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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

L’ère du vide

de Gilles Lipovetsky

récension rédigée parClara BoutetDoctorante en anthropologie sociale (EHESS/EPHE).

Synopsis

Société

Nous sommes entrés dans l’ère du « libre-service libidinal » où il faut tout tester, tout expérimenter et, si possible, en diffuser le récit à la première personne sur les ondes et différents réseaux. Notre société « postmoderniste » propose des services « à la carte » où chacun alimente son propre ego. En refusant les institutions et la hiérarchie, nous avons perdu la valeur relationnelle des échanges, en vertu d’une psychologisation du social qui s’étend à tous les domaines.

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1. Introduction

Cet ouvrage daté de 1983 regroupe six études fondées sur une même idée : la société occidentale est entrée dans l’ère post-moderne et se caractérise par un individualisme prégnant.

Pour Gilles Lipovetsky, la postmodernité marque une mutation sociologique globale qui voit naître l’épanouissement d’une société aux accents « cool ». Qui est ce nouvel individu ? « De quoi peut-on se préoccuper sérieusement aujourd’hui, si ce n’est de son équilibre psychique et physique ? Quand les rites, coutumes et traditions agonisent, quand tout flotte dans un espace parodique, montent l’obsession et les pratiques narcissiques, les seules à être encore investies d’une dignité cérémonielle » (p. 242). Les styles de vie se diversifient, ainsi les individus sont dérégulés et désynchronisés. Tout est soumis aux choix individuels comme dans un self-service généralisé.

On assiste à la disparition de l’Autre pour laisser place au culte du Moi, notamment à travers le récit et la mise en scène de soi, le modelage du corps et les soins qui lui sont portés, la place du travail, le désinvestissement du politique, etc. Il s’agit d’un ensemble de phénomènes qui traversent la société de part en part et que nous aurons l’occasion d’énumérer. Cette société « cool » est fondée sur l’information, la communication et la consommation de masse ; elle stimule sans cesse les besoins de l’individu en vue d’un assouvissement précipité, pour des passions souvent éphémères.

2. Le procès de personnalisation

Spots, écrans et affiches publicitaires ne cessent de marteler diverses injonctions à être soi, à façonner sa propre vie, à s’épanouir en se faisant du bien.

On entend le « Venez comme vous êtes ! » de McDonald’s ainsi que l’identification du consommateur à l’objet de consommation. Il faut être original et unique en acquérant des objets que tout le monde possède déjà. Le phénomène s’accroît avec la démocratisation des objets de consommation, depuis que la ménagère peut équiper sa cuisine d’appareils électriques. Pensons au slogan Apple, « Think different » quand la marque propose des objets on ne peut plus standardisés : on multiplie alors les accessoires pour se démarquer et donner l’illusion d’être à l’origine de son propre style de vie.

La personnalisation s’étend à l’ensemble des incitations à composer soi-même son repas, son apparence, sa religion (Confectionnez votre voyage, ou votre salade…). « Sans doute l’accession de tous à la voiture ou à la télé, le blue-jean et le coca-cola, les migrations synchronisées du week-end ou du mois d’août désignent-ils une uniformisation des comportements. Mais on oublie trop souvent de considérer la face complémentaire et inverse du phénomène : l’accentuation des singularités, la personnalisation sans précédent des individus » (p. 155).

Par ailleurs, la libération sexuelle, le féminisme et la pornographie partagent un objectif commun : « dresser des barrières contre les émotions et tenir à l’écart les intensités affectives » (p. 110). La sentimentalité devient embarrassante, il faut en taire les manifestations extérieures. Là aussi, il s’agit d’atteindre une personnalisation des sentiments et se détacher des réactions communes.

Du fait de l’injonction à être différent, original, et devenir le créateur de soi-même, les modèles imités se voient dissimulés. Un monde sans modèle est un monde sans héros mais, pire encore, c’est la figure de l’Autre qui, peu à peu, disparaît. La relation est bafouée. Désormais, les valeurs de références sont la vie privée, le bonheur individuel, le plaisir, l’épanouissement personnel, le bien-être… Un idéal hédoniste se met en place. La personnalisation promeut le droit à la différence, aux particularismes, aux multiplicités ayant pour effet une perte des repères traditionnels qui conduit à une indifférence généralisée.

3. Indifférence pure et désaffection

La contrepartie du procès de personnalisation qui met l’assouvissement des désirs de l’individu en son centre se manifeste par ce que l’auteur nomme « la désaffection ».

Il s’agit d’un comportement généralisé qui conduit l’individu à désinvestir plusieurs sphères du social. La société postmoderne est marquée par une vague de désinvestissement subie par les institutions et les grandes valeurs : il s’agit d’une désertion de masse. Les pouvoirs traditionnels que constituaient l’Église, la famille, le parti politique n’ont plus d’emprise sur les vies individuelles. On assiste au rejet de toute forme de coercition.

