Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Gisèle Sapiro
Cet essai se propose d’interroger à nouveaux frais les rapports entre œuvre et auteur en confrontant deux attitudes : une vision qui considère qu’un auteur est responsable de ses œuvres, et une « position esthète », insistant au contraire sur la disjonction entre ces notions. Face à ces deux visions, Gisèle Sapiro esquisse une voie visant à échapper à la fois à l’écueil de l’impunité des auteurs et à celui d’une censure moraliste.
Gisèle Sapiro en convient d’emblée : la question des rapports entre auteur et œuvre s’inscrit dans une longue histoire. Mais aujourd’hui, à l’heure de #MeToo et de la « cancel culture », cette question apparaît renouvelée. Si aux États-Unis le jugement moral sur les œuvres est bien accepté, une position d’« esthète », plus réticente sur ce point, domine toujours parmi les intellectuels français. De telles polémiques semblent donc éminemment salutaires, en dépit de leur ton parfois virulent. Afin d’analyser ces débats, Sapiro entreprend une mise en perspective philosophique et sociohistorique.
Pour ce faire, elle distingue d’abord trois types de relations entre un auteur et son œuvre : la relation métonymique, la relation de ressemblance et enfin la relation de causalité interne.
Selon un principe métonymique, l’œuvre constitue un élément s’inscrivant dans un ensemble cohérent, plus vaste. Mais le périmètre ainsi délimité laisse paraître une forme d’instabilité : il peut être remis en cause par l’existence de textes apocryphes, d’œuvres reniées par leur auteur, ou encore par des retouches, telles que celles pratiquées par Aragon dans les Œuvres romanesques croisées.
Un auteur peut même bâtir une œuvre double, en se dissimulant sous des pseudonymes, à l’image Romain Gary avec Émile Ajar, ou de Boris Vian avec Vernon Sullivan. Des productions peuvent aussi être découvertes après le décès d’un auteur, complétant ou modifiant a posteriori le regard porté sur une œuvre : ainsi des séminaires de Foucault, Derrida, Barthes ou Bourdieu, ou encore, plus récemment, des Cahiers noirs de Heidegger.
Le modèle métonymique est également mis à mal par les inflexions et les ruptures stylistiques : la périodisation introduite par les critiques montre combien « la construction de l’œuvre doit non seulement à des stratégies d’auteur […] mais à celles d’autres acteurs, ayants droit, intermédiaires […] ou médiateurs » (p. 43). Il faut aussi tenir compte des tentations de gommage visant à dépolitiser une œuvre, ou à l’inverse, les tentatives de repolitisation, comme lors de la réédition des pamphlets antisémites de Louis-Ferdinand Céline.
Faut-il rappeler, enfin, combien la manière dont on désigne un auteur engage le sens même d’une œuvre ? Ce n’est pas sans conséquence, en effet, que l’on choisit de voir en Céline « l’auteur de Bagatelles pour un massacre » ou plutôt « l’auteur de Voyage au bout de la nuit ». Face à ces difficultés, on peut alors opter pour la thèse d’une similarité entre auteur et œuvres : Tiphaine Samoyault présume ainsi chez Céline une forme de nécessité tenant à la morale même de l’auteur.
Envisager une œuvre comme un miroir de son auteur suppose de faire appel à la notion philosophico-juridique de personne. Apparue dans le creuset des Lumières, celle-ci trouve son expression dans une célèbre phrase de Buffon : « Le style, c’est l’homme. » Cette assertion, signe d’un individualisme naissant, pose un principe d’authenticité, mais ouvre aussi la voie à la responsabilisation d’un auteur pour des motifs moraux.
Baudelaire ne fut-il pas condamné pour avoir fait preuve d’immoralité dans Les Fleurs du Mal ? Face à un tel risque de censure, le recours à la fiction peut alors jouer le rôle d’un détour, comme l’indique Gide rapportant, dans son Journal, ce mot de Proust : « Vous pouvez tout raconter ; mais à condition de ne jamais dire : Je. » (p. 53) Un tel argument semble toujours actuel puisqu’en 2016, le rappeur Orelsan, jugé, à la suite de plaintes d’associations féministes, fut relaxé en appel, notamment au motif que ses chansons évoquaient des « personnages imaginaires ».
