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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Georges Vigarello
Georges Vigarello s’attaque avec son Histoire du viol, parue en 1998, à un sujet à la fois novateur et en phase avec le courant de l’histoire culturelle. Il s’agit d’une exploration historique – de l’Ancien Régime à nos jours – des violences sexuelles et, à travers elles, de la perception du corps, de l’évolution des sensibilités et des émotions. Les lois et jurisprudences, l’opinion publique relayée par la presse et les traités de médecine sont ainsi convoqués afin de mesurer l’ampleur des mutations morales, sociales et juridiques qui se nouent autour des violences sexuelles.
Crime omniprésent dans le genre humain quel que soit le lieu ou l’époque, le viol n’est devenu un objet historiographique à part entière en France que grâce aux travaux de Georges Vigarello. En effet, si plusieurs études historiques ont abordé auparavant les violences sexuelles sous l’Ancien Régime et au XIXe siècle, elles traitaient des violences en général et de leur traitement juridique, de la famille, de la sexualité ou encore du statut de la femme. L’Histoire du viol qui paraît en 1998 met en lumière ce crime mal connu et son traitement, principalement aux XVIIIe et XIXe siècles, dans la tradition de l’histoire culturelle et dans la lignée des travaux de l’historien sur le corps.
Convoquant différentes sources et différents regards, Georges Vigarello traite à travers l’histoire du viol l’évolution des mentalités et du rapport au corps. De la « loi du silence » de l’Ancien Régime à l’actuel accroissement des sensibilités face aux violences sexuelles, il s’agit ici de décrypter les racines de la lente construction du socle législatif, puis de se placer du côté des principales victimes : les femmes et les enfants.
Il est difficile de mesurer l’ampleur exacte des violences sexuelles sous l’Ancien Régime, puisque seule une part infime de plaintes est déposée devant les tribunaux. Le crime considéré comme le plus grave et le plus préjudiciable à l’ordre social est le vol à la personne, le viol faisant partie d’un univers « normal » de violence tolérée. Si les textes de droit classique condamnent fermement le viol des enfants et des femmes, nommé « violement » ou « rapt », les juges sont le plus souvent cléments envers les rares auteurs inquiétés : « Les parlements les condamnent et les pardonnent à la fois, oscillant entre indulgence et répression » (p.15).
Les raisons de cette indulgence concernent en premier lieu le statut de la femme, le viol masculin n’étant pas envisagé. La femme n’est pas considérée comme un sujet à part entière : elle a un propriétaire (père, époux, tuteur, maître…) et ses droits sont limités dans un univers patriarcal où le plus important est de préserver la virginité jusqu’au mariage. La plainte de la femme pour viol est ainsi peu entendue, sachant que le viol commis par un homme seul sur une femme adulte est alors jugé impossible, celle-ci ayant les moyens physiques de se défendre – c’est l’avis des hommes de loi mais également d’un Diderot ou d’un Voltaire. La dimension sociale est ensuite prédominante dans l’appréciation du viol : il est impensable qu’une servante attaque son maître pour viol, ou qu’un bourgeois ou un noble soit poursuivi pour inceste, d’autant que l’accommodement, soit un arrangement financier entre coupable et victime, permet aux plus fortunés d’éviter la justice.
À l’inverse, si le violeur est un mendiant ou un pauvre, sa peine sera alourdie. Le viol enfin est considéré comme un crime moral qui entache autant l’agresseur que la victime, d’où un fort sentiment de honte. La crainte d’une « souillure par contact », la perte de l’honneur et de la dignité, la mise au ban sociale, surtout pour les jeunes filles vierges, entraînent une loi du silence.
Ainsi, les rares plaintes déposées en justice concernent principalement des enfants. Dans le cas d’inceste ou de sodomie chez de jeunes garçons, actes immoraux et transgressifs par excellence, l’enfant soupçonné de « libertinage » peut également être condamné : « l’enfant qui cède, fût-ce à la violence, est déjà corrompu, perdu de débauche, vaincu par le mal » (p.46).
La fin de l’Ancien Régime voit apparaître une sensibilité nouvelle en même temps qu’une appropriation du corps et une affirmation de l’individualité. Ce changement de paradigme autour de la corporéité va influencer la construction du socle législatif concernant les violences sexuelles.
Le code de 1791, premier code pénal français, permet de poser des bases juridiques et non plus religieuses sur le viol. La notion de rapt issue de l’Ancien Régime disparaît et celle du viol est affinée : considéré comme crime grave contre les personnes, le viol est puni de six années de fers, peine doublée si la victime est âgée de moins de 14 ans ou si le coupable est aidé par des complices. Il n’est plus question que certaines victimes soient poursuivies. Toutefois, l’ensemble des codes révolutionnaires baigne encore dans un univers fortement patriarcal et les femmes ne sont toujours pas considérées comme de « vrais individus ».
