermat, qui après des siècles fut résolu sur la base de l’une des théories de Grothendieck sans qui celui-ci ait jugé utile de faire lui-même la démonstration : il lui suffisait de savoir qu’on pourrait la faire.

Mais, pour arriver à ce degré de virtuosité, il faut se donner sans réserve et travailler sans relâche, ce qu’il fera durant trente ans, s’alimentant mal, dormant peu, ne vivant que d’esprit, se noyant dans les mondes inconnus, les terra incognita de la géométrie algébrique, édifiant des cathédrales dont la forme dépasse l’imagination habituelle.

Car, Grothendieck est fils de son temps. Il révolutionne. La géométrie d’Euclide, avec son point univoque, simple et sans question, ne le satisfait pas davantage que les conceptions de Newton ne satisfont aujourd’hui les physiciens. La mécanique quantique est passée par là. La particule élémentaire n’est plus une chose située, à un moment donné, dans un espace à trois dimensions, homogène et orthogonal. Non. Elle peut survenir là, ici ou ailleurs. On ne peut avancer de certain qu’une probabilité. De même en musique : la partition ne donne qu’une approximation de ce qui se passera lors du concert. Si on passe en dessous d’une certaine unité de temps, elle n’est même plus vraie. Elle n’a pour ainsi dire plus de valeur. Elle n’a plus de sens. Il faut être plus fin. Inventer.

Pour Grothendieck, le point n’est plus une évidence : il n’est qu’une pure abstraction, dont la définition n’est qu’un cercle logique : intersection de deux droites, soient de deux ensembles de points… Il invente l’« espace nucléaire ». À l’âge atomique, il fallait un nouvel Euclide, et ce fut lui. Son œuvre, non seulement est originale, par la méthode comme par le point de vue, mais encore est colossale, démesurée. Il écrit sans arrêt. D’autres se mettent à son service, et mettent en forme le travail. Cela donne les Éléments de géométrie algébrique, traité inachevé de 1500 pages qui constitue, encore aujourd’hui, l’ouvrage de référence, la bible de la géométrie algébrique.

En 1966, il se voit décerner la plus haute distinction dans le domaine des mathématiques, la médaille Field, mais c’est en URSS qu’il fallait aller la recevoir. Il n’ira pas. Ce serait se rendre à l’ennemi. Son père avait combattu dans les rangs de l’armée insurrectionnelle de Makhno. Alexandre, en grec, cela signifie : « repousser l’ennemi ».

5. Révolution

Vinrent la guerre du Vietnam et mai 1968. Subitement, les fantômes de l’enfance, le spectre du père révolutionnaire reparurent. Chercheur à l’IHES, institut créé spécialement pour permettre à l’apatride qu’il est de travailler en France, il découvre que l’armée américaine finance l’institut. La somme est dérisoire, mais son intransigeance est totale : c’est lui ou les Américains, lui ou l’armée. Ses collègues ne comprennent pas : les Américains paient, et les laissent étudier. Ils se croient libres, comme le chien qui ne sent pas sa laisse. Mais la guerre fait rage, avec ses défoliants et ses bombes incendiaires. Les bombardiers de l’apocalypse planent au-dessus de nos têtes, dans l’attente de l’ordre final. Grothendieck s’en va.

En lui, la science trouve une conscience. Il abandonne la recherche, et accuse ses collègues d’irresponsabilité criminelle : ils ne se demandent jamais à quoi vont servir leurs découvertes ni ce qu’elles signifient. Ils ne songent qu’à leur carrière. Il y a, dit-il, dégénérescence du milieu scientifique. Il quitte le monde et devient prophète.

Invité à des conférences internationales, à des symposiums chics, il se présente en short et crâne rasé, et distribue des exemplaires de la revue d’écologie radicale qu’il vient de fonder avec des chercheurs américains, Survivre et Vivre, annonce la fin du monde, le désastre nucléaire, le réchauffement atmosphérique, la pollution généralisée.

L’homme, que les soixante-huitards maximalistes de Nanterre avaient chassé comme « mandarin », est passé à la dissidence. Il ira beaucoup plus loin qu’eux. Ses récompenses, ses médailles, il les donne ou les transforme en casse-noix. Il fait des émules, fonde des communautés autogérées et anarchisantes, croit en l’amour libre, visite le Larzac, rédige des manifestes, qui sont autant de brûlots.

Il aura, ainsi, fondé l’écologie radicale. Mais, au point de vue personnel, l’échec est cuisant. Divorces. Enfants laissés à eux-mêmes. Communautés s’en allant à vau-l’eau. Finalement, lui aussi a besoin d’un chez-soi.

6. Ermite

Les années 1980 ne sont pas aux révoltes furieuses ni aux grands élans généreux. L’économie politique reprend ses droits. Et il faut vivre. Grothendieck, alors, laisse le démon des mathématiques reprendre son empire sur lui. Il postule. Lui, le pape de l’abstraction, la vedette indiscutable des mathématiques françaises, voici qu’il devient enseignant-chercheur à Montpellier. Paris le dédaigne. Les forteresses du savoir officiel sont à jamais fermées pour ce fou qui a osé remettre en cause le dieu Science. Tandis que le monde mathématique tâche d’oublier cet encombrant collègue, il enseigne et travaille. Il rédige, en 1984, à l’appui d’une demande d’admission au CNRS, un plan de recherches.

C’est l’Esquisse d’un programme qui recèle, dit-on aujourd’hui, des milliers de sujets de thèse originaux. Il enseigne un peu, à Montpellier, devant un public clairsemé, passe le plus clair de son temps dans une petite maison, sorte de reclus volontaire, à rédiger d’énormes ouvrages mystiques, Récoltes et Semailles ou La Clef des songes. À l’université, son bureau est bien souvent désert. Les autorités le videront.

