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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Ginette Raimbault et Caroline Eliacheff
L’anorexie mentale est une affection énigmatique et périlleuse, qui contraint le corps à refuser de la nourriture. Si ce mal qui atteint le corps oblige les professionnels à répondre avant tout par des cures d’ordre médical, la psyché n’en est pas moins concernée. Cet ouvrage tente de cerner la problématique de l’anorexie à partir d’éléments historiques et cliniques issus de l’expérience et de la recherche des deux auteures. En prenant appui sur le vécu de quatre personnages, elles dégagent les traits caractéristiques de cette affection.
L’anorexie mentale témoigne d’une souffrance psychique se traduisant tout particulièrement dans le corps. La dimension physiologique figure au premier plan afin de signifier le déclenchement de la maladie. Les deux auteures témoignent d’une expérience en milieu hospitalier, où elles ont eu la possibilité de rencontrer un grand nombre de malades, notamment des jeunes filles, aux prises avec des soins médicaux souvent non reconnus comme nécessaires par les patientes.
Le déni du symptôme est, en effet, un trait récurrent de cette affection ; la position de savoir du médecin est ainsi « subvertie », car les patientes s’opposent au savoir médical, puisque, bien souvent, elles ne se croient pas malades. À partir d’une position différente de celle des médecins, G. Raimbault et C. Eliacheff analysent l’anorexie d’un point de vue psychanalytique. Elles se posent la question de savoir pourquoi ce sont les femmes qui sont majoritairement concernées. L’anorexique s’interroge sur son être, sur son identité, sur la place qu’elle occupe ; le corps est à la fois voilé et dévoilé : le corps de femme est caché, la maigreur exhibée. Il ne s’agit plus alors du corps, mais de l’image du corps à laquelle le sujet s’aliène.
Au lieu de considérer l’idéal de maigreur affiché par la mode et la société comme l’un des « responsables » majeurs de l’anorexie mentale, les deux psychanalystes proposent une autre lecture. Elles s’appuient pour ce faire sur le travail du docteur Lasègue (1816-1883), qui date d’une période pendant laquelle l’idéal de beauté féminine ne renvoyait pas à la maigreur ; en revanche, l’on pouvait déjà constater des cas d’anorexie. Bien qu’elles rendent compte d’une expérience hospitalière importante, elles ont choisi de ne pas recourir à des cas cliniques.
Ainsi, à travers quatre figures féminines légendaires, elles essayent de comprendre ce qui est sous-jacent à ce mal obscur et déconcertant : Sissi l’impératrice, Antigone, Simone Weil et Catherine de Sienne. Mis à part Simone Weil, les trois autres sont liées à des époques où l’anorexie n’était pas reconnue comme une maladie.
Si la biologie et l’endocrinologie tentent de découvrir les causes physiologiques de l’anorexie mentale, les chercheurs ne parviennent toujours pas à identifier le/s facteur/s déclenchant de la maladie. Diverses études essayent de corréler des éléments hormonaux à des éléments somatiques tels le poids et l’évolution gynécologique (précisément l’interruption des règles). Ces éléments se manifesteraient à la suite de facteurs d’ordre psychologique.
Les deux psychanalystes soulignent, à ce propos, l’absence de corrélation entre les aspects psychiques et les aspects physiologiques (elles parleront plutôt d’une « juxtaposition ») repérables dans certaines études scientifiques. Ce qui laisse persister de nombreuses zones d’ombre quant aux causes de l’arrêt des règles dans l’anorexie mentale.
Afin de repérer des liens entre des aspects d’ordre psychiques et des aspects somatiques, elles s’arrêtent sur un ouvrage (Biologie des passions, Vincent J.D.) susceptible de nouer la biologie à la psychologie. Dans cette étude, l’anorexie figurerait comme le contre-exemple d’un comportement dit « passionnel », telle la faim, la soif, la joie, la colère. Cependant, le postulat clinique de départ apparaît faux, car l’anorexique, soulignent G. Raimbault et C. Eliacheff, n’est pas sans appétit, mais cherche plutôt à lutter contre ce besoin, car lorsqu’elle n’a plus faim, elle est en quête de cette sensation.
