Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Giuliano da Empoli
L’arrivée au pouvoir de leaders populistes ces dernières années s’explique-t-elle par la seule sanction des urnes ? Cet essai décrypte la stratégie électorale de Donald Trump aux États-Unis, Beppe Grillo en Italie, Boris Johnson avec le Brexit et Viktor Orban en Hongrie. Pour remporter une élection, il faut désormais traiter des milliards de données qui permettent de déterminer a priori le comportement des électeurs. C’est le travail des hommes de l’ombre, ces « ingénieurs du chaos » qui, loin de concevoir un programme pour un candidat, le préparent plutôt à répondre aux désirs et aux pulsions des citoyens.
Au début des années 2000, personne n’avait pris garde aux effets d’Internet et des réseaux sociaux sur le comportement des électeurs en démocratie. Mais tout a changé. Désormais, l’électeur n’est plus nécessairement celui qui décide de la majorité politique. Giuliano da Empoli retrace de façon très complète, imagée et argumentée, l’histoire de la conquête du pouvoir par des aventuriers de la communication de masse. Ils ont fait évoluer le métier de conseiller des responsables politiques ou « spin doctor ».
Ce sont les orfèvres du traitement de l’opinion publique et des spécialistes de la publicité ciblée. Peu nombreux, cyniques et redoutables, l’auteur les désigne comme « ingénieurs ». En fait, de grands manipulateurs qui ont installé leur poulain à la tête de plusieurs États, jusqu’à provoquer un chaos idéologique. Il ne s’agit plus seulement, à Budapest, à Washington, à Rome, à Londres, d’appliquer les règles du marketing politique, mais de rechercher à tout prix la satisfaction des votants, sans aucun égard pour l’éthique et l’esprit de la démocratie.
Tout est permis : les fake-news, les inventions, les approximations, les caricatures et les insultes. Seule compte l’adhésion à un candidat, et non pas l’adhésion à une cause représentée par un candidat. Pour y parvenir, il suffit d’identifier des groupes d’électeurs, de flatter leur colère ou leurs plus bas instincts, de leur faire miroiter l’avènement de leurs idées et de leur promettre la chute des élites.
Si Giuliano da Empoli accorde dans cet essai une place importante à l’Italie, c’est parce que son pays est devenu, pour de nombreux observateurs, le laboratoire d’expérimentation des idées populistes, ce qu’il appelle la « Silicon Valley du populisme global ». Au printemps 2018, la campagne victorieuse du mouvement extrémiste et nationaliste, Lega et du mouvement antiparlementaire Cinq Étoiles, destinés, plus tard, à s’unir pour gouverner, illustre bien les techniques de retournement politique d’une opinion publique.
L’affaire fait tant de bruit qu’elle attire un des plus célèbres ingénieurs du chaos, l’américain Steve Bannon, l’un des artisans de la victoire de Donald Trump à la présidentielle de 2016. Chaque mois, ce spécialiste de la communication politique, faisait le voyage de Rome pour y rencontrer les nouveaux dirigeants populistes italiens.
Ancien conseiller à la Maison-Blanche, (il se fâchera plus tard avec Donald Trump), dirigeant de médias, stratège électoral et idéologue, Bannon cherche alors à pousser les peuples européens à la révolte. Dans un entretien avec l’auteur, il ne cache pas son admiration pour ce qui s’est produit en Italie. Il estime que les populistes de droite et de gauche sont parvenus pour la première fois à taire leurs différences pour redonner au peuple italien le pouvoir usurpé par ce qu’il appelle le « parti de Davos ». Ensuite, on le retrouve encore aux côtés de Marine Le Pen, ou en Hongrie, en Allemagne, à Londres, partout où il imagine possible l’avènement des partis populistes.
