dygest_logo

Téléchargez l'application pour avoir accès à des centaines de résumés de livres.

google_play_download_badgeapple_store_download_badge

Bienvenue sur Dygest

Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.

« Le plus beau métier du monde »

de Giulia Mensitieri

récension rédigée parMaya PaltineauEnseignante et docteure en sociologie (EHESS).

Synopsis

Société

Cet ouvrage est une enquête qui nous plonge au cœur de l’univers de la mode, à travers les yeux de Giulia Mensitieri, qui relate en détail son immersion ethnographique dans ce milieu. On se laisse captiver par les récits d’événements confidentiels, tels que des shootings photo et la préparation de défilés de mode. L'auteure met en lumière les mécanismes de l’industrie de la mode par le biais de l’analyse des dynamiques professionnelles du milieu. Elle montre les asymétries entre les travailleurs précaires et non rémunérés, et les fortunes des grands créateurs. L’auteure nous explique en quoi ces asymétries sont intériorisées par les travailleurs, et font perdurer un système fait à la fois de glamour et d’exploitations. C’est au final une réflexion plus large sur le capitalisme d’aujourd’hui : le travail est devenu une extension de notre identité, et on accepte de renoncer aux droits sociaux et salariaux au nom d’un travail auquel on donne du sens, qui permet une affirmation de soi.

google_play_download_badge

1. Introduction

La mode occupe une place centrale dans les représentations et les désirs de la société contemporaine. Elle est présente à tous les niveaux de notre vie quotidienne, et a envahi l’espace public. Dans les années 1960, le prêt-à-porter a commencé à être plébiscité, et le luxe s’est peu à peu démocratisé.

Dans les années 1980, la mode est entrée dans la culture populaire, notamment grâce à la culture de l’image, qui place ces dernières comme premier moyen de communication. À cette époque, la mode a acquis une fonction de distinction immédiate, et les marques sont devenues des marqueurs culturels pour tous.

Les années 1990 ont marqué une « impérialisation » de la mode (p. 18), car l’industrie de la mode a accru son pouvoir symbolique et son pouvoir économique, en fabriquant un rêve propre à la société de consommation dans le monde entier. « La mode est de fait un système mondial qui, depuis les années 1990, convertit à son culte de plus en plus d’adeptes » (p. 20).

La mode représente 6% de la consommation mondiale avec 1 400 milliards d’euros, et cette croissance n’a connu aucun essoufflement, malgré la crise économique et financière de 2007. Elle reste un univers qui fascine, en même temps qu’un secteur économique et professionnel aussi convoité que prospère.

2. Le monde du rêve

Les magazines de mode et les magazines féminins jouent un rôle primordial dans le « système-mode » (p. 36) : ils permettent de lui donner de la visibilité, et lui confèrent une forte valeur symbolique, commerciale et sociale. « Les magazines fabriquent et diffusent les imaginaires et les rêves dont la mode a besoin afin de vendre ses produits » (p. 37), car le succès de ce milieu fonctionne sur le système des « spectateurs », qui, s’ils se trouvent en dehors des cercles de la mode, regardent et désirent les images qu’elle produit.

Selon l’auteure, les magazines sont à la fois des produits commerciaux et des produits culturels, « ils sont la plateforme grâce à laquelle la mode se construit et se légitime en tant que monde social » (p. 40). Les magazines ont ainsi cette double fonction de vendre du rêve pour les consommateurs, et de stabiliser la crédibilité de l’industrie de la mode.

Parce que la mode « est donc avant tout une industrie de production symbolique, elle fabrique un imaginaire que les médias et les institutions qui la représentent appellent communément “le rêve” » (p. 64). C’est un monde enchanté qui repose sur des imaginaires. Se trouvent ainsi combinés « la beauté, le luxe, les fastes, la créativité, les excès, le pouvoir et l’argent » (p. 12), et un affichage abondant via les écrans, les vitrines ou les feuilles de papier glacé. L’imaginaire se trouve être construit savamment et véhiculé par le biais de stratégies commerciales bien rôdées ; on présente les défilés, les vêtements sont mis en scène, on scrute les looks des stars, etc.

Dans cette configuration, la mode est dotée d’une dimension symbolique, celle du rêve, que l’on retrouve à plusieurs niveaux : chez les jeunes qui rêvent de travailler dans ce milieu socioprofessionnel, chez les clientes qui rêvent d’accéder au monde des célébrités, et chez les mannequins qui rêvent de percer pour quelques instants.

Et dans ce système, la France est en première ligne Paris bénéficiant du statut symbolique de capitale internationale de la mode, et le « made in France » étant synonyme de glamour et de sophistication.

