Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Giorgio Agamben
L’état d’exception est généralement considéré comme un ensemble de mesures temporaires prises dans un contexte extraordinaire dans lequel la structure du droit ordinaire est menacée : la suspension de ce même droit sert donc sa propre préservation. Giorgio Agamben revient sur cette interprétation commune : l’état d’exception est en phase de devenir le paradigme normal de gouvernement, et Agamben le démontre avec brio dans un ouvrage à la fois complexe et court, très fourni et fluide à la lecture.
Cet ouvrage publié en 2003, s’inscrit dans la continuité d’un ensemble de périodes extraordinaires, au sens littéral, qui ont marqué le XXe siècle. La Première Guerre mondiale est aussi la première guerre totale : l’ensemble des populations des nations en guerre est mobilisé, le cours normal des événements est interrompu et les pays entiers se tournent vers l’effort de guerre.
La Seconde Guerre, quant à elle, a vu naître les camps de concentration dans une Allemagne régie par un régime d’exception depuis 1933. Le siècle suivant, notre siècle, s’ouvre avec la création du camp de Guantanamo, une prison militaire étatsunienne qui se soustrait entièrement au droit. Enfin, l’état d’urgence déclaré en France en novembre 2015 est en vigueur depuis lors. Giorgio Agamben voit dans cette série d’événements un ensemble cohérent dont l’élément en commun est le régime d’exception. Agamben cherche à définir en termes théoriques et philosophiques l’état d’exception. Au terme de sa réflexion, il apparaît qu’il s’agit d’un dispositif qui maintient l’équilibre fragile et dialectique entre la norme et la vie pure. Cet équilibre peut se rompre à tout moment et transformer le dispositif en machine à produire de la mort. Cette définition rompt avec les conceptions habituelles du régime exceptionnel qu’Agamben déconstruit, avant de finalement montrer que l’état d’exception est désormais devenu le paradigme normal de gouvernement. Pour saisir, cependant, le sens profond de cette définition, il est nécessaire de la réinscrire dans la pensée globale de l’auteur, qui sera présentée en premier lieu. C’est à partir de ces deux éléments que l’on pourra comprendre pourquoi et comment l’état d’exception est devenu paradigme privilégié de gouvernement au cours du XXe siècle.
Le projet philosophique de Giorgio Agamben est à la fois ambitieux et de grande ampleur : il se propose de relire la tradition politique occidentale à la lumière de nouveaux concepts pour pouvoir comprendre le nazisme et le fascisme qui ont marqué le XXe siècle. Comment ces phénomènes ont-ils pu se produire ? C’est à cette question qu’Agamben se propose de répondre dans sa série Homo sacer, composée de neuf ouvrages et qui se divise en trois parties. L’enquête débute avec la définition de ce qu’Agamben appelle « la vie nue » ainsi que de la relation que le pouvoir souverain entretient avec elle.
Au tournant des années 2000, Agamben entreprend un ensemble d’études généalogiques et identifie dans la série Homo sacer II, composée de cinq ouvrages, les origines de différentes catégories politiques contemporaines, dont l’état d’exception, notamment. Ensuite, après avoir mis l’éthique à l’épreuve pratique des camps de concentration dans Homo sacer, III. Ce qui reste d’Auschwitz, il propose un ensemble de concepts pour refonder la philosophie politique occidentale dans une compilation de deux ouvrages qui composent Homo sacer IV. La pensée d’Agamben est dense, complexe, profondément novatrice est difficile d’accès. Quelques définitions permettent cependant de s’en approprier les éléments clés, en commençant par celle de la vie nue. La vie nue désigne une existence exposée à toute violence potentielle et qui n’en est pas protégée juridiquement ni moralement. Elle est, en ce sens, exposée à tout moment à la mort. En effet, l’on peut mettre fin à une vie nue sans représailles puisqu’elle est considérée comme une vie inutile. Pour autant, la vie nue ne peut être sacrifiée en tant que telle. Elle est simplement exposée à la mort. Celui qui vit cette vie nue, c’est précisément l’homo sacer : dans le droit romain, l’homo sacer désigne un homme que l’on ne pouvait sacrifier de manière rituelle, mais que l’on pouvait tuer sans devenir criminel aux yeux de la loi. Pour Agamben, par ailleurs, la forme qu’a adoptée la politique contemporaine, que l’on peut nommer, avec Foucault, « biopolitique », est précisément celle d’un pouvoir souverain sur des vies nues. Hannah Arendt avait constaté quelques décennies auparavant, dans son analyse philosophique des totalitarismes, que la vie en tant que vie biologique s’était retrouvée petit à petit au cœur de la politique moderne. Pour elle comme pour Agamben, le pouvoir souverain contemporain s’exprime de cette manière : le détenteur du pouvoir possède le droit de décider la mort des vivants sans représailles. Telle est la définition du régime biopolitique dans lequel l’homo sacer vit sa vie nue.
