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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Georges Canguilhem
Paru en 1966, Le normal et le pathologique est l’œuvre majeure de Georges Canguilhem. Cet ouvrage réunit deux études : d’abord, la réédition de sa thèse de doctorat en médecine dans laquelle le philosophe s’oppose aux dérives scientistes de son époque et entend démontrer l’impossibilité de définir objectivement les notions de « normal » et de « pathologique ». La seconde étude est inédite : vingt ans après cette publication, Canguilhem entend ici questionner son actualité et étendre la portée de ces réflexions sur les plans philosophique, politique et social.
Sous l’effet du machinisme industriel et de l’extension globale de ses exigences de rationalisation, le XIXe siècle voit apparaître de nouvelles représentations et idéologies. Parmi celles-ci le scientisme : cette croyance selon laquelle les principes et méthodes de la science moderne permettraient de résoudre l’ensemble des questionnements que l’homme se pose sur son existence et sur le monde. Le terme de normal, celui par lequel « le XIXe siècle va désigner le prototype scolaire et l’état de santé organique » (p. 175) apparaît à ce moment dans la littérature scientifique et se naturalise dans la langue populaire.
La distinction scientifique des notions de normal et de pathologique va jouer un rôle déterminant dans la conception moderne de la médecine, qui aspire également à devenir science. La recherche médicale tend alors à se déplacer de la clinique (prise en compte de la parole singulière des patients) vers les laboratoires. Appelées par un idéal de rationalisation, les définitions dites objectives données à ces notions orientent l’établissement du diagnostic et du protocole de soins par les médecins, dans la finalité de ramener l’organisme déviant à l’état normal.
Pour s’opposer à ce qu’il nomme la dérive scientiste et qui constitue selon lui une orientation normalisante, et donc en cela pathologisante de la médecine, Georges Canguilhem va souligner ambiguïté du terme « normal » et démontrer que celui-ci ne peut être fondé scientifiquement : en déconstruisant systématiquement les définitions du normal et du pathologique, il montre le caractère réductionniste des conceptions sur lesquelles elles se fondent et le choix de valeurs arbitraire qui les caractérise. En mettant en lumière le caractère résolument original et créatif de toute vie, le philosophe-médecin affirme alors son irréductibilité à des définitions et à des lois universelles.
Pour suivre ce raisonnement, nous examinerons d’abord l’ambiguïté de la notion de normalité, puis le caractère réductionniste des thèses classiques assimilant le normal au plus fréquent. Nous exposerons dans un second temps l’argument que Canguilhem oppose aux tentatives d’appréhender objectivement (c’est-à-dire à partir de la science, non plus du recueil de la parole des malades) les notions de normal et de pathologique : le caractère original et créatif inhérent à la vie.
Brillant élève d’Alain , dont l’influence sur sa pensée et sur son engagement politique ont été décisives, Georges Canguilhem considère d’un œil extrêmement critique les tentatives de recension, description et classification systématique des faits de la vie humaine qui abondent alors dans le champ des sciences humaines et dans le champ de la médecine. Il récuse ces idées suivant lesquelles la vie organique serait déterminée par des lois physico-chimiques et son fonctionnement réductible à différents mécanismes dont la connaissance serait rendue possible par l’application de la méthode scientifique (dont la méthode expérimentale).
Le philosophe s’oppose ainsi à cette conception naissante de la médecine, qui se détourne de la connaissance vulgaire et approximative des notions de santé et de maladie donnée par l’écoute des malades (la clinique) pour adopter le savoir et les vues objectives de la science.
Née de cet effort de rationalisation scientifique, voilée derrière les apparences d’une objectivité absolue, la distinction entre normal et pathologique frappe particulièrement le philosophe par son caractère ambigu. En effet, le terme de normal « désigne tantôt un fait capable de description par recensement statistique […] et tantôt un idéal, principe positif d’appréciation, au sens de prototype ou de forme parfaite » (p. 155). De la même façon en médecine, « l’état normal désigne à la fois l’état habituel des organes et leur état idéal » (p. 155).