L’ère de l’indifférence pure sonne « la disparition des grands buts et grandes entreprises pour lesquels la vie mérite d’être sacrifiée » (p. 81). L’individu postmoderne répond à des impératifs : avoir la ligne, garder la forme, atteindre l’orgasme. Il tente de répondre à l’injonction qui lui est sans cesse assenée : « Éclatez-vous ! » ce qui provoque précisément l’éclatement du Moi à travers une société disséminée en molécules personnalisées. L’information n’échappe pas à ce constat : son traitement en fait une succession d’événements spectaculaires.

D’un point de vue spatial, l’individu postmoderne vit dans des espaces désaffectés. Le loft comme modèle d’habitat fait écho aux espaces de travail ouverts et aux réinvestissements d’entrepôts (magasins de grande distribution, nouveaux espaces d’expression artistique, discothèques…).

Selon l’auteur, l’enjeu politique est clair : l’indifférence « permet au capitalisme d’entrer dans sa phase de fonctionnement opérationnel » (p. 62).

Dans cette nouvelle ère, « on peut ainsi être simultanément cosmopolite et régionaliste, rationaliste dans son travail et disciple intermittent de tel gourou oriental, vivre à l’heure permissive et respecter, à la carte d’ailleurs, les prescriptions religieuses » (p. 59). La sphère politique, les mobilisations de masse et le syndicalisme subissent la désaffection depuis le mouvement de 1968.

4. Les manifestations de la désaffection

Les enjeux de la désaffection portent sur l’ensemble des domaines de la sphère publique qu’il est intéressant de survoler pour se faire une idée des effets de la consommation et de la production de masse.

D’abord, dans le monde du travail, l’effet est visible au niveau spatial à travers la multiplication des open spaces. On encourage la participation à des projets communs ainsi que l’intervention de psychologues d’entreprises ou d’ergonomes. Stabilité et immobilité prennent une connotation péjorative au profit de l’expérimentation et de l’initiative. L’auteur relève déjà les taux élevés d’absentéisme et de turn-over. Quant à la retraite, elle est perçue comme « une aspiration de masse, voire un idéal » (p. 51).

Ensuite, la place du corps et des activités physiques apparaît centrale : elle englobe les techniques médicales (médecine douce, homéopathie) et tout ce qui relève du développement personnel : techniques yoga, zen, et autres activités où esprit et corps s’associent pour un recentrement sur soi. La prolifération des produits diététiques, bio, lights, végé, végans, sans gluten, abonde dans ce sens. La sphère privée et les rapports intimes sont également touchés : on assiste à la disparition des rapports de séduction.

La « sexduction » désigne cette ère pornographique de l’obscénité, au sens étymologique de ce qui n’est pas caché, autrement dit qui s’exhibe : « Le technologique est devenu porno : l’objet et le sexe sont entrés en effet dans le même cycle illimité de la manipulation sophistiquée, de l’exhibition et de la prouesse, des commandes à distance (…) » (p. 241).

De même, on relève des phénomènes tels que le passage de l’éducation autoritaire à la permissivité, l’autonomisation de la procréation, les nouveaux modèles familiaux et les nouvelles formes de parentalité. Les questions de genre deviennent centrales, accompagnées par un discours néo-féministe qui tente de s’extraire du référentiel masculin. Le vocabulaire en pâtit avec l’insertion d’euphémismes tels que non-voyants, techniciens de surface, troisième âge, etc.

L’auteur y voit un véritable lifting de la langue. Naît ainsi une société de la cordialité selon l’expression qui, désormais, conclut chacun de nos e-mails.

5. L’héritage du modernisme ou l’origine du postmodernisme

On a basculé, dans les années 1950-1960, vers un « individualisme total » avec la mise en place d’un capitalisme de séduction où l’avenir s’efface des préoccupations pour un assouvissement immédiat des désirs, pris dans un accès frénétique à la consommation. Cet individualisme se caractérise par une volonté d’émancipation des contraintes collectives en vertu de la réalisation de soi.

Cette nouvelle ère s’inscrit dans le prolongement du Modernisme (1880-1930), caractérisé par une exigence d’égalité non seulement devant la loi (suffrage universel, attachement aux droits de l’homme, etc.), mais aussi l’égalité des chances et des résultats (examens spéciaux pour les minorités, par exemple), marquant une véritable continuité avec la révolution démocratique. On y voit les premières manifestations de la démocratisation de la culture. Le courant moderniste, puis postmoderniste s’illustrent d’abord comme mouvements artistiques. L’art illustre particulièrement bien ce qui s’étend ensuite à l’ensemble de la société : on assiste à la destruction des règles et des conventions stylistiques ainsi qu’au refus de l’imitation des modèles.

L’époque moderniste s’inspire du Romantisme du XIXe siècle qui prônait l’exaltation du moi. L’individu de la modernité est guidé par un sentiment d’obligation envers des idéaux qui le dépassent. C’est dans cette période qu’apparaissent les premières aspirations à la libre disposition de soi.

Dans la deuxième moitié du XIXe puis au début du XXe, on voit s’étendre la culture individualiste, notamment à travers la recherche du bien-être personnel et la diffusion du mariage d’amour. L’individu commence à se penser libre et à l’origine de lui-même.