Le thème central de l’ouvrage, la définition de l’état d’exception est étroitement liée au parcours de l’auteur qui se révèle au fil du texte. La première étape de ce cheminement consiste dans une étude et une remise en question des théories juridiques de l’état d’exception produites jusqu’alors. La définition classique de l’état d’exception est la suivante : il s’agit d’une suspension temporaire du droit dans le but de le protéger et de le préserver.
Le régime exceptionnel est décrété dans un moment extraordinaire qui met en danger l’ordre juridique et démocratique établi. Il est nécessaire d’inscrire dans le droit la possibilité de commettre des actes qui le contredisent dans le but de le préserver. Pour illustrer cette idée, on peut prendre pour exemple l’atteinte à la vie privée, pourtant illégale, qu’autorise le Patriot Act aux États-Unis.
En effet, après les attentats du 11 septembre 2001, le gouvernement étatsunien a déclaré un un régime exceptionnel dans le but de lutter contre le terrorisme et préserver le régime démocratique en place. Les mesures prises dans ce cadre, telle que celle que nous avons citée, portent atteinte au même régime démocratique, mais sont légitimes puisqu’elles ont vocation, à terme, à le protéger.
Ces définitions classiques, selon Agamben, sont faussées, car elles s’articulent autour d’une question inopérante. Le débat philosophique autour de l’état d’exception, en effet, concerne son rattachement ou non à l’ordre juridique. Peut-on dire que l’état d’exception est une mesure inscrite dans les textes juridiques et qui suspend temporairement l’effectivité du droit ? Doit-on, au contraire, le lire comme un dispositif séparé du droit en ce qu’il désigne un moment où le droit n’a pas cours ? Pour Agamben, cette distinction entre intérieur et extérieur ne fait pas sens. L’état d’exception se situe dans une zone d’indistinction entre l’ordre juridique et ce qui lui est extérieur. Qu’est-ce que cela signifie ? À la suite de ces précisions, quelle définition Agamben propose-t-il de l’état d’exception ? La définition proposée par Agamben est à la fois très précise, originale et abstraite : l’état d’exception est le règne de ce qu’il appelle la « force-de-loi » autorisé par l’ordre juridique. Qu’est-ce que cela signifie ? La force-de-loi est la puissance qui s’exerce lorsque la loi est appliquée, en d’autres termes, il s’agit de la force de la loi qui s’exerce même en l’absence de loi. La force-de-loi, elle, est cette même puissance, mais sans référence à aucune loi, et c’est exactement cela qui, d’après Agamben, définit l’état d’exception : il n’y a pas de loi, mais la puissance d’application de la loi existe toujours, mieux, elle est utilisée à maintes fins. L’état d’exception se situe alors sur un seuil d’indistinction entre la loi et l’anomie (absence de loi), le droit et la vie pure (qui n’est pas encadrée par le droit), entre une force juridique et une force métaphysique.
Tant que ces éléments restent séparés et distincts, dit Agamben, rien ne se produit, mais lorsqu’ils fusionnent l’état d’exception devient une machine de guerre, et c’est ce qui s’est produit. Enfin, le dernier critère qui définit l’état d’exception, c’est d’être devenu le paradigme normal de gouvernement.