Sa retraite venue, il devient une sorte d’ermite dans un petit village d’Ariège, il s’adonne plus que jamais à la méditation transcendantale d’inspiration bouddhiste, mais sans exclusive : méfiant envers toutes les Églises constituées, il fait son miel mystique dans toutes les traditions de tous les continents. Parfois, il se sent habité par Satan. Il s’occupe de son jardin, entretient des relations amicales avec les arbres, coupe le téléphone, écrit des milliers de pages d’introspection et de recherches mathématiques. Comme un rosaire, il récite les noms, un par un, de tous les suppliciés des camps de concentration. Il est irascible, prédit la fin imminente du monde, chante des nuits entières, jeûne parfois plus de quarante jours pour forcer Dieu à se révéler.

Il ne parle pas aux voisins, se fait livrer les courses, fait des crises à propos d’un rien. Comme les plantes sont ses amies, il n’aime pas trop qu’on les coupe. Gare aux voisins qui s’y risquent !

Le monde n’aime pas qu’on lui résiste. Il n’aime pas ceux qui le quittent volontairement. Alors quand, le 13 novembre 2014, Grothendieck s’est endormi pour rêver avec le « Rêveur » (comme il appelle son démon) ce rêve sans fin que nous appelons la mort, ce fut un grand silence.

7. Conclusion

Grothendieck a eu beau avoir renouvelé entièrement la mathématique, il a eu beau fonder l’écologie radicale et se montrer un penseur mystique, il reste méconnu de ses contemporains.

Et pourtant, voilà un homme qui a voulu concevoir la dualité fondamentale de notre monde : continu-discontinu, géométrique-algébrique, onde-corpuscule, âme-corps. Il a voulu comprendre ce que trop d’entre nous ont abandonné par avance de vouloir même apercevoir : l’extrême étrangeté du monde dans lequel nous voici plongés, sa sublime et apparente incohérence, apparue, voici bien plus de cent ans maintenant, au cœur même de ce que nous avions érigé comme cohérence absolue : la science totale du XIXe siècle. Après avoir scruté l’espace, interrogé sa nature, remis en cause jusqu’aux fondements des sciences, voilà encore qui a abordé un autre continent, habituellement tenu pour exclusif de la science : celui de la religion et du divin.

Tel un nouveau Pascal ou un nouveau Descartes, Alexandre Grothendieck aura embrassé, avec génie, et la science, et la religion. Il a inventé une méthode, indiqué des directions, résolu des énigmes. Parvenu plus haut qu’aucun autre dans le domaine scientifique, il a été saisi par sa vacuité (comme Pascal). Il a cherché le salut de l’humanité, dans le domaine politique, puis dans le domaine mystique. Pour finir, il s’est reclus dans le silence et l’adoration, terrifié par ses visions d’apocalypse, refusant que sa mort mette fin à ce mutisme : se gardant de brûler ses manuscrits, il a défendu qu’on les publie.

8. Zone critique

L’ouvrage de Georges Bringuier tient de la gageure : parvenir à rendre compte de l’œuvre et de la vie d’un génie tel qu’on n’en compte pas deux par siècle. C’est qu’il a adopté la seule voie possible, celle du travail et de l’humilité. Jamais il ne juge Grothendieck, dont les extravagances pourtant se prêtent admirablement à la raillerie, jamais il ne le prend à la légère, et toujours il tente de le comprendre et parvient, ce qui est fort, à nous faire comprendre – une petite partie tout au moins – des arcanes de la mathématique grothendickienne.

Mais peut-on pleinement saisir toutes les idées d’un esprit d’une telle envergure ? Assurément non. Et, comme Georges Bringuier est homme de science et de son temps, comme il est malgré tout raisonnable, il a bien entendu du mal à suivre Grothendieck sur les chemins de la critique radicale, de la mystique et des prophéties apocalyptiques.

Quand il rend compte des dernières années, quand le grand voyageur est parvenu à son ermitage, Bringuier nous dresse le portrait d’un homme usé par son génie, humainement vidé, dont la mystique apparaît, dès lors, comme le dérèglement chaotique d’un esprit brillant, mais obscurci, traversé encore, parfois, d’éclairs lumineux.

N’est-ce pas là une manière de se débarrasser de choses gênantes à peu de frais ? Peut-on vraiment tenir pour fantasques ses idées de déiste ? Peut-on vraiment enfermer les convictions de Grothendieck au sujet de la Création entre des guillemets de mépris ? Car au nom de quoi, alors, se dresser – comme le fit Grothendieck tout au long de ses années de militantisme – contre la science comme pure technique, comme ensemble de recettes qui fonctionnent et dont il est de la plus haute importance de ne pas se demander pourquoi cela fonctionne ? Comment, alors, comprendre le Problème du mal, titre d’un des derniers manuscrits de Grothendieck, ou encore la Clef des songes, où le mathématicien s’adresse à ceux qui « osent croire » que leurs rêves prennent leur source dans les Cieux ?

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Alexandre Grothendieck. Itinéraire d’un mathématicien hors normes, Toulouse, Privat, 2016.

Autres pistes– Céline Pessis, dir., Survivre et vivre. Critique de la science, naissance de l’écologie, L’échappée, 2014– Marcel Légaut, L’homme à la recherche de son humanité, Aubier, 1971– Fréderic Patras, La pensée mathématique contemporaine, Presses Universitaires de France, coll. « Science, histoire et société », 2001– Catherine Aïra et Yves Le Pestipon, Alexandre Grothendieck, sur les routes d’un génie, documentaire, 2013

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