Le renouvellement du code pénal de 1810, en plus d’adjoindre une amende à la peine de réclusion, évoque pour la première fois le viol ou attentat à la pudeur commis « sur des individus de l’un ou l’autre sexe ». Outre la reconnaissance de victimes de sexe masculin, l’apparition de l’« attentat à la pudeur » dans les textes de lois permet de créer des délits impunis jusqu’alors. Il s’agit là de la première graduation des violences sexuelles, d’autant plus que, dorénavant, la tentative est tout autant condamnée que le crime.
La révision du code pénal de 1832 criminalise les attentats à la pudeur commis sans violence contre les enfants de moins de 11 ans, ouvrant la porte à la reconnaissance des violences morales. Toutefois, les lois de 1889 et 1898 visant à protéger les enfants des violences physiques n’évoquent qu’en filigrane les atteintes sexuelles.
Le saut dans le temps proposé par Georges Vigarello amène le lecteur à la fin des années 1970, avec le « procès symbole » d’Aix-en-Provence, à l’occasion duquel l’avocate Gisèle Halimi entraîne par son plaidoyer une modification majeure de la loi concernant le viol. Une définition exacte et précise du « crime de viol » né en 1791 est enfin proposée dans le texte de loi de 1980, remplissant un vide juridique de près de deux siècles. Pour l’historien, les lois de 1992 qui suivent et qui pénalisent de façon inédite le harcèlement sexuel ainsi que le bizutage reflètent un nouvel accroissement des sensibilités à l’extrême fin du XXe siècle.
Si la loi de 1791 marque un point de bascule dans le traitement du viol, les certitudes héritées de la société féodale concernant les femmes sont encore prégnantes durant le XIXe siècle, la plus vive étant sans conteste l’impossibilité de viol d’une femme adulte par un homme seul, qui jette le doute sur la véracité des dires de la victime et du crime en lui-même. Le viol doit toujours être prouvé, magistrats et médecins s’accordant pour entretenir un climat de suspicion autour des plaintes de femmes : « Le viol mêle trop profondément l’obscénité, la morale et le corps pour que ces composantes se dénouent par décret » (p.125).
À partir du milieu du XIXe siècle, les médecins se font plus attentifs aux traces sur les victimes, traces périphériques (ecchymoses, hématomes), mais aussi et surtout traces directes négligées jusqu’alors (sperme, sang, état des parties génitales). Les plaintes pour viol de femmes se font légèrement plus nombreuses mais ont peu de chance d’aboutir. En revanche, les effets des atteintes sexuelles commencent à être considérés, les blessures intimes sont étudiées par les médecins et les experts, prémices de la reconnaissance du traumatisme psychologique. Malgré toutes ces avancées, les violences sexuelles envers les femmes restent peu dénoncées ou condamnées, révélant la condition des femmes, maintenues socialement sous une forte domination masculine.
Il faut attendre la seconde moitié du XXe siècle pour que les choses changent vraiment en France. C’est en repartant du célèbre procès d’Aix-en-Provence de 1978 que Georges Vigarello propose une comparaison entre la fin du XIXe siècle et la fin du XXe siècle. Cette affaire a permis d’engager, en pleine émergence du mouvement féministe, un véritable débat de mœurs concernant les rapports hommes/femmes et de dénoncer la persistance de la domination masculine. L’appréciation et le traitement des violences sexuelles sur les femmes connaissent ainsi une évolution inédite : les lois se font plus sévères, les enquêtes plus précises, le vocabulaire plus étendu.
Cet enrichissement des termes autour des violences sexuelles permet, en plus de favoriser un langage d’égalité, de reconnaître l’éventail et l’échelonnement de gravité des crimes et délits. S’ensuit logiquement une nette progression des dépôts de plaintes, qui répondrait davantage selon l’historien à « un accroissement de sensibilité qu’à un accroissement d’agressivité » (p.265).
La visibilité et le traitement du viol d’enfant montrent des spécificités à l’époque contemporaine, même si des changements sont sensibles dès le milieu du XVIIIe siècle, avec une évolution de la vision de l’enfance. Plusieurs procès pour maltraitance d’enfant apparaissent ainsi dans les parlements ; les plaintes pour viol connaissent un accroissement certes mesuré, mais révélateur de l’évolution des sensibilités. La compassion nouvelle pour les jeunes victimes est notable, autant dans l’opinion publique que chez les juges ou les chirurgiens en charge de l’expertise médicale, laquelle gagne en précision.