L’hypothèse forte que propose Agamben autour de la définition de l’état d’exception consiste à soutenir qu’il est devenu le paradigme normal de gouvernement. Qu’est-ce que cela signifie ? Un paradigme, c’est une manière privilégiée d’aborder le monde. Par conséquent, un paradigme normal de gouvernement, c’est la manière la plus commune et communément acceptée de gouverner, qui dans ce cas, est celle d’un régime extraordinaire. En d’autres termes, ce que veut dire Agamben, c’est que l’état d’exception est devenu le mode principal d’expression du politique. Le lien intime entre état de droit et état d’exception se consolide, et la distinction entre démocratie et totalitarisme tend à s’effacer, comme l’ont montré, au XXe siècle, le fascisme et le nazisme. Quel est le processus qui a permis à l’état d’exception de devenir un paradigme normal de gouvernement ? D’après Agamben, il semblerait que l’état d’exception crée une fracture entre le droit et la réalité c’est-à-dire au niveau de l’application du droit. Ainsi, soit le droit est en effet appliqué, soit il reste en vigueur, mais son application est suspendue, et c’est précisément ici que se situe l’état d’exception, qui prétend sauver ce même droit. De cette manière, pourtant, l’état d’exception peut être déclenché dans le cas d’une situation ordinaire puisqu’il se trouve inclus dans la structure même du droit et de sa relation à la réalité. C’est par ce processus qu’il devient paradigme normal de gouvernement. À la fin de son ouvrage, Agamben propose une sortie théorique qui permettrait de faire face à cette évolution. Puisque c’est la machine biopolitique, ou en d’autres termes la machine du pouvoir, qui crée la distinction entre la réalité et le droit en les articulant, le fait de les isoler peut permettre de désamorcer le mécanisme. Réalité et droit ne préexistent pas de manière indépendante à la machine biopolitique, mais les isoler en tant que deux éléments distincts peut permettre de désactiver le dispositif même qui fonctionne sur leur articulation. Telle est la solution théorique proposée par Agamben pour sortir du processus de normalisation de l’état d’exception comme paradigme de gouvernement.
Pour résumer, cet ouvrage se propose de définir théoriquement l’état d’exception, en montrant qu’il s’agit désormais du paradigme normal de gouvernement, ou en d’autres termes, de la manière la plus commune de gouverner. À la lumière et des périodes tragiques du XXe siècle, telles que le nazisme et le fascisme, Agamben relit la définit de l’état de droit en montrant comment celui-ci est intimement articulé avec l’état d’exception. La pensée d’Agamben est à la fois intéressante et originale, bien que complexe et peu accessible.
Elle constitue un appareil théorique précieux pour lire notre histoire contemporaine et le cours des événements ne peut qu’en confirmer la pertinence, alors qu’en France, l’état d’urgence a été prolongé maintes fois, puis remplacé par la loi antiterroriste qui en reprend en réalité les éléments principaux, et ce après un débat sur une potentielle consitutionnalisation de l’état d’urgence.
Si les critiques à la théorie proposée par Agamben sont nombreuses, celle de Jacques Rancières est particulièrement intéressante, bien fondée et partagée. Dans La Haine de la démocratie, Rancière écrit, visant très explicitement Agamben : « Nous ne vivons pas dans des démocraties. Nous ne vivons pas non plus dans des camps, comme l’assurent certains auteurs qui nous voient tous soumis à la loi d’exception du gouvernement biopolitique. Nous vivons dans des États de droit oligarchiques » . Le contre-argument de Rancière est à la fois très simple et très convaincant : la vision d’Agamben ne prend pas assez en compte la réalité, ce qui le mène à des conclusions exagérées qu’il est nécessaire de nuancer.
Pour Rancière, il ne s’agit pas d’affirmer que la démocratie est intimement liée au totalitarisme, mais tout simplement que nous ne vivons pas dans de réelles démocraties. Nous vivons, comme il le précise ci-dessus, dans des États de droit oligarchiques, c’est-à-dire gérés par une petite élite, et c’est ce qui explique les impasses démocratiques dans lesquels se retrouvent régulièrement les régimes politiques occidentaux.
Ouvrage recensé– État d'exception, Homo sacer II, I, Paris, Seuil, 2003.
Du même auteur– Homo sacer : l'intégrale 1997-2015. Paris, Éditions du Seuil, 2016.– « De l’État de droit à l’État de sécurité » dans Le Monde, 21 décembre 2015. URL : https://www.lemonde.fr/idees/article/2015/12/23/de-l-etat-de-droit-a-l-etat-de-securite_4836816_3232.html Consulté le 20/08/2019