La notion de normalité confond donc dans une même définition deux sens différents : d’une part, ce qui est le plus fréquent, mesurable quantitativement (sens descriptif) ; d’autre part ce qu’il est préférable d’être ou de faire, auquel est attribuée la valeur de bien universel (sens prescriptif). Cette confusion, opérante dans le champ de la médecine, est précisément ce que le philosophe-médecin entend ici critiquer : il s’agira donc dans un premier temps d’en comprendre les fondements.
Dans la première partie de l’essai – « L'état pathologique n'est-il qu'une modification quantitative de l'état normal ? » –, Georges Canguilhem constate que l’apparition du concept de normalité dans les sciences du vivant et dans la médecine est corrélative de l’affirmation du principe de continuité entre l’état de santé (dit alors normal) et de maladie. Le médecin et chirurgien François Broussais est, au XIXe siècle, le premier à énoncer cette théorie : les phénomènes pathologiques sont identiques aux phénomènes normaux correspondants, aux variations qualitatives près.
Cette idée sera reprise par le philosophe Auguste Comte , qui l’établira comme principe fondamental de sa doctrine positiviste : le progrès (la vie) ne peut selon Comte consister qu’en un développement de l’Ordre, c’est-à-dire d’une norme invariable excluant la possibilité d’un changement de nature au cours de l’existence.
Dans la connaissance de la vie, la science constituerait ainsi selon Comte le moyen le plus sur et le plus élevé en ce qu’elle poursuivrait l’ambition de dégager objectivement ses lois. Le normal est ici assimilé à l’ordre, le pathologique disqualifié en temps que dérèglement ou désordre. L’influence du positivisme de Comte est telle que le principe de l’identité entre normal et pathologique s’institue dans la seconde moitié du XIXe siècle comme doctrine scientifiquement attestée. Le physiologiste Claude Bernard reprendra et prolongera ces idées pour fonder la médecine expérimentale. Avec Comte et Bernard, dont les idées se sont largement diffusées dans les milieux médicaux, scientifiques et culturels de leur époque et jusqu’à aujourd’hui, le principe de Broussais devient un véritable dogme épistémologique.
L’idée selon laquelle la différence entre les phénomènes normaux et pathologiques ne serait pas de nature qualitative, mais quantitative est à l’origine d’une focalisation de la recherche médicale sur la mesure et le calcul des lois et des constantes de l’état normal. Cette théorie surprenante ignore la question des affects et des valeurs qui occupe pourtant une position déterminante dans la distinction que les hommes établissent spontanément entre santé et maladie, ce qui précisément les porte à consulter un médecin. Cette conception nouvelle de la médecine dissout entièrement la notion de pathologie dans celle de normalité.
C’est ce que Canguilhem qualifie de réductionnisme quantitatif : on parlera de pathologie lorsque la mesure des constantes organiques révèle un excès ou un défaut par rapport à la norme. La maladie est appréhendée comme conséquence d’un dérèglement de l’organisme.
L’identification du normal (ou de la santé) à la moyenne entraine la disqualification suivie d’un effort de correction systématique des faits ou tendances qui s’écarteraient de la norme établie. Cette conception repose sur un amalgame fondamental entre le terme descriptif d’anomalie (du grec an-omalos : ce qui n’est pas égal, uni) avec le concept normatif d’anormalité (du grec a-nomos : ce qui n’est pas conforme à la norme). Or, si une anomalie constitue bien une singularité ou une étrangeté à l’égard de la norme (du plus fréquent), cela ne permet pas en soi de la qualifier d’anormale (de pathologique) : en effet, cet écart peut simplement manifester une forme d’évolution particulière du vivant, dans des conditions non ordinaires.