3. La haute couture, un emblème

Les origines de la haute couture remontent au Paris du XIXe siècle et au couturier anglais immigré, Charles Frederick Worth. C’est cet homme qui a fait de la mode « une industrie créative et une exhibition publicitaire » en la transformant en véritable spectacle. Il a lancé les défilés de mode tels que nous les connaissons aujourd’hui.

Il en a fait « des évènements spectaculaires aux scénographies millimétrées, couverts par les médias du monde entier » (p. 51). La minutie et la finesse du travail sur les créations sont très valorisées à l’échelle mondiale, et elles sont gages de qualité pour les défilés.

La haute couture est aujourd’hui un secteur emblématique de la mode : « Il n’est pas possible de comprendre la mode, du point de vue symbolique et économique, sans passer par la haute couture » (p. 48), car elle met le mieux en avant la représentation du prestige inhérente à la mode. Sa résonnance médiatique est énorme, et les bénéfices commerciaux également.

C’est un secteur qui regroupe seulement une dizaine de créateurs et quelques milliers de clientes (l’auteure évoque une clientèle exclusivement féminine), et qui est très réglementé : les couturiers doivent avoir au moins 20 employés, au moins deux ateliers à Paris intra-muros, et présenter chaque année deux collections d’au moins vingt-cinq créations chacune. La haute couture constitue un « véritable gotha » (p. 50), qui ne comprend que treize membres permanents, et donne le ton des tendances à l’échelle planétaire.

Les clients de la haute couture appartiennent à une élite économique, il s’agit de clientes reconnues dans un milieu très prisé, où le capital économique ne suffit pas : « posséder une robe de haute couture a une signification sociale précise, que seules les initiées peuvent comprendre » (p. 59). Les clients de la classe moyenne, eux, consomment au mieux des produits dérivés. Pour les maisons de mode, la stratégie commerciale est de vendre du rêve par les robes et les défilés, pour inciter les classes moyennes à acheter accessoires, maroquinerie et cosmétiques, qui sont les produits générateurs de profit pour les marques.

4. L’envers du décor

Il existe un réel paradoxe entre le rêve et la réalité de l’univers de la mode : il se manifeste par une asymétrie des statuts, et une très grande précarité des travailleurs, loin du luxe et des fastes. Ces conditions de travail sont maintenues sous silence et cet ouvrage permet de les révéler.

Les salaires sont fixés de manière apparemment aléatoire, la seule constante est celle du fossé qui sépare d’un côté les créateurs des grandes maisons (qui gagnent entre plusieurs milliers et plusieurs millions d’euros par mois), et de l’autre les travailleurs rémunérés au Smic ou travaillant gratuitement.

« Le bonheur de travailler pour une marque de luxe est rapidement entaché par les conditions de travail » (p. 105). Les rythmes de travail sont effrénés, de douze à quatorze heures par jour, et travailler de nuit ou le week-end est la norme. De plus, Paris attire de très nombreux travailleurs qui font des sacrifices pour se loger et vivre dans cette ville trop chère pour eux. Cet ouvrage met en lumière le quotidien de travailleurs qui ont du mal à trouver un logement décent, à payer leurs factures, et à manger de manière convenable. Les mannequins ne sont pas en reste, car elles sont en général endettées auprès de leurs agences, qui leur avancent des frais et perçoivent beaucoup de commissions sur les prestations effectuées : les agences gardent environ 30% des rémunérations éventuellement perçues par les mannequins, et elles avancent par exemple les frais de déplacement et d’hébergement pour les shootings.

Il existe des rapports de domination et d’exploitation qui vont au-delà des volumes horaires et des rythmes de travail soutenus : on retrouve dans les métiers de la mode une logique darwinienne, selon laquelle seuls les plus motivés pourront perdurer dans le métier. On assiste alors à un réel écrémage, car nombreux sont ceux qui sortent de ce milieu à cause des difficultés financières, de la fatigue physique et mentale, ou pour retrouver une vie sociale plus simple.

Selon Giulia Mensitieri, la mode est une hétérotopie, que Michel Foucault définissait comme la localisation physique d’une utopie. La mode renvoie l’image d’un milieu fait de glamour et de paillettes, où tout semble positif et idéal, mais cette vision est utopique, car l’univers de la mode est en réalité très dur, plongeant ses travailleurs dans des difficultés financières, sociales et symboliques.

5. Une exploitation acceptée

Les traitements abusifs sont normalisés, et les travailleurs mettent en place une auto-subordination basée sur le privilège d’être là, de travailler avec des personnalités iconiques du monde de la mode. « Le pouvoir n’a pas besoin d’être coercitif pour affirmer la hiérarchie : celle-ci est préalablement intégrée par les travailleurs » (p. 236).

