Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Grégoire Chamayou
Marins, sous-marins, aériens ou terrestres, les drones armés sont utilisés de manière de plus en plus récurrente, ce qui a induit des transformations importantes sur la manière de mener la guerre, ainsi que sur les acteurs qui y prennent part. L’auteur laisse de côté les aspects techniques pour se concentrer sur les implications éthiques, juridiques et psychologiques de cette nouvelle arme. Le principe auquel obéissent les drones de guerre, quel que soit leur type, est toujours le même : étant guidés à distance, ils rendent le combat unilatéral, donc inégal et le transforme en une forme de chasse à l’homme. Chamayou s’appuie dans sa démonstration notamment sur l’exemple de leur emploi par les Américains sur divers théâtres d’opérations au Moyen-Orient.
Souvent utilisés dans les opérations militaires américaines menées au Moyen-Orient, les drones armés sont achetés par de plus en plus d’États dans diverses parties du monde. Ils ont radicalement changé les règles de la guerre classique, à la fois tactiquement, techniquement et éthiquement.
Pour Chamayou, l’utilisation de ces armes dissimule la conviction que l’ennemi ne mérite pas d’être respecté, étant supposé d’une valeur inférieure à ses propres soldats, ce qui procède d’une logique machiavélique selon laquelle toute méthode est acceptable pour gagner une guerre.
En choisissant d’écrire sur le drone armé, Chamayou propose un nouveau thème philosophique, dans le contexte où l’histoire de la philosophie a souvent été décrite comme un recueil de thèses et d’antithèses sur un nombre restreint de thèmes. Il explique l’intérêt épistémologique de cette arme par le fait qu’elle est un « objet violent » difficile à encadrer par les sciences sociales : dès que l’on essaie de l’analyser avec des concepts plus anciens, une confusion s’installe.
Pendant longtemps, l’idée de participer à une guerre a été synonyme d’envoi de troupes, le nombre étant l’enjeu principal et le soldat un objet sacrifiable. Mais une telle équation est en train de changer profondément. De nombreux gouvernements cherchent plutôt à engager leurs soldats dans des conflits armés avec pour objectif prioritaire de les protéger autant que possible et de minimiser les pertes en vies humaines.
Dans cette perspective, le drone armé est devenu d’abord le symbole d’une certaine politique militaire – ce que Chamayou appelle « la guerre à distance », car elle aboutit à éviter le combat. L’invention du drone permet la dissociation du « corps vital » du « corps opératoire », le premier n’étant désormais plus laissé au contact du danger. Dans la plupart des cas, l’ennemi visé par les drones armés ne dispose pas de la même technologie et ne peut donc pas riposter. « Mais par-là, c’est la notion même de “guerre” qui entre en crise » (p. 30) .
Peut-on encore parler de guerre au sens classique du terme, si l’une des parties impliquées dans le conflit est exposée aux risques et aux sacrifices humains, tandis que l’autre ne s’expose qu’à l’aide d’engins de combat télécommandés ?
Le drone oblige les chercheurs à remettre en question même les notions élémentaires de la guerre, notamment les catégories éthiques (la vertu ou la bravoure), juridico-politiques ou stratégiques. Pour parler des spécificités des drones, l’auteur a dû étudier des aspects techniques, mais son intérêt est plutôt d’en tirer un savoir politique.
En essayant de comprendre son objet de recherche, le philosophe ne reste pas neutre : il dénonce les justifications morales de la violence armée, en leur préférant une analyse politique des drones. Il avoue que son propos se veut ouvertement polémique : « au-delà de ses éventuels apports analytiques, l’objectif de ce livre est de fournir, à celles et à ceux qui voudront s’opposer à la politique dont le drone est l’instrument, des outils discursifs pour le faire » (p. 29).
Cet ouvrage n’est pas un essai abstrait, car Chamayou examine notamment les techniques utilisées par l’armée américaine dans le cadre de la lutte « antiterroriste » entamée après l’attentat du World Trade Center de 2001. Les États-Unis et l’Union soviétique ont été les premiers à chercher à développer des engins volants sans pilote après la Seconde Guerre mondiale. Cependant, ce fut Israël qui parvint le premier à leur trouver un emploi tactique efficace dans les années 1980. Depuis, les États-Unis ont choisi d’en faire un usage massif dans leur guerre contre le terrorisme. Au début des hostilités en Afghanistan, George W. Bush déclarait déjà que cette guerre avait été riche d’enseignements pour l’armée américaine, notamment sur l’utilité des drones. Souvent utilisé sous le mandat Bush, le drone est devenu l’un des symboles de la présidence Obama. Selon sa doctrine antiterroriste, l’attaque à distance et le drone militaire d’altitude moyenne et de longue autonomie (type Predator, porteur du missile Hellfire) étaient préférables aux méthodes plus anciennes, telles que la torture et le centre de détention de Guantanamo. La nouvelle technologie était beaucoup plus rapide et moins coûteuse.