Le vivant se distingue ainsi radicalement d’un objet inerte ou d’une machine par sa détermination et sa capacité naturelle d’ingénierie. Si l’homme se déplace et agit ce n’est pas uniquement sous la pression de déterminismes externes, mais aussi plus fondamentalement sur l’ordre de ses pulsions et besoins : vivre, c’est ainsi être déterminé par ses propres valeurs, c’est continuellement choisir et exclure. C’est ce que le philosophe distingue comme la polarité axiologique de la vie, d’après laquelle la détermination des pensées et comportements humains ne peut être que subjective et originale.
Canguilhem démontre qu’il en va de même sur le plan physiologique : la régulation de la vie organique s’effectue suivant des normes qui sont particulières à chaque individu et par ailleurs variables aux différents temps de son existence. Déterminé par la recherche du plaisir et l’évitement du déplaisir, le vivant recompose en permanence les normes de son organisation interne pour s’adapter aux exigences - sans cesse renouvelées - des milieux dans lesquels il évolue. Cette capacité qu’a le vivant de bouleverser les normes qui définissent son organisation actuelle, de se réaliser sous d’autres formes pour optimiser son existence dans un environnement nouveau, est ce que Canguilhem appelle la normativité vitale.
Le philosophe affirme ainsi que l’amalgame entre les notions d’anomalie et d’anormalité repose sur une vision unitaire de la vie que l’observation de l’évolution continuelle et singulière des vivants devrait nécessairement conduire à remettre en question. Si les innovations de la vie apparaissent toujours au départ comme des anomalies, en ce qu’elles sortent des valeurs habituelles, celles-ci ne peuvent cependant être qualifiées de pathologiques que dans la mesure où elles sont sources de gêne et de souffrance dans le quotidien des individus. C’est en cela que le diagnostic médical – la distinction entre normal et pathologique – ne peut selon lui (sauf à se définir par son asservissement à des politiques conservatistes) se détacher de la clinique pour atteindre son idéal de scientificité.
En s’intéressant au vocabulaire utilisé par Broussais, Comte et Bernard, Canguilhem va renforcer son argumentation en démontrant l’impossibilité de définir les notions de normal et de pathologique par le strict usage de termes quantitatifs.
En dépit du fait que ces auteurs contestent la différence qualitative entre ces deux états, aucun ne parvient en effet à définir ces concepts sans user de termes positifs ou dépréciatifs. Broussais parle ainsi de dépravation ou d’altération pour qualifier le passage de l’état normal à l’état pathologique ; Comte ne donne aucun critère objectif pour définir le normal et emploie le concept qualitatif d’harmonie. Claude Bernard, dans son obédience aux principes positivistes pour concevoir la technique médicale comme une pure application des théories scientifiques, utilise pour sa part les notions qualitatives d’exagération, de disproportion et de disharmonie.
Pour Canguilhem, il ne s’agit pas ici de choix de mots malencontreux mais bien de la démonstration que les notions de normal et de pathologique ne peuvent être définies sans se référer à des normes d’appréciation subjectives. Le philosophe montre ainsi que le diagnostic médical fondé sur la science n’est pas davantage objectif que celui fondé sur l’écoute des malades, lesquels distinguent subjectivement la maladie comme un état pénible et indésirable, en tant que celui-ci limite leurs possibilités d’existence.
Canguilhem constate qu’à l’opposition populaire des valeurs plaisir et déplaisir pour distinguer entre santé et pathologie, ces auteurs (et avec eux toute une nouvelle génération de médecins) substituent celles de l’ordre (établi comme un bien) et du désordre. L’ordre est ainsi à la fois défini comme un état premier (naturel) et comme un état idéal (il doit être maintenu contre des éléments désorganisateurs ou destructeurs). Selon Canguilhem, ces conceptions prétendues rationnelles ou objectives serviraient ainsi en réalité un idéal conservatiste. Ce qui est arbitrairement qualifié de normal sert à son tour de référence, par son entrée dans la moyenne, pour juger comparativement de la normalité d’autres faits ou objets. Toute forme d’existence s’écartant de cette moyenne, instituée comme idéal normal, est ainsi systématiquement disqualifiée (jugée sans valeur) comme pathologique (anormale).
