Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Gisèle Freund
Brossant une large fresque historique, Gisèle Freund retrace le destin de la photographie, depuis ses débuts jusqu’aux années 1970. Elle aborde aussi bien les aspects d’ordre technique que l’appropriation progressive du médium photographique par les artistes. Accordant une importance particulière au photojournalisme, elle en interroge les usages politiques et la fonction de propagande. Elle aborde enfin la crise de sens qui traverse nos sociétés accordant une place quantitativement croissante à l’image, tout en négligeant leur qualité esthétique.
De son invention à sa diffusion contemporaine, la « photo » a profondément transformé nos sociétés. Empruntant des formes variées, de la démarche artistique au loisir, en passant par les fonctions d’information ou de propagande, la photographie apparaît ainsi comme un objet aux multiples facettes, ayant suscité attirance ou répulsion. Plaçant devant les yeux de chacun des personnalités que l’on ne pouvait auparavant admirer que de loin, son retentissement social fut considérable.
Comment, plus spécifiquement, les artistes photographes ont-ils peu à peu « cédé place aux photographes de métier » (p. 49) ?
Quels ont été les rapports entre photographie et journalisme pendant les guerres ? Comment interpréter, enfin, le développement contemporain de la photographie d’amateur ? Telles sont les principales questions qui guident l’étude de Gisèle Freund.
Le succès qu’a connu la photographie plonge ses racines dans un temps historique long. Ainsi, la technique photographique eut ses précurseurs, au premier rang desquels l’essor du portrait pictural : dans les milieux bourgeois, avant la Révolution française, « faire faire son portrait était un de ces actes symboliques par lesquels les individus de la classe sociale ascendante rendaient visibles à eux-mêmes et aux autres leur ascension. » (p. 11)
Le portrait miniature, ou encore la mode des portraits-silhouettes, participèrent de cette exaltation d’un culte de l’individu alors naissant. On peut aussi évoquer le physionotrace, dans lequel Gisèle Freund voit le lointain ancêtre du photomaton : ce système de gravure en vogue jusqu’au temps de Bonaparte consistait à dessiner les contours d’une silhouette au moyen d’un système de parallélogrammes articulés.
C’est un certain Nicéphore Niépce qui inventa, en 1826, la photographie, « remplaçant les pierres par une plaque de métal et le crayon par la lumière solaire » (p. 25). Perfectionnée par Daguerre, son invention prit le nom de daguerréotype. Le républicain François Arago eut alors l’idée géniale d’en faire acquérir la propriété intellectuelle par l’État, pour permettre à chacun de proposer de nouvelles améliorations techniques.
Les progrès furent aussi rapides que spectaculaires. Dès 1839, le baron Séguier diminua d’un tiers le volume et le poids de l’appareil, réduisant d’autant son prix de vente. Quant au temps de pose, s’il fallait quinze minutes en 1839, seules 20 à 40 secondes suffisaient à partir de 1842. La petite bourgeoisie, prospère sous la monarchie de Juillet, accueillit favorablement ces découvertes. L’invention fit le tour du monde, s’établissant notamment aux États-Unis, tant « ce nouveau moyen d’autoreprésentation correspondait parfaitement au besoin des pionniers, fiers de leur réussite. » (p. 31) La photographie avait pris son premier essor.
Au milieu du XIXe siècle, une nouvelle génération de photographes, proches de la Bohème, émergea. Tout ce que Paris comptait d’artistes et écrivains célèbres se pressa alors pour être photographié dans l’atelier du talentueux Félix Nadar. Ainsi de Delacroix, Baudelaire, Sainte-Beuve, Bakounine... La première période d’activité de Nadar fut marquée par une grande « conscience professionnelle, l’absence de fausses prétentions, la culture intellectuelle » (p. 43). Mais, estime Gisèle Freund, son exigence esthétique s’amoindrit progressivement à mesure que sa renommée grandit.
Gustave Le Gray, autre grand photographe du XIXe siècle, mit au point le procédé au collodion, remplaçant les plaques métalliques par un négatif. Photographe officiel du Second Empire, il fut pourtant « ballotté entre les conflits artistiques et les difficultés pécuniaires » (p. 45), sa clientèle personnelle étant composée d’artistes désargentés. Il s’illustra dans la photographie de paysages, réalisant notamment de sublimes marines. S’il décéda prématurément, en 1868, lors d’un voyage en Égypte, le peu de son œuvre qui est parvenu jusqu’à nous témoigne d’un rare sens esthétique.
Troisième figure marquante de la photographie au XIXe siècle, Eugène Disdéri incarna quant à lui l’entrepreneur triomphant. Habile marchand, il tira parti d’un format plus petit, vendu au cinquième du prix habituel, et dont il déposa le brevet. S’adressant à un public large, il participa certes à la démocratisation de la photographie. Mais, au rebours de Nadar et Le Gray, son style s’avérait artificiel. Les décors, tout en colonnes, rideaux et guéridons, étaient trop théâtraux. La pose — un sourire faux et crispé, une main sur la poitrine — respirait une forme d’emphase comique. Comble de l’artifice, la retouche du négatif, procédé inventé par Hampfstängl, signe pour Gisèle Freund, le « commencement d’une déchéance » (p. 67) en encourageant le travestissement de la réalité.
