Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Grégoire Chamayou
C’est en philosophe que Grégoire Chamayou s’inscrit dans les pas d’un de ses illustres prédécesseurs, Michel Foucault. Il explore la manière dont les tenants du néo-libéralisme ont affronté la « crise de gouvernabilité » de la seconde moitié du XXe siècle. Face à la forte contestation de l’entreprise libérale aux États-Unis, ses apôtres-chefs d’entreprises, managers, hommes politiques et intellectuels, ont façonné un contre-discours pour reprendre la main et réaffirmer la légitimité vacillante du modèle capitaliste dominant. Chamayou retrace la « généalogie » politique conflictuelle de ce « libéralisme autoritaire » qui vise autant l’entreprise privée que l’État qui en garantit le mode de fonctionnement.
Le travail de Chamayou emprunte explicitement le chemin tracé par Michel Foucault. La société ingouvernable montre la cristallisation d’un « ordre du discours » particulier, autour de la question du gouvernement privé et public, traversé de rapports de force complexes. Face à la contestation, l’enjeu est fort : l’ordre dominant cherche à préserver ses intérêts, son pouvoir, par la mise en place d’un contre-discours.
Car dans « toute la société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable matérialité » (Foucault, « L’ordre du discours »).
Si Chamayou se penche sur les discours, c’est parce qu’il ne s’agit pas que de mots en l’air, mais de la matérialisation concrète du politique dont les effets s’observent dans les relations sociales, dans l’entreprise et à l’extérieur. Même dominants, les discours libéraux d’une période ont, pour reprendre un terme cher à Foucault, une « épaisseur », faite de divers courants, orientations ou retournements, que Chamayou entend démêler. C’est au fond, une lutte de pouvoir qui se manifeste et se déploie.
La fin des années 1960 est marquée aux États-Unis par des mouvements sociaux de grande ampleur. La société de consommation construite après la Seconde Guerre mondiale est remise en cause de l’intérieur par une partie des baby-boomers. L’entreprise n’échappe pas à ces mouvements. On observe dans les grandes usines américaines la généralisation de manifestations d’indiscipline des travailleurs. Absentéisme injustifié, turn-over en croissance, abandons de poste, insubordination voire actes de sabotage, sont des signes fréquemment documentés par la presse dans les années 1970.
Dans l’industrie automobile en particulier, cette indiscipline manifeste le mécontentement d’ouvriers face à des conditions de travail éprouvantes pour le corps et pour l’esprit. Pour les libéraux la conjoncture économique favorable entraîne un déséquilibre du rapport de force entre l’employeur et l’employé au profit de ce dernier.
En situation de plein-emploi, la menace du licenciement n’a plus l’effet dissuasif escompté. Le paradigme keynésien de soutien de la demande qui maintient des salaires élevés, la protection sociale de l’État-providence et enfin la généralisation des syndicats, sont les trois piliers attaqués par le patronat soucieux de rétablir leurs moyens de pression sur les salariés. Mais, si le conflit social interne est basé sur des règles du jeu intériorisées par les patrons, une nouvelle forme de contestation externe plus inattendue va apparaître dans les décennies 1970-1980.
Chamayou l’explique : « Le management disposait traditionnellement de deux grands schèmes pour penser l’antagonisme : le conflit social au sein de l’entreprise et la concurrence sur le marché. Tension interne avec des subordonnés, compétition externe avec des rivaux. Avec l’irruption d’un activisme prenant les multinationales pour cible se présentait un troisième cas de figure étrange, inattendu : un conflit social externe, par rapport auquel les tactiques traditionnelles se révélaient inadéquates » (p.121).
La rébellion généralisée des travailleurs en interne couplée aux contestations militantes externes menace l’existence même de l’entreprise capitaliste. Menace attestée par les baisses de productivité constatées dans les années 1970. Et, point de départ de l’exploration de Chamayou, cela va entrainer une série de débats et des questionnements fondamentaux sur le gouvernement de l’entreprise privée aux États-Unis.
Attaquée sur plusieurs fronts l’entreprise doit repenser son fonctionnement. Car cette crise de la discipline fait apparaitre une mutation majeure du capitalisme.