En se référant aux études cliniques du Dr. Lasègue, elles constatent plutôt un refus de la nourriture, celle-ci étant vécue comme quelque chose d’insupportable pour l’appareil digestif du sujet, qui se trouve dans l’incapacité de tolérer la satiété. D’autres études scientifiques de type corrélatif essayent d’analyser séparément des paramètres établis, tels les comportements, les attitudes, la nutrition et l’endocrinologie. Ces études ont été effectuées chez 24 patientes durant trois ans. Il en émerge toujours une difficulté à synthétiser les différents paramètres, c’est-à-dire l’impossibilité d’établir une relation positive entre les aspects hormonaux et l’ensemble de la symptomatologie de l’anorexie.
L’apport de Freud et de Lacan permet de questionner autrement ce qui sous-tend l’acte de refus de la nourriture. Dans des écrits freudiens, l’anorexie est analysée en lien avec des états dépressifs. Dans certains cas, il est possible de constater qu’elle surgit lorsqu’un deuil n’a pu se faire. En ce sens, il est possible d’interpréter la disparition du corps, comme le témoin d’une absence dans l’histoire familiale, « corps squelette » se substituant à la parole.
Lacan apporte un autre éclairage concernant l’acte de ne pas manger, qui serait plutôt à entendre comme « elle mange rien », en supprimant l’adverbe « ne », afin de souligner un aspect paradoxalement « positif » de son refus. Ainsi, l’anorexique refuserait de manger, pour « se nourrir » de quelque chose qui se situerait au-delà du seul besoin vital ; l’aphorisme de Lacan « elle mange le rien », peut s’interpréter en ce sens-là. Il s’agit bien évidemment d’une métaphore, qui permet néanmoins d’aborder l’articulation entre « besoin » et « désir », articulation centrale dans l’enseignement de Lacan. Si le besoin peut être comblé par l’objet, le désir, pour rester vivant, doit demeurer insatisfait.
Si aucun objet peut combler le désir, le « rien », symboliquement, pourrait figurer comme ce qui permet à l’être humain de vivre en tant qu’« être désirant » : « Il faut désirer rien » (p. 262) écrira Simone Weil. Mais cela, jusqu’à quel point ?
La figure d’Antigone, – s’écartant des trois autres personnages, car il ne s’agit pas d’une jeune fille souffrant d’anorexie –est convoquée afin de mettre en évidence l’une des « revendications » qui résideraient derrière le refus de manger. Antigone défie l’ordre politique établi par Créon en exigeant une sépulture digne pour son frère. Ne pouvant obtenir de réponse favorable, elle se laissera enterrer vivante. La sépulture, acte symbolique par excellence, signifie bien une sortie hors du « temps ». Le sacrifice d’Antigone, pour les deux auteures, relève d’une volonté de ré-établissement de l’ordre symbolique, ordre fondé sur la parole, conférant à l’être humain sa dignité.
Le sujet anorexique, d’une manière similaire, défie l’ordre médical lorsqu’il ne se croit pas malade, et, « avec » Antigone, aussi l’ordre familial. Antigone, fille d’Œdipe et de Jocaste, choisira la mort pour rompre avec les effets délétères de l’inceste. En ce sens, le choix d’évoquer la tragédie de Sophocle est aussi lié à cette volonté partagée, à la fois par le personnage mythique, et par l’anorexique, de donner un sens à l’« ordre humain ». L’anorexique en effet « met corporellement en question la transmission sociale de la parenté » (p.48), en interrogeant ses parents sur le sens de leur lien et sur le sens de la vie de leur enfant. Quelle place occupe le sujet ? Dans quel ordre généalogique s’inscrit-il ?
Le corps, renvoyant aux besoins matériels, est à contrôler, voire à effacer. Dans certains cas d’anorexie à la préadolescence, le sujet manifeste un refus inconscient des transformations corporelles, donc un rejet de sa sexualité ; dans le refus de devenir une femme, et potentiellement, entre autres choses, de transmettre la vie. Son corps peut témoigner d’une position subjective de révolte contre tout ce qui renvoie au seul besoin ; là où son entourage interprète sa maigreur comme un symptôme de la maladie, pour le sujet le refus de manger représenterait plutôt une sorte de résistance aux nécessités matérielles.
