Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Guy Corneau
Dans cet ouvrage, Corneau propose de déconstruire nos modes de fonctionnement genrés et notre rapport aux émotions et à l’affectif en tant qu’hommes et femmes. Ce travail de compréhension de soi et de l’autre à la lueur de notre enfance est pour lui indispensable à une vie amoureuse vécue en paix avec soi-même et avec l’autre. Il interroge notamment les relations père-fille et mère-fils en ce qu’elles conditionnent, par leurs carences, les impasses de nos vies futures et plus généralement la dynamique entre les sexes.
Trouver une unité de couple, sans pour autant se fondre et confondre dans l’autre, fait écho à la notion même d’identité qui s’écrit dans un double mouvement d’appartenance et de distanciation, de fusion et de séparation. Pour Corneau, c’est la relation à l’autre qui nous permet de devenir nous-même, et de nous accomplir dans le processus d’individuation.
Se construire soi-même passe par l’élaboration d’une estime de soi saine, dès la petite enfance. Mais pour beaucoup ce chemin est difficile, et le sujet cherche à prouver sa valeur en imposant sa loi ; c’est ainsi que naît une confusion fondamentale entre amour et pouvoir. À l’inverse, le sujet peut également tomber dans des comportements de dépendance ou de conformisme pour que son identité soit prise en charge par un autre individu, ou par un groupe social.
Le rapport aux parents forge bien souvent nos relations futures : dans la famille traditionnelle où la mère est relativement présente et le père plutôt absent, on construit des petites filles qui sauront trouver et compter sur la sororité, mais chercheront ou s’attacheront à n’importe quel homme de peur qu’aucun d’entre eux ne soit vraiment là pour elle. À l’inverse, les petits garçons seront assez confiants dans la présence d’une femme toute leur vie à leur côté mais feront preuve de méfiance face à leurs homologues masculins.
Les complexes s’expliquent par une intériorisation des dynamiques relationnelles de l’enfance, nous amenant à réitérer les mêmes comportements et à nous enfermer dans des schémas négatifs.
Pourtant, dans leur grande majorité, ces complexes ne sont pas négatifs et correspondent simplement à un vécu émotionnel lié à un concept, par exemple à la relation à chacun de nos parents. Ils sont généralement structurants sur le plan identitaire et ne deviennent négatifs que lorsque la tonalité affective associée, devenue trop forte, entraîne une tension appelée résistance. Les complexes parentaux sont les plus puissants dans notre psyché : ils ne disent rien d’objectif sur nos vrais parents et grands-parents, mais ils sont la mémoire de la relation que nous avions avec eux, et de la figure qu’ils représentent pour nous.
Le moi, pour Jung, est un complexe qui se structure autour d’archétypes communs à l’humanité, lesquels se développent entre deux pôles extrêmes et sont donc amenés à évoluer. Par exemple, l’archétype de la mère peut être soit terrible, négatif, dévorant, soit aimant et bienveillant. Ces représentations sont amenées à évoluer et restent dynamiques toute notre vie.
Le processus d’identification chez la petite fille est difficile en ce qu’elle ne possède, enfant, ni les attributs sexuels du père (le pénis), ni ceux de la mère (les seins).
Sa construction se fait donc dans un vide d’identité qu’elle tente de combler désespérément. Le silence du père ne fait qu’aggraver cette sensation et construit une estime de soi extrêmement négative, qui s’oppose à une idéalisation de ce père silencieux (parfois aux dépens de la mère pourtant présente). La fille cherche dès lors celui qui comblera ce vide, et la force de l’animus (son énergie masculine) est prisonnière du complexe paternel négatif. La culture patriarcale renforce ce manque d’estime en coupant la créativité féminine, et cette blessure narcissique entraîne deux types psychologiques de femmes : les éternelles adolescentes et les amazones.
Les éternelles adolescentes ont pour caractéristique commune de se trahir elles-mêmes en s’adaptant à une image lisse de ce que les autres projettent sur elles. La petite poupée chérie s’affiche au bras d’un homme, elle suscite l’envie mais se maintient dans la dépendance, jusqu’à ce qu’elle prenne le risque de briser son image et de déplaire. La fille de verre prend prétexte de sa fragilité pour se réfugier dans un monde imaginaire. La séductrice est instinctive et vit dans le moment présent, refusant toutes formes de responsabilité. Enfin, la marginale s’identifie à un père objet de honte et reste dans une sorte d’inertie, parfois teintée d’addictions.