C’est dans ce contexte qu’une querelle éclate entre défenseurs d’une vision esthétique et tenants d’une commercialisation plus large. Tout en cherchant à concurrencer la photographie par leur style, des écrivains réalistes, comme Champfleury, lui dénièrent ainsi explicitement le rang d’art. Lamartine, quant à lui, oscilla entre condamnation de la photographie et éloge d’un artiste « collabor[ant] avec le soleil » (p. 77). Les attitudes sont en effet contrastées : si Delacroix fit de la photo un précieux auxiliaire de l’art pictural, Baudelaire vit dans la ruée vers le portrait une forme de décadence narcissique.
Malgré un tel réquisitoire, deux figures d’artistes photographes émergèrent à la fin du XIXe siècle. Eugène Atget, d’une part, marchant dans Paris pour en photographier les rues désertes. De Man Ray à Breton, les surréalistes admirèrent ses « photos qui reflètent une époque déjà révolue mise à nue par [son] œil chirurgical. » (p. 88) Et, d’autre part, Heinrich Zille, père de la photographie documentaire, le « Daumier populaire » qui s’intéressait au monde du petit peuple de Berlin, ignoré et délaissé par la photographie bourgeoise.Au XXe siècle, plusieurs artistes entreprirent de rénover profondément l’art photographique : des rayogrammes de Man Ray aux photogrammes de Laszlo Moholy-Nagy lié au Bauhaus, il s’agissait d’envisager la lumière comme « créatrice de formes » (p. 190), dans une révolution comparable à celle de l’abstraction picturale. Au rebours de cette voie, les peintres hyperréalistes contemporains ont cherché à « plagier l’œil de la caméra » (p. 192).
Le succès de la photographie comme art est enfin illustré par les importantes collections qui fleurissent de nos jours, qu’elles soient publiques ou privées, ainsi que par la spéculation qui s’y trouve associée, non sans certaines dérives. Enfin, la photographie joua un rôle dans la diffusion des œuvres d’art à travers les beaux livres, comme l’incarne l’action de l’éditeur Adolphe Braun.
C’est en 1880 que, pour la première fois, paraît dans un journal une « photographie reproduite par des moyens purement mécaniques. » (p. 101) La place de l’image s’accroît alors rapidement, processus facilité par la transmission télégraphique puis bélinographique. Dans l’Entre-deux-guerres, ouvrant la voie au photojournalisme moderne, l’allemand Erich Salomon choisit d’utiliser l’Ermanox, appareil innovant permettant des prises de vue silencieuses et sans flash. Puis, Oskar Barnack inventa le Leica, avec 36 vues sans recharge, nouvelle « révolution dans le travail du professionnel » (p. 118)
Mais la fonction informative de la photographie, encouragée par ces progrès techniques, put également prendre une coloration politique. Lorsque le Britannique Roger Fenton, l’un des premiers photographes de guerre, se rendit en Crimée en 1855, il sélectionna les scènes prises afin de ne pas choquer les familles des soldats. De là une vision de la guerre idéalisée et « censurée d’avance » (p. 103). Au contraire, Jacob A. Riis et Lewis W. Hine, firent de la photographie une arme de critique sociale, mettant évidence la pauvreté des immigrants ou la misère dans les maisons insalubres des slums.
En France, le magazine Vu, d’inspiration libérale, fondé en 1928 par Lucien Vogel, fit la part belle à l’image et aux reportages, mais n’hésita pas à publier des photographies engagées telles que celles de Robert Capa. La photographie devint un enjeu considérable pendant la Seconde Guerre mondiale. Le totalitarisme ne pouvait qu’instrumentaliser cette technique, comme l’incarne la figure d’Heinrich Hoffmann à qui Hitler confia la gestion de la censure pendant la guerre.
Mais au-delà de cet exemple extrême, la censure put adopter différents visages : on refusa ainsi à Gisèle Freund la publication de photos de victimes des attaques aériennes alliées à Berlin, de crainte que cela n’aille à l’encontre des intérêts britanniques. Heureusement, la censure n’a pas toujours eu le dernier mot, comme lorsque fut publiée la célèbre image de Phan Thi Kim Phuc, petite fille de 9 ans, victime des bombardements au napalm pendant la guerre du Vietnam.