D’un « patron-propriétaire » (p.47) au XIXe siècle on est passé au XXe siècle à un capitaliste d’actionnariat qui introduit une séparation entre la propriété et le contrôle effectif de l’entreprise.
La légitimité paternaliste du propriétaire est troquée par la « responsabilité sociale de l’homme d’affaires », théorisé par Howard R. Bowen en 1953. Elle fait du manager un garant de « tous les intérêts affectés » par l’entreprise. Pour Chamayou, le véritable tournant dans la théorie libérale se cristallise en 1962 autour d’un ouvrage d’Adolf Berle et Gardiner Means, respectivement juriste et économiste.
Dans l’entreprise moderne et la propriété privée, le capitalisme contemporain est dépeint par les auteurs par quatre aspects marquants : 1) Le déplacement du pouvoir de décision du capital vers l’organisation elle-même ; 2) La mise à distance de la recherche du profit comme but ultime ; 3) La dilution du capitalisme dans un mélange amorphe de « fonctions actionnariales et managériales » (p.49) ;4) La propriété privée des moyens de production est pour les auteurs cités par Chamayou « devenue une fiction », et « le capitalisme s’est auto-dissout ».
C’est dans ce contexte que se pose la question de la gouvernabilité. Comment, alors aligner les intérêts d’acteurs différents de l’actionnaire au travailleur en passant par le manager ? Comment réagir alors que les droits politiques s’étendent partout sauf dans l’entreprise ? La responsabilité sociale, plutôt que la brutale répression des revendications sociales, s’impose en surface comme une stratégie de gouvernance renouvelée face à ces questions. Il s’agissait alors de « répondre aux critiques sur leur terrain, endosser publiquement le discours de la responsabilité sociale nouvelle mouture en se pinçant le nez et lâcher quelques miettes à la marge, pour ne rien lâcher sur le fond ».
Par opposition à la vision managérialiste héritée de Berle et Means dont découlent ces stratégies promotionnelles, l’économiste néolibéral Milton Friedman voit dans ce mouvement, comme l’exprime Chamayou, « la dénaturation de l’esprit d’entreprise par son enrobage dans des formules baba cool » (p.91). Ce qui fait dire à l’auteur que tout ceci n’est qu’une habile manœuvre pour mieux « avancer masqué » (p.91) et préserver l’image de l’entreprise tout en maintenant les mêmes pratiques en interne.
Les efforts de communication sont inefficaces ou, selon les points de vue les plus radicaux des néolibéraux, sont même contraires à l’esprit du capitalisme. Face à la contestation, il faut contre-attaquer pour reprendre la main dans le débat politique. Il y a d’abord une première réponse théorique.
Pour désamorcer les critiques, marxistes notamment, des penseurs libéraux vont réactiver la théorie néoclassique de la firme. Ce faisant, ils vont mieux définir les contours de l’entreprise ou plutôt, explique Chamayou, les faire disparaître. En effet, en 1972, Alchian et Demsetz vont développer une nouvelle théorie de la firme qui s’attache à la « dépolitiser » et à la « déréaliser », voir à la faire disparaître sous le concept de « nexus ». « Il n’y a plus de critiques possibles de ‘l’entreprise’- puisque qu’il n’y a pas réellement d’entreprise, juste une fiction. Les protestataires sont victimes d’un mirage. Ils se battent contre des ombres » (p.101) note ironiquement Chamayou. En dénonçant un effort de redéfinition qu’il qualifie d’absurde, l’auteur révèle ce qui est au cœur de sa démarche : montrer les processus discursifs qui visent à soustraire l’entreprise des rapports de domination théorisés par Marx et ses successeurs à gauche.
Mais pour faire face à un « monde de contestataires » (p.116), mener la bataille des idées ne suffit pas. Il convient de bâtir un « contre-activisme » et d’armer l’entreprise pour faire face aux contestations externes. Sur ce terrain la bataille entre des empires économiques et les « petits groupes militants » qui les menacent se joue sur la ‘capacité à mobiliser de la légitimité’ (p.123). Chamayou relève quatre stratégies développées par le monde capitaliste à partir des théories proposées par le consultant en gestion de crise recruté par Nestlé en 1981 Rafael Pagan pour l’emporter.