Les amazones en opposition tentent de prouver leur valeur sur le propre terrain des hommes : au lieu de passivité elles sont dans l’hyperactivité. Plutôt que de chercher le regard de l’homme, elles le rejettent. La superstar ou superwoman tente de tout réussir tant au travail qu’à la maison, mais elle perd contact avec ses émotions et est vouée à échouer sous le poids des responsabilités ; pour elle, le faire est plus important que l’être, et elle développe beaucoup de cynisme et de froideur. Pour la fille obéissante, c’est le sens du devoir qui règle sa vie, et elle est rongée par la culpabilité. La femme martyre quant à elle, se dévoue corps et âme à sa famille, alors que la reine guerrière présente un endurcissement radical, où le plaisir est considéré comme une compromission.
La mère nous initie au monde du vivant là où le père nous inscrit dans le monde social. Dans la société patriarcale, c’est la mère sacrificielle qui est valorisée bien plus que la femme. Devenir mère est ainsi la preuve irréfutable de sa valeur, satisfaisant à un besoin de reconnaissance, jusqu’à ce que le bébé l’éclipse.
La séparation mère-enfant est encore plus essentielle pour le petit-garçon que pour la petite-fille, afin d’éviter de forger un homme dépendant et sans défense face à sa partenaire. Il a également besoin de sortir du giron maternel en éveillant sa masculinité au contact d’autres hommes. Si la séparation ne se fait pas, les risques d’inceste affectif sont grands et destructeurs pour l’estime de soi de l’enfant. En effet, si le complexe maternel éclipse la femme au profit de la mère, une co-dépendance est susceptible de se créer avec le petit garçon qui restera éternellement culpabilisé vis-à-vis de sa mère et ne l’abandonnera jamais. Le perfectionnisme, la surprotection et la violence trahissent une mère toute à sa fonction maternelle, qui risque d’enfermer l’enfant dans la dépendance jusque tard dans sa vie.
C’est à la puberté que le jeune homme se libèrera du joug maternel, au travers de son ingratitude et de comportements machistes à l’opposé de ce qui lui a été inculqué jusqu’alors ; il rompt ainsi avec l’éducation maternelle, rendant la présence du père d’autant plus importante à cette période.
Si le père est absent, comme dans une famille monoparentale, il semble essentiel que la mère s’absente également et qu’elle ait des moments de plaisir en-dehors de la cellule familiale, même si c’est un défi logistique. Il est important qu’elle nomme ses difficultés en famille et que les enfants soient parties prenantes de la recherche de solutions, comme trouver des tiers masculins inspirants dans leur entourage.
Les répétitions de schémas sont fréquentes dans nos vies amoureuses et, si elles nous enferment, elles sont aussi autant d’occasions de prendre conscience des dynamiques inconscientes qui nous animent et de les faire évoluer.
Ainsi, bien souvent, les hommes peinent à exprimer leur véritable désir, et se sur-adaptent au point de se sentir étouffés, car ils n’osent pas s’opposer à la figure maternelle. Mais cette stratégie d’évitement du conflit amène un fort sentiment de solitude pour leur partenaire. Cette peur de s’affirmer sous prétexte de ne pas blesser l’autre est avant tout un moyen pour l’homme de se protéger lui-même et son image de bon garçon. Elle s’exprime malgré tout dans la frustration, l’agressivité, le silence et parfois même le mépris et la méchanceté.
L’homme aurait en réalité besoin d’embrasser une vitalité nouvelle et d’exprimer ses besoins de manière authentique, sans crainte de blesser sa partenaire, mais il adopte souvent des stratégies défaillantes, telles que la dépendance totale, un positionnement de petit garçon ou alors la mise à distance de sa compagne, en faisant un enfant avec elle, la repoussant ainsi dans un rôle de mère. La contre-dépendance est également une stratégie, où l’homme adopte un célibat défensif, tout comme des fréquentations morcelées qui lui permettent de prendre chez chacune de ses partenaires ce qui l’intéresse, sans avoir à s’engager.