Il faut enfin noter que le contexte de publication peut changer radicalement le sens d’une image. Gisèle Freund a ainsi publié dans Life un reportage sur des quartiers pauvres à côté d’une photographie de la reine Elizabeth richement parée, invitant le lecteur à s’interroger sur les inégalités socio-économiques. Dans un autre registre, Robert Doisneau vit successivement l’une de ses photographies, dont il avait cédé les droits, être utilisée à propos d’alcoolisme ou de prostitution. De là l’importance d’une protection juridique des photographes, qui mènent des « luttes continuelles pour défendre leurs droits » (p. 171)
Avec un million d’exemplaires dès 1937, et 8 millions lors du dernier numéro, en 1972, le magazine américain Life joua un rôle de premier plan dans le développement du photojournalisme au cours du XXe siècle. La société de consommation triomphante s’y trouvait reflétée, le nationalisme américain était mis en vedette, et la ligne éditoriale évitait soigneusement les sujets susceptibles de choquer un public familial : « Le monde qui se reflétait dans Life était plein de lumières avec peu d’ombres. » (p. 140)
Le succès du magazine attisa d’abord l’intérêt d’annonceurs publicitaires, ce qui n’alla pas sans menacer son indépendance. Mais l’inflation des coûts de production, la concurrence des publications spécialisées et de la télévision, mirent peu à peu à l’épreuve sa solidité financière.
En France, un magazine similaire, Paris-Match, évita la ruine en augmentant la partie rédactionnelle, de façon à développer davantage les cancans de la vie parisienne. Car la seconde moitié du XXe siècle fut l’âge d’or des paparazzi et des photos à scandale, avec par exemple la publication en 1972 d’images de Jacqueline Kennedy nue, ou encore avec la création de Playboy, en 1953, dont la première playmate fut Marilyn Monroe. Hugh Hefner, son fondateur, eut le génie de pressentir la fin des tabous sexuels, jouant de son image personnelle et prenant parti dans des luttes politiques (droit à l’avortement, droit au divorce, etc.).
Des personnalités ont aussi appris à manier habilement le scandale à leur profit, tel Michel Polnareff, condamné par la justice pour avoir montré son derrière nu sur l’une de ses affiches.
À cela s’ajoute le développement de la photographie amateure, reléguant au second plan l’ancienne figure du photographe professionnel. « Pressez sur un bouton, nous faisons le reste », promettait déjà la firme américaine Kodak, fondée en 1881. À la photo familiale, de loisir ou de tourisme s’ajoute l’industrie de la carte postale en couleur, dont le succès va croissant. En 1981 (année de réédition de l’ouvrage), 220 millions de touristes ont ainsi parcouru le monde, avec pour la plupart un appareil photo en bandoulière. Le rapport à la photographie s’en trouva profondément modifié.
Si peu de personnes connaissent aujourd’hui le nom de Nicéphore Niépce, l’image photographique est devenue un véritable langage, peut-être le plus courant qui soit aujourd’hui parmi les hommes. Les sociétés contemporaines lui ont fait une place particulière, souvent au détriment du texte et de la lecture. Mais la diffusion certaines images a aussi contribué à sensibiliser l’homme à des faits de société ou à la violence des guerres. Dans le même temps, la force de persuasion de la photo en a fait un outil de manipulation privilégié pour des fins politiques ou commerciales.
Son histoire nous apprend en effet que nombre de moyens permettent d’altérer, d’infléchir, ou de transformer le sens d’une image. Il n’en demeure pas moins que le rôle de la photographie est essentiel : car l’art photographique, qui dépasse la simple représentation du réel, constitue une véritable création, source de questionnements sur notre existence et nos sociétés.
Le panorama historique et critique qui est ici fait de la photographie est remarquable pour deux principales raisons. Il est tout d’abord très documenté et permet ainsi d’acquérir une vision à la fois large et détaillée de la technique comme de l’art photographique. Il est par ailleurs saisi sur le vif par une praticienne qui distille çà et là sa propre conception de l’art photographique. Les développements techniques sont ainsi très informés et se doublent d’une vision critique élargissant la perspective. Ce dernier point aurait sans doute pu être approfondi : la place accordée à l’histoire de la philosophie esthétique, comme à la philosophie politique ou à la sociologie, est ici très discrète.
Ces éléments auraient pourtant constitué autant d’apports critiques éclairants. On aurait également apprécié un travail plus approfondi sur une série d’œuvres spécifiques car l’auteur passe parfois d’un nom à un autre sans prendre le temps de détailler, en particulier pour ce qui concerne la photographie d’art du XXe siècle. Mais l’ouvrage aurait peut-être alors manqué une forme d’esprit de synthèse, qui en fait également la valeur.
Dans l’ensemble, Gisèle Freund transmet avec passion son goût pour la photographie et parvient à avertir son lecteur sur les dérives qu’elle recèle, certaines pages sur les risques d’un détournement politique de la photographie s’avérant des plus actuelles.
Ouvrage recensé– Gisèle Freund, Photographie et société, Paris, Le Seuil, 2020 [1974].
Autres pistes– Barthes, Roland, La Chambre claire : Note sur la photographie, Paris, Le Seuil, 1980.– Benjamin, Walter, L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, Paris, Le Seuil, 2008 [1939].– Lowe, Paul, et al., 1001 photographies qu'il faut avoir vues dans sa vie, Paris, Flammarion, 2018.– Rouillé, André, La Photographie : Entre document et art contemporain, Paris, Folio essais, 2005.– Susan Sontag, Sur la photographie, Paris, Christian Bourgois, 2008.