Nécessités vitales certes, mais qui, dans certains cas, occupent la quasi-totalité de la vie du sujet, ne laissant plus de place à ses aspirations, à ce qu’il désire véritablement.
La dimension sacrificielle est centrale dans cette affection, car la psychanalyse reconnaît dans l’anorexie la traduction d’un sacrifice de la généalogie, signifié par le corps en voie de disparition du sujet. Mais de quelle dette se chargerait ce dernier ? En examinant la situation familiale de diverses patientes anorexiques, il est possible de constater la présence d’une figure maternelle tout particulièrement soucieuse du bien-être matériel ; l’univers psychique parental semble être constitué quasi exclusivement de contraintes, de survie, de volonté de réussite sociale.
Si dans la névrose, l’enfant parvient à désirer à travers le désir de ses parents, dans l’anorexie le désir des parents semble se limiter à quelque chose de purement matériel, évidé de sens. « Or, l’anorexique demande autre chose. La plupart de ces mères ignorent qu’il y ait “autre chose” et cette ignorance, les filles ne la pardonnent pas. » (p. 241) Le refus de la nourriture serait ainsi à voir comme un acte permettant au sujet de n’être pas réduit au seul besoin.
À travers l’histoire familiale de Catherine de Sienne, sainte toscane du XIVe, on peut bien saisir cet aspect-là, car sa mère est présentée comme une femme pour laquelle seuls la survie et le bien-être matériel comptent. Par ailleurs, Catherine a été la « sœur survivante » : sa mère, ne pouvant pas sevrer ses deux enfants, a dû choisir entre Catherine et sa sœur jumelle. Cette dernière, confiée à la nourrice, mourra peu après. Le sacrifice réel inscrit à la naissance de Catherine aura ensuite des répercussions sur sa propre vie, durant laquelle elle fera preuve d’un ascétisme extrême : « ses pénitences, la mortification de son corps, lui permettent d’être au plus près de ce désir : mort-à-maintenir-en-vie, toujours en survie, être rien, devenir tout, renoncer au besoin pour accéder au désir. » (p. 260)
Pour la psychanalyse, sacrifier quelque chose aux dépens du désir peut, dans certains cas, avoir des conséquences néfastes sur la vie d’un sujet. L’anorexique, par son refus de manger, « rend » à l’autre la contrainte qu’elle s’inflige, en mettant, par ailleurs, parents et soignants dans une position d’impuissance. Ainsi, on peut affirmer que la « dette initiale » du sujet finit, dans l’anorexie, par être « restituée » aux parents. L’angoisse dans laquelle l’anorexique fait plonger son entourage peut s’interpréter en ce sens-là.
Un autre questionnement récurrent dans l’anorexie concerne l’attribution de la « faute ». Les deux auteures remarquent que beaucoup de patientes s’interrogent sur qui serait l’« assassin », le coupable. Des éléments de la vie de Sissi l’impératrice peuvent en être une illustration. Ses enfants sont sous le contrôle de sa belle-mère.
Au cours d’un voyage en famille, l’aînée Sophie (prénommée ainsi par sa belle-mère) meurt. Sissi se sentira coupable de la mort de sa fille, car elle est survenue lorsque Sophie n’était pas avec sa grand-mère. C’est à ce moment-là que l’on peut situer le début véritable de l’anorexie chez Sissi.
Les deux psychanalystes remarquent aussi un engagement hardi chez certains sujets anorexiques. Lorsqu’elles ne défendent pas seulement leur symptôme à travers le déni de ce dernier, elles peuvent s’impliquer dans la défense des « causes des vaincus », des plus faibles, « faire » dans l’activisme social.
