Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Hannah Arendt
Cet ouvrage réalise une idée surprenante : puiser dans le jugement esthétique un modèle de réflexion politique. Mais pourquoi s’intéresser au jugement ? On l’associe à la logique ou aux jugements de valeurs, et généralement pour demander aux autres de s’abstenir de les asséner. Et comment réunir des domaines aussi éloignés que l’art et la politique ? En répondant à ces questions avec rigueur et finesse, Arendt poursuit sa propre œuvre, qui ambitionne de repenser la politique après la Seconde guerre mondiale et en particulier le rôle que chaque individu peut tenir afin de faire barrière aux totalitarismes.
L’immense œuvre d’Emmanuel Kant ambitionnait de répondre à quatre questions, souvent mentionnées dans ses écrits : que puis-je connaître ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? Les trois questions se résorbant en une dernière : Qu’est-ce que l’homme ? Sur les quatre, aucune ne traite de politique (la première interroge la connaissance, la deuxième la morale, la troisième la religion, et toutes se ramènent à une forme d’anthropologie, de connaissance de l’homme).
Et pour cause : Kant n’a pas laissé derrière lui de véritable œuvre politique. Son intérêt pour la question a été différé de plusieurs décennies par l’écriture de ses trois célèbres Critiques. On fait même parfois remarquer que les quelques courts textes traitant de la vie en société ou encore des gouvernements ont été écrits à la toute fin de sa vie, lorsque ses capacités intellectuelles avaient déjà commencé à décliner. Mais prenant le contrepied de cette lecture, Hannah Arendt refuse de voir dans la politique une simple curiosité de vieillard, et c’est précisément dans la Critique de la faculté de juger (1790) qu’elle trouve une matière inattendue pour penser la vie politique : le jugement esthétique. Elle reconstitue le lien, pourtant loin d’être évident, entre art et politique.
Pour elle l’enjeu est double : d’une part, mieux comprendre l’œuvre kantienne et voir que la politique est présente, au moins en germes, tôt dans son œuvre ; d’autre part, répondre au besoin urgent d’un renouvellement de la réflexion politique, dont la disparition au sein de la population est pour elle le terreau des totalitarismes.
Puisant dans l’œuvre de Kant, Hannah Arendt montre que la réflexion, entendue au sens le plus général comme le fait de former des raisonnements, a une signification morale. Effectivement, réfléchir permet d’acquérir une liberté morale : l’autonomie. Être autonome, c’est en effet avoir la capacité de s’imposer soi-même la loi (en grec, auto signifie soi-même et nomos la loi), ce qu’on ne peut faire que si l’on a réfléchi et compris qu’elle était dans l’intérêt de tous. Et c’est une liberté que l’on peut qualifier de morale en ce qu’elle consiste bien à se délivrer d’une tyrannie (celle des désirs incessants qui nous commandent) et à volontairement adhérer à une règle dont on a compris la légitimité.
Cependant, si tous les penseurs valorisent évidemment l’importance de la réflexion, Arendt également que Kant ne se contente pas de valoriser l’importance de la réflexion, mais fait de celle-ci une démarche morale en elle-même. Pour le comprendre, il faut revenir au fait que toute la rationalité occidentale est fondée depuis Aristote sur le principe de non-contradiction dont Kant fait le cœur de la morale. Chaque chose ne peut avoir une propriété et la propriété contraire en même temps et de la même manière. Par exemple, on ne peut être au même instant présent et absent, rond et carré. Or, pour Kant, être moral revient toujours à ne pas être en contradiction avec soi-même. Tout comme être immoral revient toujours à se contredire soi-même, en reconnaissant qu’il existe une loi s’appliquant à tous et en ne l’appliquant pas à soi. Ainsi, bien réfléchir, c’est déjà être moral.
Enfin, la réflexion a également un enjeu politique. Hannah Arendt fait appel à Réponse à la question : « Qu’est-ce que les Lumières ?” » (1784) : après avoir montré que la plupart des hommes étaient dominés et manipulés politiquement parce qu’ils n’utilisaient pas leur propre raison, Kant précise de quelle manière ils doivent réfléchir. Tout examiner et remettre en question serait dangereux pour la paix civile, mais ne pas réfléchir l’est pour les citoyens. Le juste milieu consiste ici à distinguer l’usage public de la raison (la réflexion menée au nom de l’intérêt public, c’est-à-dire de celui de tous) et l’usage privé (la réflexion menée au nom d’intérêts particuliers, comme ceux d’un corps de métiers ou encore d’une Église).