L’auteur insiste sur le rôle central de Steve Bannon, contributeur de premier ordre à l’avènement du populisme en Occident. Cet ancien de Harvard, après une carrière d’homme d’affaires, s’était rapproché des milieux ultra-conservateurs américains. Pour Giuliano da Empoli, Bannon est à l’origine de la campagne de dénigrement de Hillary Clinton en 2016. Il fallait d’abord lui faire perdre la course à la présidence pour offrir la victoire à Donald Trump.
Elle représentait avec la mondialisation tout ce que son camp déteste en politique. Tout l’art de Bannon consiste à mélanger fausses et vraies informations sur le financement de sa campagne, afin de la décrédibiliser. Giuliano da Empoli montre ainsi avec quelle maîtrise il fait diffuser par de nombreux canaux, dont les réseaux de « Gamers » (joueurs en ligne), de prétendues révélations qui deviendront plus tard des arguments électoraux dans les discours de Donald Trump.
Comment l’animateur d’un show de téléréalité a-t-il pu accéder à la présidence des États-Unis ? Dans The Apprentice (L’Apprenti), Trump reçoit des jeunes à la recherche d’un emploi, en choisit un et recale tous les autres par un tonitruant : « You’re fired ! », (Vous êtes viré !) Le show, qui a rendu célèbre le magnat de l’immobilier new-yorkais, est vulgaire et cruel.
Pour l’auteur, Trump a compris avant tout le monde qu’une campagne présidentielle n’est rien d’autre qu’un show télévisé médiocre. Sans compter que son meilleur public est constitué de Latinos et d’ouvriers pauvres dont les voix feront défaut à son adversaire. Bannon a trouvé le candidat idéal pour la mise en scène politique dont il rêve.
Bannon participe à la création de Cambridge Analytica, qui, à travers Face Book et d’autres réseaux sociaux, recueille et analyse des données sur son électorat. La société britannique de big data est aussi à l’origine du scandale des hackers russes qui publient les emails de Hillary Clinton.
Steve Bannon et Milo Yiannopoulos, autre redoutable ingénieur du chaos ont pour objectif de ravir à l’intelligentsia libérale américaine son hégémonie culturelle. Ils savent que pour gagner il faut fédérer les colères et rassembler les victimes du système, notamment les blancs pauvres. Bannon attire à lui tous les soutiens de l’Alt-right, la droite alternative constituée par « une bande hétérogène de nationalistes, de conspirationnistes, de millénaristes et de simples enragés, tous décidés à imposer un point de vue différent sur l’immigration, le libre-échange, le rôle des minorités et les droits civiques ».
Ces ingénieurs du chaos incitent Trump à jouer la carte du complotisme en reprenant la rumeur qui veut que Barrack Obama ne soit pas né américain. Trump s’adresse aux électeurs blancs, ruraux ou périurbains, racistes et conservateurs. Bannon coordonne donc la campagne de Trump avec l’aide des blogueurs conservateurs, des sites de l’Alt-right, et de trolls russes à Saint-Pétersbourg. Il bombarde les électeurs démocrates d’informations nuisibles à la candidate Clinton.
Trump met les rieurs de son côté avec des blagues sexistes à propos de femmes journalistes, et se moque d’un reporter handicapé. Il cherche à ce que l’électeur de base s’identifie à lui.
Giuliano da Empoli développe la thèse de l’action politique-carnaval. Le carnaval renverse les valeurs et conteste la hiérarchie d’un monde politique traditionnel pathétique, objet de la colère du peuple laquelle sera bientôt canalisée par une opération de communication gigantesque. Il faut d’abord remplacer les élites politiques. L’auteur nous fait découvrir un Président du Conseil, Giuseppe Conte, doté d’un curriculum vitae bourré de mensonges, les affabulations du ministre de l’Industrie, Luigi di Maio, qui n’a aucun diplôme et se vante d’avoir côtoyé des personnes importantes (il était placier au stade de Naples).