C’est le cas de Sissi en lutte pour l’émancipation de la Hongrie, alors que d’ordinaire elle ne manifeste pas d’intérêt pour les questions politiques ; la Hongrie étant à cette époque-là sous l’autorité de Vienne. Il en va de même pour Simone Weil, qui a passé sa vie à lutter pour les droits de certaines minorités. En revanche, selon les deux auteures, les raisons sous-jacentes à leur militantisme témoignent d’une volonté de rétablir un ordre symbolique dans la parenté lorsqu’il y a eu un bouleversement de ce dernier.
L’engagement de Simone Weil présente aussi une volonté extrême. Morte à 35 ans de dénutrition et de tuberculose, sa réflexion est caractérisée par un « pourquoi » accompagné d’une forme de certitude. Une certitude nouée à un raisonnement logique irréfutable, ce qui représenterait pour les deux psychanalystes le mode de pensée de l’anorexique. La destruction de son corps et de l’ordre matériel est en ce sens significatifs de sa volonté.
Un autre aspect qui émerge des Cahiers de Simone W., concerne le lien avec sa mère. Lien que les deux psychanalystes qualifient d’« attachement passionné » (p. 201), attachement où il ne semble pas y avoir de la place pour un tiers. Cet élément fait partie de la clinique de l’anorexie, car l’on relève une difficulté de séparation d’avec la mère ou d’avec le « premier autre » secourable.
La séparation étant conçue en psychanalyse comme un processus de subjectivation, processus à partir duquel le sujet commence à construire sa propre identité.
S’interrogeant sur ce qui sous-tend l’acte de l’anorexique, les deux auteures constatent l’« attachement » des sujets à leur symptôme. Ce dernier ne serait pas alors à entendre seulement comme un « trouble à soigner », mais aussi comme une manière - certes périlleuse et douloureuse - de défendre une volonté sous-jacente aux manifestations de la maladie. Les deux hypothèses à l’origine des recherches présentées dans cet ouvrage se fondent, d’une part, sur la supposition d’une « non-symbolisation » d’un mort de la part d’un parent ; d’autre part, sur le constat d’un univers psychique familial fait principalement de contraintes et de survie matérielle.
L’adjectif « mental » pose question, car il prétend situer l’anorexie parmi les pathologies psychiatriques. Le souhait des deux auteures est en revanche de faire sortir l’anorexie de la nosographie psychiatrique. On peut lire aussi bien en ce sens le choix des personnages présentés ; en rappelant que l’anorexie a été reconnue en tant que maladie au début du XXe siècle.
L’anorexie mentale repose sur une volonté de maîtrise totale du corps, de déni du symptôme, de négation de la sexualité. La maigreur n’en est que la conséquence la plus manifeste, mais selon certaines études, l’on peut constater que cette capacité à maigrir fascine les autres femmes : « 50 % des amis et parents admirent l’apparence des anorexiques et envient leur capacité d’auto-contrôle et de discipline » (p. 57-8). N’y aurait-il pas un lien entre cette « admiration » pour la maîtrise et certains idéaux promus par la société actuelle ?
En 1961, au troisième congrès mondial de la psychiatrie, il a été proposé comme « critères de guérison » le poids, la régularité du travail, du cycle menstruel, le mariage, les grossesses… Des valeurs correspondant à une certaine idée de société, variables selon les époques. La perspective psychanalytique conçoit un autre type de guérison, partant du pari que la « parole » a un sens, et qu’elle est à entendre aussi derrière ce mal énigmatique.
Ouvrage recensé – Les Indomptables. Figures de l’anorexie [1989], Paris, Poches Odile Jacob, 2001.
Des mêmes auteures– Eliacheff C., À corps et à cris. Être psychanalyste avec les tout-petits, Paris, Poches Odile Jacob, 2000 [1993].– Raimbault G. , Lorsque l’enfant disparaît, « Poches Odile Jacob », 1996.
Autres pistes– Valérie Valère, Le pavillon des enfants fous, Paris, Le Livre de poche, 1982.– Évelyne et Jean Kestemberg, Simone Decombert, La faim et le corps : une étude psychanalytique de l’anorexie mentale, Paris, PUF, 2005 [1983].