Les formes de l’écriture de soi partent toutefois du principe d’une ressemblance entre auteur et œuvre. L’autobiographie, née avec Rousseau, a donné naissance aux genres de l’autoanalyse (Annie Ernaux, Didier Eribon, Édouard Louis) et de l’autofiction (Camille Laurence, Christine Angot, Chloé Delaume). On comprend par ailleurs le scandale qui suivit les propos antisémites tenus par Renaud Camus dans son Journal. De même, l’éloge de la pédocriminalité fait par Gabriel Matzneff a pu être dénoncé grâce au récit de Vanessa Springora.
Le cas de Michel Houellebecq apparaît sensiblement différent : s’il s’indigne que l’on confonde les propos de ses personnages avec les siens, il ne s’agirait là que d’une posture. Le romancier entend certes contenir, dans l’espace fictionnel, des valeurs pénalement répréhensibles (racisme, antisémitisme, incitation à la haine en raison d’origines religieuses). Mais son cas se rapprocherait plutôt d’un Wagner ayant inscrit l’antisémitisme au cœur même de son œuvre, révélant une « ressemblance morale entre l’auteur et son œuvre » (p. 68).
Rompant avec la théorie antique d’une inspiration impersonnelle, l’œuvre peut aussi être conçue, dans une perspective sartrienne, comme un projet auctorial. L’écrivain, incarnant une liberté capable de s’extraire des déterminations de son environnement, endosse alors une responsabilité propre. Mais, de Max Weber à Pierre Bourdieu, des approches socialisées ont montré que les productions de l’esprit sont le résultat d’une rencontre entre les dispositions de l’auteur et un champ doté de règles spécifiques.
Sous cet angle, le procès de Baudelaire ne fut-il pas également un procès d’intention ? La défense du poète adopta d’ailleurs elle-même cette vision, en plaidant la pureté des intentions ainsi qu’un « droit à l’erreur ». Cette perspective trouve un écho chez les défenseurs de Rebatet ou chez ceux qui souhaitent atténuer la portée des pamphlets de Céline. Plus récemment, Orelsan, présentant ses chansons comme celles d’un « gars à côté de la plaque », a souhaité souligner le hiatus entre son intentionnalité et celle d’un narrateur-personnage.
Mais Sapiro souligne la fragilité de ces arguments, car l’intention ne saurait « dispenser de la responsabilité objective créée par la réception des œuvres. » (p. 85) En témoigne l’exemple d’Exhibit B. de l’artiste contemporain Brett Bailey : si cette performance représentant le zoo humain d’une exposition coloniale visait à dénoncer le racisme, elle suscita de vives critiques permettant in fine de « formuler le point de vue des groupes racisés, objectifiés par cette reconstitution vécue comme une réification. » (p. 87)
Sans nier la complexité du cas, Gisèle Sapiro vante l’utilité d’un débat permettant de prendre conscience d’un risque de violence symbolique que certaines œuvres risquent de perpétuer. Elle montre en tous cas que les trois types de relation évoqués précédemment — métonymie, ressemblance, intention — ne vont pas sans un ensemble d’obstacles et de limites.
Passant d’une approche définitionnelle à une réflexion pratique, l’essayiste s’interroge sur l’attitude à adopter face aux auteurs ayant eu des comportements privés répréhensibles (viol, pédocriminalité, meurtre). Elle avance d’abord plusieurs facteurs de différenciation : nature et gravité des actes, rapport entre ces actes et l’œuvre, retentissement de la polémique.