On découvre encore Matteo Salvini, ancien patron du parti Lega, séparatiste et xénophobe, ministre de l’Intérieur, qui tweete pour « répandre la peur et inciter à la haine raciale ». Pour marquer leur différence, les ministres racontent des absurdités, comme celui-ci, qui affirme que les avions qui survolent l’Italie dispersent du poison ou celui-là, qui jure que les Américains ne se sont jamais posés sur la lune. Derrière la constitution de cette équipe, il y a deux hommes, deux ingénieurs du chaos : Gianroberto Casaleggio, spécialiste du marketing et Beppe Grillo, artiste comique.
Casaleggio a convaincu Beppe Grillo de se lancer dans la politique dont il se moque dans ses ses spectacles. Son projet consiste à réunir autour du nom de Grillo tous les mécontents et ceux qui applaudissent à ses blagues, ses moqueries et son antiparlementarisme. Il crée pour lui un blog dont la popularité s’envole. L’idée est simple : pas besoins de s’inscrire dans un parti pour faire de la politique. Il suffit de s’exprimer dans ce blog.
On retrouve ici les motivations des électeurs de Trump ou de Viktor Orban, celles des gilets jaunes et des partisans du Brexit. Il s’agit surtout d’Italiens en colère contre les bas salaires, les injustices, le chômage et les élites. Ni les médias, ni le monde politique n’ont compris le sens de cette protestation massive alimentée par une machine de communication qui soutient la paranoïa ambiante. C’est ainsi que le Mouvement Cinq Etoiles devient le premier parti d’Italie aux législatives de 2013 avec 25% des voix.
Ce qu’ignorent les adhérents du blog, c’est que Casaleggio, sous couvert de démocratie directe, contrôle tout, choisit les candidats aux élections, fait passer les idées complotistes, lance les rumeurs, les fake-news et les mots d’ordre.
Giuliano da Empoli éclaire d’un jour nouveau toutes les dérives de la démocratie. La liberté de parole, la liberté de jugement et la liberté d’action politique sont confisquées au profit de systèmes numériques qui ignorent le libre arbitre des individus.
C’est par exemple le cas du héros d’une série britannique de politique fiction, Black Mirror, diffusée par Channel Four. Un petit personnage virtuel, un ours bleu, est plébiscité par l’électorat imaginaire parce qu’il est le porte-parole des laissés-pour-compte de la société. L’auteur cite d’ailleurs abondamment Peter Sloterdijk et son essai sur l’histoire politique de la colère, Colère et temps. Le philosophe allemand considère que, dans toutes les sociétés, la colère qui anime certains groupes de désespérés ou d’exclus, était jadis canalisée par l’Église, puis par les partis de gauche. Désormais, personne ne peut prendre en charge cette colère des peuples. Ce qui promet au national populisme une certaine prospérité.
Cette colère guide les individus compulsifs que sont les électeurs sur un réseau social. Peu importe la véracité des faits et des motivations. L’algorithme d’un réseau social mélange les motifs authentiques et la contestation, les fausses informations et les fantasmes en tout genre. L’important est ce que veut l’internaute, qu’il reste en ligne le plus longtemps possible et revienne souvent. Il faut donc le séduire à tous prix, et non lui fournir des éléments d’un jugement rigoureux.
Autre méthode efficace, celle d’Arthur Finkelstein, l’homme-lige du Hongrois Viktor Orban, un nouvel ingénieur du chaos. Cet Américain, ancien militant républicain, conseiller de Ronald Reagan, s’était spécialisé dans le « microtargeting », soit une identification très poussée des groupes d’électeurs qui permet de leur envoyer des messages différenciés et donc très efficaces.
Comme Orban, il s’est nourri des écrits de Carl Schmitt, pour qui la politique consiste à identifier son ennemi. L’auteur démontre comment Finkelstein parvient rapidement à faire du pro-Européen qu’était Orban au début des années 2000 un farouche anti-Européen en 2010, nationaliste et hostile à toute immigration.