1) La cartographie des opposants pour mieux négocier avec ceux jugés réalistes et marginaliser les « radicaux ». 2) L’imposition du dialogue pour « reprendre la main sur un ordre de la parole qui fuyait de toute part » (p.126). Il ne s’agit pas tant de faire des concessions que d’utiliser le dialogue à des fins stratégiques pour mieux désamorcer une crise. 3) L’anticipation des crises et des critiques en dotant les grandes entreprises de « capacités de veille stratégique leur permettant d’identifier les problèmes émergents […] afin d’intervenir au bon moment » (p.134).
4) Le développement de la théorie des parties prenantes qui préconise la prise en compte de tous les partenaires de l’entreprise : consommateurs, investisseurs, fournisseurs, etc.
Au début des années 1980 le projet néolibéral qui succède au managérialisme, défini notamment par Berle et Means dans les années 1960, pose la question de la gouvernabilité pas seulement dans le cadre restreint de l’entreprise.
Pour Chamayou, qui reprend ici Foucault et son terme de « gouvernementalité », l’objectif de ce projet est aussi « d’introduire l’économie à l’intérieur de l’État ». Cette manœuvre à pour but « d’exercer le pouvoir dans la forme de l’économie » et « d’analyser des comportements non économiques à travers une grille d’intelligibilité économiste » (p.49).
La relation entre les néolibéraux se noue ici à deux niveaux : sur la question de la régulation de l’activité économique et sur celle plus large de la gouvernance du peuple en démocratie.
La problématique de la régulation de l’activité des grandes entreprises prend d’abord une tournure internationale. Face à la pression exercée par des instances internationales comme l’ONU, la doctrine libérale sera celle de l’auto-régulation des entreprises avec l’adoption de codes de conduite assez peu contraignants, qualifiés de soft law. Le développement de ces règles a priori douces « signifie qu’en pratique va régner, en l’absence de protection juridique conséquente, l’arbitraire du pouvoir privé » (p. 164). Mais aux États-Unis, l’activisme des associations écologistes et des mouvements de consommateurs, associée à la puissance étatique pousse la logique néolibérale dans ses retranchements.
Dès les années 1970 outre-Atlantique, les problèmes de pollution se posent dans des proportions que les entreprises ne peuvent plus ignorer. Pour juguler ou atténuer les effets de la régulation étatique, elles adoptent une stratégie en deux temps. Elles affirment d’abord vouloir quantifier économiquement les externalités négatives de l’activité économique.
Pour « prendre en compte les réalités environnementales, disent les néolibéraux, il faut les intégrer à la logique capitaliste de la valeur » (p.188). Chamayou démontre les efforts parfois absurdes pour mesurer économiquement ce que valent l’environnement et les vies humaines impactés en oubliant toute notion de biens communs. Pour l’auteur, c’est là que se situe « l’imposture » du « capitalisme vert » (p.188).
Au-delà de la question du contrôle des mouvements de régulation, les stratégies néo-libérales s’inscrivent dans une problématique plus fondamentale, celle de l’articulation de la logique capitaliste de marché et de la démocratie.
À gauche, surtout pendant les années 1970 marquées par les mouvements marxistes, la réponse est simple : il faut sortir du capitalisme. Chez les tenants du système capitaliste, la question symétrique de la « sortie » de la démocratie se pose.
C’est là le cœur du concept de « libéralisme autoritaire » proposé par l’auteur. Il relève le sens apparemment contradictoire de ce concept dans les discours élogieux tenus par des économistes libéraux comme Friedman ou Hayek au sujet de la dictature chilienne dans les années 1970. Hayek indique, comme le rapporte Chamayou, qu’il est parfois nécessaire pour un pays d’avoir, pendant un certain temps, une forme de pouvoir dictatorial. Chamayou voit dans ces prises de position surprenantes l’héritage d’une pensée libérale méfiante à l’égard de ce qui apparaît comme un trop-plein de démocratie. Pour Hayek, sans aller jusqu’à la dictature pour résoudre le problème de la gouvernabilité des individus, la démocratie doit être limitée et s’occuper peu d’économie : « une démocratie illimitée se détruit nécessairement elle-même », écrit l’économiste (p. 236). Le succès de ces thèses explique le thatchérisme. Au Royaume-Uni s’observe alors « un redéploiement de l’État, appelé à la fois à se retirer presque complètement de certains domaines et à en réinvestir intensément d’autres […]. Mais ces mouvements apparemment contradictoires étaient étroitement solidaires. Si l’État doit se renforcer, c’est pour mieux s’affaiblir » (p. 247).