Toutefois, si tous ces indices convergent vers une prise de conscience collective de la fragilité de l’enfant, le doute sur le « libertinage enfantin » est maintenu, les procédures pour viol sur jeunes garçons sont rarissimes et l’inceste reste le plus souvent secret et impuni.
Le code de 1791 permet une déresponsabilisation juridique pleine et entière de l’enfant agressé. Toutefois, l’introduction de l’« attentat à la pudeur » dans la révision de 1810 entraîne un effet pervers lié à la preuve formelle du viol. Nombre de magistrats et de médecins estiment en effet que « la disproportion entre les organes sexuels d’un adulte et ceux d’un enfant rend impossible l’intromission du membre viril » (p.149). Les faits parlent cependant d’eux-mêmes puisque les poursuites pour viols et attentats sur enfants passent de 101 en 1825 à 875 en 1876. Cet accroissement considérable reste toutefois limité aux villes.
Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que les viols et attentats à la pudeur sur enfants sont clairement différenciés de ceux commis sur des adultes. En 1906, un terme spécifique est inventé pour désigner le violeur d’enfant, pédorose, qui deviendra pédophile en 1929. Les cas d’inceste, toujours plus nombreux, sont étudiés et quantifiés par des médecins tandis que les juges les associent à la misère et au dénuement. L’image du père et de l’autorité toute puissante connaît un bouleversement sans précédent, le danger intrafamilial étant reconnu. Le crime sur enfant, quelle que soit sa nature, devient intolérable pour la société et suscite une émotion collective, comme en témoignent les foules qui assistent aux funérailles d’enfants martyrs.
Georges Vigarello achève sa longue fresque par l’affaire Dutroux révélée en 1996. Le viol d’enfant est devenu crime absolu.
Dans son exploration globale du corps dans l’histoire, Georges Vigarello traite du difficile thème du viol et des violences sexuelles de l’Ancien Régime à nos jours. Cette approche sur le temps long propose un éclairage sur les moments clés de la reconnaissance et du traitement de ce type de crime ou délit : la fin du XVIIIe siècle, le XIXe siècle et la fin du XXe siècle.
Au-delà du thème en lui-même, il est question du rapport au corps, du statut de la femme et de l’enfant, de la relation entre les sexes : « La violence sexuelle et son jugement sont indissociables d’un univers collectif et de ses changements » (p.14). Avec l’accroissement des sensibilités amorcé dès la fin du XVIIIe siècle, la visibilité et le traitement du viol deviennent révélateurs d’avancées sociales qui font l’objet, au XIXe siècle comme aujourd’hui, de véritables débats de société qui remettent en cause ses fondements.
L’ouvrage de Georges Vigarello dédié à l’histoire du viol en France vient explorer un sujet peu investi par les historiens. Le cadre chronologique annoncé permet un regard sur le temps long, mais le XXe siècle est en fait peu abordé, avec un hiatus de plus de 50 ans entre les années 1920 et 1970. Ce choix a été regretté par certains chercheurs, de même que l’absence d’interprétation de l’écart constaté entre cadre juridique et opinion publique.
La conclusion optimiste de l’historien quant à l’évolution de la reconnaissance et du traitement des violences sexuelles à la fin du XXe siècle, allant de pair avec la libération de la parole et l’égalité entre les sexes, doit toutefois être aujourd’hui nuancée. Lorsqu’on constate le déferlement de témoignages de harcèlement ou agressions sexuelles envers les femmes à travers la campagne Balance Ton Porc, version française de Me Too venu des États-Unis, force est de constater que la « loi du silence » est loin d’être l’apanage de l’Ancien Régime.
Ouvrage recensé– Georges Vigarello, Histoire du viol (XVIe-XXe siècle), Paris, Seuil, 1998.
Du même auteur– Le Propre et le Sale : l’hygiène du corps depuis le Moyen Âge, Paris, Seuil, 1987.– Avec Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine (dir.), Histoire du corps, Paris, Seuil, 2011.– Le Sentiment de soi. Histoire de la perception du corps (XVIe-XXe siècle), Paris, Seuil, 2014.
Autre piste– Laurent Ferron, « Georges Vigarello, Histoire du viol (XVIe-XXe siècle) », Clio, Histoire‚ femmes et sociétés [En ligne], n°9, 1999, mis en ligne le 21 mars 2003, consulté le 14 août 2019. URL : http://journals.openedition.org/clio/303.