L’auteur trouve une explication commune à ces perversions du débat politique : l’irruption de l’esprit scientifique dans les campagnes électorales. Il y a peu, un candidat à une élection était confronté au risque et à l’incertitude. Désormais, cette part du hasard a été gommée, et c’est l’inverse qui se produit. Le scientifique, lui, est habitué à collecter des données, à les vérifier et à les analyser.
Dès lors qu’un évènement politique trouve sa traduction numérique, le big data prend le relais. Giuliano da Empoli cite d’ailleurs Dominic Cummings, qui a fait du référendum sur le Brexit, (contre toute attente) un succès : « Si vous voulez faire des progrès en politique, mon conseil est d’embaucher des physiciens et non des experts ou des communicants. »
Le tout numérique en politique est illustré par un des aspects de la campagne du « Leave » (« Quitter » l’Union européenne). Avec la contribution de la société Cambridge Analytica, en dix semaines, les collaborateurs de Cummings ont été capables d’envoyer sur les réseaux sociaux un milliard de messages digitaux personnalisés aux électeurs dont les convictions étaient fragiles.
C’est Cummings qui a avancé et répandu l’un des éléments essentiels de la campagne du « Leave » : quitter l’Union européenne, c’est récupérer 380 millions d’euros par semaine pour financer notre système de santé. Cet argument totalement mensonger se révèlera décisif parce que banalisé sur tous les réseaux sociaux.
Giuliano da Empoli décrit les nouvelles menaces qui pèsent contre la démocratie. Depuis l’invention du marketing politique par les équipes de Roosevelt dans les années 1930, les méthodes de persuasion des électeurs ont considérablement évolué. Mais jusqu’à peu, il était encore possible de préserver la place du débat en politique et de construire un programme électoral.
À présent, chacun a le sentiment d’entrer dans l’histoire à partir de son compte Instagram ou Facebook, sans remarquer qu’il est devenu le jouet des données qu’il a lui-même générées. L’approche scientifique des scrutins, leur organisation numérisée, l’utilisation des mathématiques et des algorithmes pour identifier chaque électeur, ses goûts, ses travers et ses désirs a fait entrer la politique dans un monde orwellien. Victimes du national-populisme, certains peuples ne contrôlent plus leur destin. Cet ouvrage montre à quel point il faut s’en préoccuper.
Nombreux sont les auteurs qui ont analysé, ces dernières années, les origines et le fonctionnement du populisme. Giuliano da Empoli a consacré son propos à ce qui se passe en Occident, essentiellement. Certes, ce phénomène d’adhésion des foules, sans discernement, aux propos démagogiques d’un chef n’est pas nouveau. Mais ce que l’auteur met ici en évidence, c’est surtout la dérive du système de représentation politique, avec l’usage des nouvelles technologies et des réseaux sociaux. Lorsque Barack Obama se fait élire à la suite d’une campagne qui utilise aussi les outils numériques, c’est admirable. Lorsque c’est le tour de Donald Trump, c’est ignoble. Ce n’est donc pas le big data, qui est condamnable, ce big data qui met à nu le premier électeur venu, mais bien l’usage qu’on peut en faire. Pour Obama, cet usage aurait été respectueux des règles de la démocratie.
Pas pour Trump. Il faut noter qu’une approche plus approfondie de ce qui se passait dans les laboratoires des directeurs de diverses campagnes électorales n’aurait pas manqué d’intérêt, surtout dans les régimes autoritaires comme en Russie ou en Chine.
Ouvrage recensé – Les ingénieurs du chaos, Paris, JC Lattes, 2019
Du même auteur– Giuliano da Empoli, Le Florentin, Paris, Grasset, 2016.
Autres pistes– Peter Sloterdijk, Colère et temps, Paris, Libella-Maren Sell, 2007.– Marilyn Maeso, Les Conspirateurs du silence, Paris, L’Observatoire, 2018.– Ivan Krastev et Stephen Holmes, Le Moment illibéral, Paris, Fayard, 2019.– Dominique Reynié, Les Nouveaux Populismes, Paris, Belin, 2019.