Ce faisant, les techniques supportées par de telles représentations participent à la contention et à la régulation des existences singulières dans les cadres de cette normalité. Ce phénomène apparait selon Canguilhem de façon caractéristique dans les champs de l’éducation et de la santé, qui tendent ainsi aujourd’hui à adopter des politiques « normalisantes ».
Interrogeant les idéaux de rationalisation et les aspirations scientistes qui orientent la recherche et la technique médicale depuis le XIXe siècle, sous l’effet du machinisme industriel, Georges Canguilhem s’attache ici à en démontrer le caractère problématique. Le désir de conférer à la médecine un statut de scientificité conduit en effet selon lui à leur insu les chercheurs et les thérapeutes à servir des rapports de pouvoir, suivant une logique conservatiste. Pour lui, il est ainsi clair que « le normal n’est pas un concept statique ou pacifique, mais [bien plutôt] un concept dynamique et polémique » (p. 176).
En basant leurs diagnostic et prescriptions thérapeutiques sur la représentation du normal donnée par le calcul des fréquences et des moyennes, assimilant ainsi le normal au plus fréquent, les médecins participeraient donc de la fabrique et du maintien d’un ordre arbitrairement défini comme normal. C’est ce que Canguilhem appelle la logique des faits, par laquelle un pouvoir en place tendrait à se maintenir en dévalorisant systématiquement toute autre norme d’existence.
L’ambigüité de la norme – laquelle se retrouve dans la définition de la normalité – provient en effet du fait que celle-ci ne soit pas simplement descriptive (le constat de ce qui est, généralement) mais bien fondamentalement prescriptive (ce qui devrait être absolument). La normalité apparait ainsi un concept normatif, par l’usage duquel une pression coercitive s’oppose à certaines formes d’évolution spontanées de la vie.
Aux tentatives réalisées par les scientifiques modernes pour classifier objectivement les phénomènes vitaux entre normaux et pathologiques, Canguilhem oppose donc d’une part le fait que deux formes de vies ne soient jamais identiques entre elles (la singularité), d’autre part le fait qu’une forme de vie ne demeure jamais identique à elle-même au cours de son existence (la normativité). De l’originalité et de la créativité inhérentes à la vie découle le fait qu’il ne puisse exister de science du normal et du pathologique. L’éthique médicale impose ainsi l’attachement durable et inaliénable de toute vocation thérapeutique à la clinique.
Œuvre maîtresse du philosophe Georges Canguilhem, l’essai sur Le normal et le pathologique a profondément influencé plusieurs générations d’étudiants et d’enseignants.
Ces thèses, que Canguilhem n’a cessé d’étayer et de développer depuis les jeunes années de son enseignement jusqu’à sa mort, en 1995, se sont largement diffusées et ainsi solidement inscrites dans la pensée contemporaine par l’intermédiaire de personnalités influentes – parmi lesquelles Michel Foucault ou Pierre Bourdieu. L’abondance des textes (thèses, essais ou articles) faisant aujourd’hui référence aux thèses de ce philosophe témoigne sans conteste de l’actualité de ses questionnements.
- Canguilhem Georges, Œuvres complètes. Tome I : Ecrits philosophiques et politiques 1926-1939, Paris, Vrin, 2011.- Canguilhem Georges, Œuvres complètes. Tome IV : Résistance, philosophie biologique et histoire des sciences 1940-1965, Paris, Vrin, 2015.- Lecourt Dominique, Georges Canguilhem, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, 2008.- Macherey Pierre, De Canguilhem à Foucault, la force des normes, Paris, La fabrique éditions, 2009.- Mathieu Frédéric, Les Valeurs de la Vie. Lecture actualisée de l’œuvre de G. Canguilhem, Le Normal et le Pathologique (1966), Paris, In Libro Veritas, 2014.