Deux principales visions s’opposent à ce propos, comme le révèle l’affaire Polanski : pour les tenants de l’identification entre œuvre et auteur, tels Virginie Despentes ou Adèle Haenel, réalisateur et agresseur ne font qu’un. Mais d’autres, comme Pierre Jourde, partisans d’une position esthète, insistent sur le droit d’une personne ayant purgé sa peine à se réinsérer socialement et critiquent toute confusion entre vie privée et projet artistique.
Selon Sapiro, Adèle Haenel n’a nullement réclamé la censure des films de Polanski, mais a simplement protesté contre une récompense attribuée sans considération des actes commis : « L’argument est que la récompense accordée au réalisateur contribue à perpétuer un système qui ferme les yeux sur les abus de pouvoir dont de très jeunes filles sont victimes. » (p. 105) Sans pour autant souscrire à la « cancel culture », Sapiro estime donc qu’il n’y a pas lieu de célébrer des artistes ayant commis une forme d’abus de pouvoir. Toute consécration artistique revêt en effet une portée sociale : en tenir compte doit permettre d’échapper à l’impasse qui oppose liberté de l’art et censure morale.
Le cas Matzneff diffère de celui de Polanski, car cet écrivain se glorifie, dans sa propre œuvre, des actes pédophiles qu’il a commis. Là encore, la question de la légitimité des récompenses mérite d’être posée puisque cet auteur a reçu le prix Renaudot, avec « la connivence d’un monde médiatico-littéraire très masculin » (p. 117) Si, pour Matzneff, « des écrivains sulfureux et libres sont indispensables à la respiration de la nation », Sapiro juge que la société a fermé les yeux, voire encouragé l’exploitation littéraire d’une entreprise de prédation. La position qui se contenterait de condamner les actes en excusant les écrits paraît intenable à l’auteure, qui dénonce la complaisance coupable du champ intellectuel.
Au-delà de la sphère privée, il s’agit plus largement d’envisager les « prises de position idéologiques condamnables » (p. 94) Car si nombre d’écrivains, tels Zola, ont revendiqué une cohérence entre leurs œuvres et leurs engagements, que faire des prises de position nationalistes, fascistes, xénophobes, racistes ou sexistes, qu’elles soient ouvertes ou à demi voilées ? Afin de préciser ce point, il convient d’étudier le rapport qu’un auteur peut entretenir avec sa propre histoire.
Face à un passé honteux, plusieurs ont opté pour la dissimulation. Lorsque Jacques Derrida découvrit en 1988 que son ami Paul de Man avait écrit pour le journal collaborationniste Le Soir, il se trouva tiraillé entre la fidélité à son amitié et la cruelle réalité. D’autres, au contraire, ont choisi la stratégie du repentir, dont la sincérité peut toutefois être questionnée : « La carrière intellectuelle participe donc d’une stratégie de reconversion, qui va de pair pour Grass et Blanchot avec une réorientation politique à gauche. » (p. 139) La récente publication des Cahiers noirs de Heidegger a provoqué de brûlantes polémiques. S’ils ont certes montré une critique du nazisme, ils révèlent aussi, selon Peter Trawny, la théorisation d’un « antisémitisme inscrit dans l’histoire de l’être » (p. 153). Sapiro y voit plutôt, avec Bourdieu, « la sublimation, sous une forme euphémisée […] de dispositions éthico-politiques » (p. 158) Face au débat opposant défenseurs et détracteurs de Heidegger, elle estime qu’il ne suffit pas de séparer antisémitisme et œuvre philosophique.
L’introduction de Céline puis de Maurras, en 2011 et 2018, au Livre des commémorations nationales suscita également d’âpres débats. À ce propos, l’auteure estime qu’il faut distinguer travail historique et politique de commémoration. Considérant que l’antisémitisme et la xénophobie sont constitutifs de la pensée de Maurras, elle propose de commémorer plutôt son procès, tenu en 1945. Deux écrivains contemporains font aussi l’objet des critiques de Sapiro pour leur xénophobie : Renaud Camus, tout d’abord, qui s’agaçait d’une « surreprésentation » des juifs dans une émission de France Culture. Richard Millet, ensuite, auteur notamment d’un Éloge littéraire d’Anders Breivik, qui le conduisit à démissionner du comité de lecture de Gallimard.