6. Narcisse, figure de l’homme psychologique

Pour Gilles Lipovetsky, « le narcissisme désigne le surgissement d’un profil inédit de l’individu dans ses rapports avec lui-même et avec son corps, avec autrui, le monde et le temps, au moment où le « capitalisme » autoritaire cède le pas à un capitalisme hédoniste et permissif » (p. 71).

Le narcissisme recouvre plusieurs réalités : certaines à caractère esthétique, relatives à l’apparence du corps, la beauté, le culte de la jeunesse ; d’autres regroupant les sensations corporelles (sports de glisse, sans adversaires ni compétition où on ressent des effets sur le corps) ; celles qui se rattachent au bien-être, qui allient le corps à l’esprit (yoga, zen, relaxation, techniques de développement personnel) ; enfin, les pratiques de mise en scène de soi (autobiographies, exhibitions en ligne, egotrips, etc.).

Ce Narcisse n’est pas autosuffisant, il a besoin de la reconnaissance de l’Autre, de son assentiment et son admiration : il est connecté en permanence. Dans cette société des écrans, chacun tend à devenir objet à filmer et sujet qui filme. On aboutit à un Narcisse collectif stimulé par le besoin qu’ont les individus de se regrouper avec des êtres identiques, sensibilisés et mus par des objectifs existentiels communs. L’autre face de cet individu le montre enclin à l’angoisse et à l’anxiété, au stress et à la dépression, desquels découlent la consommation expansive d’anxiolytiques et autres psychotropes.

La psychologisation s’infiltre elle aussi dans toutes les sphères, elle incite à « tout dire » dans une forme de strip-tease psychologique de dévoilement de soi. Narcisse est celui qui s’absorbe lui-même, ne laissant ainsi plus de prise au militantisme de masse. La politique subit également la psychologisation : on s’intéresse davantage à la vie privée des représentants politiques et à leurs « petites phrases » qu’à l’idéologie qu’ils portent. Le réinvestissement de la fête costumée et en particulier du carnaval apparaît comme une manifestation du narcissisme. En effet, on a ôté au carnaval son caractère subversif et sa permissivité originelle. De manière générale, on réprouve le rire au détriment d’autrui et le Moi devient une cible privilégiée de la dérision.?

7. Conclusion

La sphère éthique est marquée par l’effondrement des grandes valeurs pour lesquelles l’individu serait capable de sacrifice. Cependant, des valeurs communes perdurent à travers le bénévolat, la vie associative, l’écologie, l’humanitaire, la lutte contre la corruption… Pour l’auteur, la démultiplication des éthiques n’entache pas le partage de valeurs fondamentales.

Dans un entretien récent, il revenait sur le terme de postmodernité pour lui préférer celui d’hyper-modernité car la modernité n’est pas passée, elle n’a pas été dépassée. Au contraire, elle traverse une phase de radicalité. Cependant, cet « hyper » est toujours contrebalancé par son contraire : la société postmoderne est à la fois matérialiste et psy ; novatrice et rétro ; porno et discrète ; consommatrice et écologiste ; elle génère normalisation et exclusion ; désir de confort et davantage de sans-abri.

Pour conclure, citons la prédiction de l’auteur quant à l’avenir de notre société qui, peut-être, trouve déjà son écho : « Avec l’ère de l’individualisme s’ouvre la possibilité d’une ère de violence totale de la société contre l’État, dont une des conséquences sera une violence non-limité de l’État sur la société » (p. 308)

8. Zone critique

Un peu daté par ses exemples, l’ouvrage surprend par l’anticipation de phénomènes sociaux qui n’ont fait que s’accroître.

On est bien en 1983 et chaque page provoque des allers-retours avec ce que l’on vit plus de trois décennies après, suscitant des interrogations quant aux propos que tiendrait l’auteur à l’heure de la « Startup Nation », balisée par des réseaux de communications intensifs. Son diagnostic semble décuplé et on se demande s’il s’agit d’un constat ou d’une critique acerbe.

Cependant, le propos de l’auteur n’est pas de défendre un « c’était mieux avant » conservateur, il ne se fait d’ailleurs pas force de proposition. Si le discours semble pouvoir être étendu, le symptôme selon lequel « Narcisse fait obstacle aux discours de mobilisation de masse » (p. 82) semble pouvoir être relativisé : à voir les différents mouvements (bonnets rouges, gilets jaunes, grèves généralisées, mobilisations étudiantes, etc.), la dépolitisation et l’absence de mobilisation ne sont plus d’actualité.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé

– L’ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1983 (postface, 1993).

Du même auteur

– Les Temps hypermodernes, entretien avec Sébastien Charles, Paris, Grasset, 2004.– « L’avènement de l’individu hypermoderne », entretien avec Elsa Godart, in Cliniques méditerranéennes, n°98, 2018.

Autres pistes

– David Bell, Les Contradictions culturelles du capitalisme, Paris, P.U.F., 1979.– Christopher Lasch, La Culture du Narcissisme, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », 2008.

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