En acceptant de travailler gratuitement, les travailleurs précaires cautionnent ce système et le font perdurer, car pour eux, « l’injustice apparaît comme un risque à prendre pour faire partie, ne serait-ce qu’un tout petit peu, du rêve » (p. 135). Ils renoncent à leurs droits sociaux et aux garanties de la société salariale, leur passion pour le travail étant associée à « une dimension de sacrifice, de souffrance » (p. 258).

Les dominations dans le milieu de la mode reposent sur le concept de consentement. Les inégalités structurelles sont perçues comme « règle du jeu » (p. 147) que les travailleurs ont assimilée. Les situations de travail gratuit sont très nombreuses, car on espère pouvoir bénéficier de la publicité procurée par son travail. On accumule du prestige par le travail gratuit : dans la mode, la visibilité fonctionne comme un mode de rémunération. « Plus de prestige, moins d’argent. [C’est] la règle du jeu du travail dans la mode » (p. 111).

Les travailleurs de la mode considèrent qu’ils vivent un rêve, car ils peuvent, momentanément, faire partie d’une situation de luxe et de pouvoir. Même dans une situation précaire, ils s’identifient aux univers de rêve qu’ils produisent.

La dimension affective se retrouve beaucoup dans ces emplois, et explique en partie l’abnégation des travailleurs. Comme tout travail passionnel, il inclut une dimension émotionnelle forte. Cette passion est corrélée avec la précarité : elle est « acceptée comme le prix à payer pour un travail désiré, passionnel, créatif, épanouissant » (p. 260).

La normalisation de la précarité qu’opèrent les travailleurs de la mode est symptomatique des transformations actuelles dans le système de travail capitaliste : « on ne vit plus le travail comme la source du capital économique, mais comme l’élément donnant un sens à la vie » (p. 261).

6. Conclusion

Si on peut avoir l’impression que l’univers de la mode est un monde à part, il est au contraire bel et bien régi par le capitalisme contemporain, « autant dans ses dynamiques globales et ses dimensions imaginaires que dans l’organisation du travail, les subjectivités et les modes d’assujettissement qu’il produit » (p. 22).

Les dynamiques du travail de la mode sont selon l’auteure caractéristiques de l’ère postfordiste, qui se détache de l’ère fordiste basée sur le concept de la sécurité sociale. On refuse désormais la monétarisation de l’existence et l’aliénation provoquée par le travail salarié ; on promeut l’autonomie et l’expression de soi. Ces aspects se combinent avec des valeurs du néolibéralisme, telles que « la prise de risque, l’identification du travailleur avec son travail, ainsi que la responsabilité ou le mérite de l’individu dans sa réussite ou son échec » (p. 134).

Par ailleurs, on retrouve cette logique dans d’autres domaines socioprofessionnels, tels que l’Université, le monde de l’art et de la culture, le monde intellectuel ou des professions comme les urbanistes ou les architectes.

« Déconstruire le rêve de la mode permet de comprendre en quoi ce secteur est représentatif des formes de travail actuelles, et probablement prophétique, dans ses excès, de celles à venir » (p. 270).

7. Zone critique

Cet ouvrage a une double fonction : il révèle les mécanismes cachés de l’univers de la mode, et il interroge sur la place du travail dans nos vies. Il se détache ainsi des travaux contemporains sur la mode, qui se focalisent davantage sur ce que l’on voit de cet univers – et non de sa face cachée. Ce livre complète les travaux sur l’appropriation de la mode par le grand public, notamment par le biais des blogs, étudiés par Denise da Costa Oliveira Siqueira, Daniela Aline Hinerasky, ou encore Abir Abid. Le plus grand apport de cet ouvrage, outre le fait qu’il nous ouvre les portes d’un univers tenu secret, est sans nul doute la dénonciation de logiques capitalistes postfordistes et néolibérales aussi bien dans la mode et que dans d’autres milieux professionnels, tels que le milieu de la recherche universitaire. On regrette que ces questions soient abordées uniquement en fin d’ouvrage, tellement elles donnent d’impulsions à la recherche sociologique et anthropologique actuelle et méritent d’être enrichies.

8. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– « Le plus beau métier du monde ». Dans les coulisses de l’industrie de la mode, Paris, La Découverte, 2018.

Autres pistes– Michel Dion, et Julien Mariette, Éthique de la mode féminine, Paris, Presses Universitaires de France, 2010.– Nízia Villaça, « Mode et identité dans le contemporain », Sociétés, vol. 102, no. 4, 2008, pp. 23-29. – Dominique Waquet, et Marion Laporte, La mode, Paris, Presses Universitaires de France, 2014.

© 2021, Dygest