Plutôt que d’agir brutalement comme le ferait un pouvoir autoritaire, la logique néolibérale préfère la « micropolitique » (p. 248) du fait accompli pour mieux réduire la dépense et privatiser, tout en limitant les mouvements de contestation. On ouvre par exemple des secteurs publics à la concurrence, comme le train, et on laisse l’action du consommateur entraîner progressivement la disparition de l’acteur étatique.
Le travail de Grégoire Chamayou s’attaque d’un point de vue critique au néolibéralisme en tant que discours et donc enjeu de pouvoir.
La promesse libérale de l’individu émancipé et de « l’auto-régulation sociale » (p. 263) n’a en effet pas résisté face à la montée de la contestation sociale, environnementale, étatique. Il a ainsi fallu réinventer un paradigme pour faire face à l’ingouvernabilité et trouver de nouveaux ressorts de mobilisation pour défendre le pré-carré du gouvernement privé face à la sphère publique.
Mais à l’utopie de la gouvernance éthique du managérialisme a succédé un discours néolibéral paradoxalement autoritaire d’encadrement de la démocratique à des fins économiques.
L’essai de Grégoire Chamayou s’inscrit dans une lignée critique que l’on pourrait qualifier de marxiste, ou marxisante, car elle renoue à travers l’analyse des discours dominants (« par le haut » comme l’indique lui-même l’auteur) les fils complexes des processus d’asservissement économique, politique et symbolique.
Après des décennies de réaction à la crise de la gouvernance, la logique néolibérale s’est inscrite dans la pratique même de la démocratie. À cette thèse basée sur l’analyse de rapports de force structurels, on peut opposer des travaux sociologiques et anthropologiques plus nuancés. On pense par exemple, pour le monde de l’entreprise dont il est beaucoup question ici, aux travaux de Michel Crozier et Erhard Friedberg. Ils ont montré dans les années 1970 que la question du pouvoir au sein d’une organisation ne se limite pas seulement à des rapports de force et de contrainte hiérarchique ou économique.
Malgré la domination néolibérale documentée par Chamayou l’entreprise est comme le rapporte L’acteur et le système, « le royaume des relations de pouvoir, de l’influence, du marchandage, et du calcul. Mais elle n’est pas davantage l’instrument d’oppression qu’elle apparait à ses détracteurs, car ces relations conflictuelles ne s’ordonnent pas selon un schéma logique intégré. Elles constituent le moyen pour d’innombrables acteurs de se manifester et de peser sur le système et sur leurs partenaires même si c’est de façon très inégale » (Crozier & Friedberg).
Autrement dit la question du pouvoir dans l’organisation est une affaire de négociations complexes et sans cesse renouvelées. Les acteurs sont dotés d’une marge de manœuvre pour faire des coups tactiques, comme le montre par ailleurs Michel de Certeau au sujet des pratiques culturelles dans ses travaux de recherche, malgré le poids prescriptif des structures et des discours dominants.
Ouvrage recensé– La Société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire, Paris, La Fabrique, 2018.
Du même auteur– Les Corps vils. Expérimenter sur les êtres humains aux XVIIIe siècle et XIXe siècle, Paris, La Découverte, 2008.– Les Chasses à l'homme, Paris, La Fabrique éditions, 2010.– Théorie du drone, Paris, La Fabrique éditions, 2013.
Autres pistes– Michel Crozier & Erhard Friedberg, L’ acteur et le système. Les contraintes de l’action collective, Paris, Seuil, 1996.– Michel Foucault, L’ordre du discours. Leçon inaugurale au Collège de France prononcée le 2 décembre 1970, Paris, Gallimard, 2009.– Michel Foucault, L’ archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 2008.– Michel de Certeau, Luce Giard, Arts de faire, Paris, Gallimard, 2010.