Les femmes de leur côté tentent désespérément d’attraper un homme qui leur permettra de vivre et de s’affirmer comme une femme sexuée et désirable, ce qui peut tourner à une véritable obsession du vivre-à-deux pour combler le vide qui les habite. Par cette attitude, elles provoquent la fuite ou un attachement fondé sur de mauvaises raisons.
Pour « guérir », la femme doit se libérer de ce complexe paternel rigide, si elle veut devenir la femme créatrice en pleine possession de son moi véritable. Pour Corneau, ce processus de guérison se doit en partie de passer par la colère qui libèrera la femme de son complexe paternel. C’est aussi en acceptant de porter attention à la souffrance causée par l’attitude du père qu’elle pourra redéfinir ses besoins dans sa vie amoureuse. C’est en affirmant sa part de féminité, trop longtemps reniée et dévaluée au profit d’une survalorisation de sa propre masculinité, qu’elle pourra réaffirmer son autonomie et cesser de donner aux hommes le pouvoir de l’évaluer.
Les hommes, quant à eux, devront enclencher un mouvement de séparation face au maternel, sans quoi c’est leur créativité qui en paiera le prix, et ils ne se trouveront jamais véritablement eux-mêmes.
Pour s’entendre, il s’agit d’entrer dans une réelle communication ou chacun des protagonistes devra se décoller un peu de lui-même et faire preuve d’une grande empathie. Il s’agira également de communiquer avec une grande authenticité ses propres sentiments et besoins. Corneau encourage même à rédiger un contrat intime évolutif qui permettrait de prendre conscience de la dynamique de la relation et éventuellement de la faire évoluer, mais aussi d’élaborer une vision commune vers laquelle orienter le couple. Ce contenant symbolique de la relation pourra être très aidant dans les moments de tension.
Corneau achève cette réflexion sur le couple par une mise en garde contre la vision qui fait du couple un idéal de vie, alors qu’il est tout à fait possible d’atteindre une vie pleine et épanouie, en dehors de cette entité, en entretenant des relations d’ordre sexuel ou non.
Il fait également l’hypothèse que, face au patriarcat, les femmes ont développé une conviction intérieure de supériorité, alors que les hommes qui affichent cette supériorité cachent en réalité une grande vulnérabilité. Pour lui, les femmes opprimées auraient une capacité de violence psychologique extrême.
Cette dernière hypothèse partiellement vérifiable, semble toutefois faire une large place à la propre difficulté de l’auteur et à son genre, et manquer à nos yeux de nuance.
En effet, il fonde le paradoxe sur une opposition externe/interne, alors que fort probablement ce paradoxe, bien plus insidieux, se reflète également dans la vie psychique des femmes, qui peuvent tout à la fois se sentir intérieurement supérieures, puissantes, et fragiles, asservies par les affres du patriarcat.
Ce manque de nuances se retrouve dans une critique du féminisme, qui ne reflète que très partiellement les différentes facettes de ce mouvement, beaucoup plus riche que ce qu’il décrit ici. En effet, il dénonce un féminisme qui s’orienterait uniquement autour d’une inversion stricte du pouvoir sans réaliser que ce type de courant est non seulement minoritaire, mais blesse tout autant, sinon plus les autres femmes que les hommes, puisqu’elles sont alors considérées comme des ennemies et des traîtres à la cause, et subissent de plein fouet les humiliations et le rejet.
Le propos suscite toutefois une belle réflexion sur la question du pouvoir dans les relations amoureuses, qui n’est pas sans écho avec la pensée de Jung, lequel suggérait déjà dans son œuvre que l’opposé de l’amour n’était peut-être pas la haine mais le pouvoir.
Ouvrage recensé– L’Amour en guerre. Comment les liens père-fille et mère-fils conditionnent nos amours [1996], Montréal, Les Éditions de l’Homme, 2015.
Du même auteur– N’y a-t-il pas d’amour heureux ?, Paris, Robert Laffont, 1997.– Victime des autres, bourreau de soi-même, Montréal, Les Éditions de l’Homme, 2003.
Autres pistes– Alain Braconnier, Les Filles et les Pères, Paris, Odile Jacob, 2008.– Valérie Colin-Simard, Pères d’aujourd’hui, filles de demain, Paris, Anne Carrière, 2003.– Christiane Olivier, Les Enfants de Jocaste. L’empreinte de la mère, Paris, Denoël/Gonthier, 1980.