Enfin, le cas de Peter Handke bénéficie d’un traitement spécifique. Sans nier « l’ambiguïté d’une écriture du doute » (p. 199), Sapiro rappelle que Handke n’a pas défendu le nationalisme serbe, et que sa présence aux funérailles de Slobodan Miloševi? ne suffit pas à disqualifier son œuvre. De manière générale, la mise au jour des aveuglements d’un écrivain éclaire ses œuvres d’un jour nouveau mais n’abolit pas pour autant d’autres perspectives de lecture.
Cet essai retrace divers débats opposant à chaque fois les tenants d’une position esthète aux partisans d’un lien entre œuvre et auteur. Sapiro, quant à elle, préfère spécifier et classer les différents cas. C’est pourquoi elle formule en définitive une réponse ambivalente : « Peut-on dissocier l’œuvre de l’auteur ? Oui et non. » (p. 127)
En effet, d’un certain point de vue, une œuvre échappe toujours à son auteur et le déborde. Mais sous un autre angle, elle porte la trace de ses dispositions éthico-politiques. La tâche du critique consiste alors, selon elle, à lever le voile sur le processus social qui préside à leur expression.
En pratique, l’essayiste considère qu’il ne faut pas censurer les œuvres de l’esprit, à l’exception de celles « qui incitent à la haine raciale et au sexisme, qui stigmatisent des populations vulnérables et qui font l’apologie du viol et de la pédocriminalité, à condition de distinguer apologie et représentation. » (p. 232) En revanche, s’agissant des récompenses accordées aux auteurs ayant abusé de leur position d’autorité, elle considère que le jury, souverain, engage sa responsabilité voire, le cas échéant, sa complicité.
Au fil de l’ouvrage, le propos est mené avec clarté, tant dans sa structure d’ensemble que dans le détail des références sollicitées. Pour développer sa réflexion, l’auteure tisse ainsi des liens entre polémiques très contemporaines et exemples empruntés à l’histoire des arts ou à l’histoire de la pensée. Les notions introduites dans la démonstration sont par ailleurs régulièrement définies.
On peut toutefois s’interroger sur l’expression globalisante d’« idéologie condamnable » qui désigne dans cet essai le nazisme, le fascisme, le racisme, la xénophobie et le sexisme. En matière politique, il semble pertinent d’étendre la condamnation à l’apologie de tout despotisme et de tout totalitarisme. Même si ces termes ne vont pas sans poser à leur tour des questions définitionnelles, cela aurait permis d’élargir le champ des exemples, sans pour autant réduire la fermeté de la condamnation.
Enfin, la recherche d’une troisième voie entre deux positions — esthétisme et moralisme —témoigne d’une volonté de dépasser les termes d’un débat jugé stérile. Mais, en l’état, elle laisse au lecteur un sentiment d’inachevé qui n’est pas sans rappeler la lecture de certaines troisièmes parties de dissertation. Au-delà d’un simple rejet des deux perspectives initiales, il aurait été intéressant de formuler de façon positive et plus nette, dans un chapitre spécifique, ce qui forme la substance de cette voie intermédiaire.
Ouvrage recensé– Gisèle Sapiro, Peut-on dissocier l'œuvre de l'auteur ?, Paris, Le Seuil, 2020.
De la même autrice– La responsabilité de l'écrivain. Littérature, droit et morale en France, Paris, Le Seuil, 2001.
Autres pistes– Pierre Bayard, Et si les œuvres changeaient d'auteur ?, Paris, Les Éditions de Minuit, 2010.– Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Le Seuil, 2014 [2001].– Tzvetan Todorov, La Littérature en péril, Paris, Flammarion, 2014.– Michel Winock, Le Siècle des intellectuels, Paris, Le Seuil, 2015 [nouvelle éd.].