De plus, ces engins menés à distance ne mettaient pas en danger les forces armées américaines. Les militaires téléguidaient des heures durant d’un bureau situé sur le territoire américain des drones qui volaient dans le ciel du Yémen, de l’Afghanistan, ou du Pakistan. Le soir venu, ils rentraient chez eux auprès de leur famille. Cette manière de faire la guerre à distance, avec « des caméscopes volants, de haute résolution, armés de missiles » (p. 22) a tout lieu de rendre virtuelle la violence dans l’esprit des téléopérateurs de drones. Ne pouvant pas voir de près leurs victimes, ces exécutants n’éprouvent ni la compassion, ni remords ou symptômes de stress post-traumatique ressentis par les combattants de guérilla. Au moment où Chamayou écrivait cet ouvrage, les forces armées américaines disposaient de plus de 6 000 drones de différents types et plusieurs pays européens s’équipaient de drones Predator pour leurs propres missions militaires.
Pour l’auteur, cette pratique semble révéler des velléités colonialistes et il s’inquiète de constater qu’elle tend à se généraliser à travers le monde. Les drones s’inscrivent dans les techniques plus récentes de bombardement aérien, mais celui-ci a d’abord été expérimenté dans la sphère coloniale, explique le philosophe Thomas Hippler, en développant le raisonnement de Chamayou dans ses propres analyses. Ces interventions destinées à rétablir l’ordre colonial, en maintenant la population visée dans un état permanent de terreur, ne sont pas tant des opérations militaires que des opérations de police d’empire, soulignent Chamayou et Hippler.
Les drones armés sont utilisés par certains gouvernements pour protéger leurs troupes militaires puisque les téléopérateurs qui les manipulent ne peuvent mourir alors même qu’ils donnent la mort. En supprimant la réciprocité dans l’exposition à la violence armée, ce changement entraîne un rapport de force déséquilibré et une métamorphose technique, éthique et psychique de la guerre classique.
Présentés systématiquement par le gouvernement américain ou israélien comme « des armes morales », car ils ne mettent pas la vie de leurs soldats en danger, les engins conçus pour tuer à distance remettent en cause radicalement l’ethos militaire traditionnel, lequel était fondé sur la bravoure et l’esprit de sacrifice. Si l’on essaye d’employer des catégories éthiques classiques, le drone apparaît comme « l’arme du lâche », conçue dans le but d’une mise à mort sans réciprocité possible.
Les attaques à distance ne sont pas aussi précises que les bombardements dirigés par les pilotes d’avion et les bavures où les civils – parfois même les enfants – sont confondus avec des terroristes ou des troupes militaires sont nombreuses. Dans les régions du Moyen-Orient constamment survolées par des drones armés les civils vivent sous la peur en permanence, ce qui les rend susceptibles de développer de graves troubles psychologiques.
Afin de réhabiliter moralement les téléopérateurs, certains psychologues américains ont essayé de prouver qu’ils souffriraient également d’une forme de stress post-traumatique, tout comme leurs camarades sur le champ de bataille. Mais d’autres études montrent qu’il n’y a pas de réel traumatisme chez les téléopérateurs et plusieurs psychologues affirment même que le stress post-traumatique n’est développé que par des personnes directement confrontées à des situations dangereuses. Il arrive, de manière exceptionnelle, que certains opérateurs de drones développent un sentiment de culpabilité si intense qu’il nuit à leur équilibre psychologique et à leur vie personnelle.
Le drone se trouve en fait au centre d’une philosophie du « bien tuer » (qualifiée par l’auteur de « nécroéthique ») dont les postulats sont : 1) mes attaques sont justifiées à la différence de celles de l’ennemi et 2) je dispose d’une technologie militaire qui me permet de mener des offensives tout en limitant les dégâts parmi mes soldats.
Derrière cette rhétorique et ce mode d’action se cache une vision de l’ennemi développée par les puissances impériales : celui-ci est inférieur, car il est a priori « méchant » donc on a le droit de l’abattre sans se mettre en danger, en le transformant en une cible télécommandée. Tuer à distance signifie ainsi nier l’humanité de l’ennemi.
Selon Chamayou, utiliser des drones armés dans la guerre, c’est rendre le combat impossible et transformer les interventions militaires en exécutions. Ainsi, l’opérateur de drone devient un bourreau confronté à une victime parfaite qui ne peut pas riposter et, sur le plan tactique, les frappes de ce type équivalent à des « campagnes d’attentat à la bombe » (p. 94). Cette guerre unilatérale a été rendue possible par un changement de philosophie au sein des puissances impériales : le paradigme de la contre-insurrection a été remplacé par celui de l’antiterrorisme.
Pour l’auteur il s’agit de deux façons de concevoir l’ennemi : les tenants du premier paradigme considèrent les insurgés comme des voix des conflits et des mécontentements au sein d’une société dont il faut comprendre les causes, alors que pour les adeptes du deuxième il s’agit de « fous » ou de « terroristes ». La doctrine antiterroriste, telle qu’elle a été développée par les États-Unis après 2001, a nié l’humanité de l’ennemi pendant les guerres portées au Moyen-Orient. En le réduisant au statut de « terroriste », en l’enfermant dans cette acception aussi vague que nébuleuse, ils ont ainsi justifié les campagnes meurtrières menées par les drones armés. Néanmoins, pour Chamayou, une telle philosophie de guerre ressemble à un véritable « terrorisme d’État ».
L’auteur pousse sa réflexion plus loin en proposant une comparaison audacieuse entre l’éthique du téléopérateur de drone et celle d’un kamikaze. L’armée américaine a toujours méprisé les terroristes qui se donnaient la mort en tuant et a proposé une axiologie différente : l’ennemi doit être détruit sans mettre en péril la vie de ses propres soldats. Cependant, pour Chamayou, une telle perspective est dépourvue de tout mérite éthique, est même inférieure aux valeurs des kamikazes. Selon lui, celui qui se suicide dans un acte terroriste a un certain respect pour ses victimes, car il s’inflige le même traitement qu’il fait subir aux personnes qu’il tue. De plus, un kamikaze ne s’expose pas à un risque potentiel, mais à un sacrifice certain : il sait qu’il mourra sûrement lorsqu’il déclenchera sa ceinture explosive.
Souvent, la bombe portée dans la ceinture explosive peut être déclenchée également à distance, au cas où le terroriste n’y parvient pas tout seul. Un kamikaze qui sait que ses camarades peuvent le faire exploser à tout moment est le contraire du téléopérateur qui envoie des drones armés, tout en restant confortablement devant un écran et en sachant qu’il ne risque rien. Tuer à distance, c’est ne pas respecter ses victimes, les traiter comme des êtres inférieurs, une éthique profondément différente du sacrifice suprême d’un kamikaze.
Chamayou a réussi à articuler un essai original de philosophie morale autour d’une arme récente qui a transformé profondément la façon dont certains États définissent leur rapport à l’ennemi. Selon l’auteur, la doctrine antiterroriste développée par les États-Unis et leurs alliés déshumanise l’adversaire, le soumettant non pas à un combat juste, mais à une véritable chasse à l’homme.
De cette manière, le téléopérateur de drones est éthiquement inférieur à l’adversaire tué à distance ou au kamikaze qui meurt avec ses victimes. Pire, il devient un lâche qui a complètement abandonné les principes de l’ethos militaire traditionnel.
Le livre séduit rapidement le lecteur, en raison du caractère inédit de son objet et des phrases rythmées de nombreux jeux stylistiques. Malgré ces effets rhétoriques, la ligne d’argumentation de l’essai devient parfois confuse, l’auteur alternant différentes pistes théoriques sans toujours justifier l’enchaînement des thèmes. L’ouvrage laisse également l’impression d’un bricolage de références culturelles insuffisamment développées et qui rendent parfois le lecteur perplexe.
Chamayou s’appuie fortement sur les théories de Hannah Arendt, notamment sur l’idée que les acteurs politiques oublient souvent qu’en choisissant le moindre mal, ils choisissent toujours le mal. L’auteur se contredit, en commettant lui-même à son insu cette erreur qui devient pourtant un postulat du livre. Ainsi, paradoxalement, le philosophe insiste tout au long de l’ouvrage sur la nécessité de rejeter toute forme de mal. Cependant il ne remet pas en question les crimes et les guerres en général, mais seulement l’idée de tuer à distance, sans risque, dans une lutte unilatérale et inégale.
Les idées de Chamayou sur la bravoure des combattants peuvent paraître désuètes et excessivement idéalistes, en particulier lorsqu’il critique les grandes puissances qui tentent de protéger la vie de leurs propres troupes militaires à l’aide de drones. Un gouvernement qui non seulement tue des ennemis, mais demande également à ses propres soldats de risquer leur vie pendant la guerre, doublant ainsi le nombre de victimes, est-il vraiment supérieur moralement à un autre qui recourt aux engins téléguidés ?
Ouvrage recensé
– Théorie du drone, Paris, La Fabrique éditions, 2013.
Du même auteur
– Les corps vils : expérimenter sur les êtres humains aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris, La Découverte, 2008. – Les chasses à l’homme : histoire et philosophie du pouvoir cynégétique, Paris, La Fabrique éditions, 2010. – La société ingouvernable : une généalogie du libéralisme autoritaire, Paris, La Fabrique éditions, 2018. Autres pistes
– Thomas Hippler, Le gouvernement du ciel. Histoire globale des bombardements aériens, Paris, Les Prairies ordinaires, coll. « Essais », 2014.