Une politique réussie serait celle qui limiterait l’usage privé de la raison pour protéger la société (par exemple, un fonctionnaire ne pourrait prendre position sur les lois de l’État dans le cadre de l’exercice de ses fonctions), mais accorderait une entière liberté à l’usage public, permettant à chacun de penser autant qu’il le souhaite en vue de l’intérêt de tous.
Réfléchir, soit, mais comment ?
Arendt dépasse le propos très classique de la défense de la réflexion pour s’intéresser plus précisément au jugement, qu’on aurait associé à tort à la logique. C’est une distinction kantienne, puisée dans la troisième Critique, qui l’aide à en attester : celle entre jugements déterminants et réfléchissants. Quand je juge de façon déterminante, comme lorsque je dis : « Ce stylo est cassé. », je reconnais l’objet particulier que je perçois comme appartenant à une catégorie générale (ici, celle des stylos) et je lui associe une propriété (ici, être cassé). C’est un type de jugement qui vise à connaître le monde qui nous entoure.
Et le canon du jugement déterminant est la déduction logique, appelée syllogisme, qui part d’une prémisse, d’une proposition universellement vraie (« Tous les hommes sont mortels. »), l’applique à un cas particulier (« Socrate est un homme ») et en déduit une conclusion qui pourra être considérée comme vraie (« Socrate est mortel. »). Ce qu’Arendt entend par « juger » ne réfère donc pas à cette détermination logique des choses.
Les jugements réfléchissants auxquels Arendt pense sont finalement ceux qui permettent de considérer la singularité d’une situation, son caractère unique. Ils consistent à faire face à un cas particulier sans leur appliquer une règle préétablie. En cela, le véritable jugement est loin de ce qu’on entend lorsqu’on dit à quelqu’un : « Ne me juge pas. », signifiant par-là que l’on refuse que nos actes ou paroles tombent sous le coup d’une règle ou valeur préétablie. Il ne consiste pas non plus à trouver une nouvelle règle en ramenant ce qu’on observe à des cas similaires : cette opération serait une simple induction. Si on a par exemple observé un très grand nombre de corbeaux noirs et que l’on généralise, on en induit alors que les corbeaux sont noirs.
Mais le jugement réfléchissant, lui, ne se fonde que sur un seul cas particulier, semblable à aucun autre donc impossible à généraliser, et à partir duquel il tente de former une nouvelle idée. Un exemple classique de Kant est la réflexion qui s’enclenche devant le spectacle de la nature : son immensité fait émerger une idée neuve, celle de ma place dans le monde, que je ne peux ni déduire d’un modèle ni induire d’une généralisation.
Cependant, quelle est utilité d’un tel jugement ? Quelle est alors son utilité ? L’horizon d’Hannah Arendt est politique ; or non seulement on ne bénéficie pas de lois universellement valables en politique, mais encore il est dangereux d’appliquer systématiquement des règles, normes et catégories de pensée préétablies aux situations particulières.
Son essai Eichmann à Jérusalem (1963) l’a montré : le SS Adolf Eichmann n’était pas un monstre, il n’était même pas antisémite ; il a simplement appliqué son devoir sans réfléchir, ou plus précisément sans juger. Car c’est ici que le jugement réfléchissant révèle son point fort : devant une situation particulière, il consiste à ne pas appliquer automatiquement une règle mais à chercher une nouvelle idée.
Ainsi, devant une actualité politique éveillant notre inquiétude (par exemple : des actes antisémites), juger consisterait non pas à appliquer une loi (ici, affirmer que c’est mal et répréhensible), mais à s’interroger sur l’événement lui-même (que montre-t-il ? pourquoi est-il plus inquiétant que d’autres faits également répréhensibles ?).
Arendt trouve une incarnation parfaite du jugement réfléchissant dans le jugement esthétique, ou « jugement de goût ». Le goût est pourtant un sens réputé incommunicable, comme l’indique l’expression courante : « Des goûts et des couleurs on ne discute pas. » Personne ne pourra me persuader d’aimer les endives si leur goût m’est désagréable et j’aurai bien du mal à expliquer mon sentiment.
Alors n’est-il pas dangereux de se reposer sur un sens qui provoque des jugements sans appel et incommunicables ? Non, car Kant distingue ce qui relève du goût et de l’agréable. Ne pas aimer les endives est du ressort de l’agréable : c’est subjectif (cela dépend du point de vue d’un sujet), et même singulier (propre à chacun), on ne peut en discuter.
En revanche, être frappé par la beauté d’une couleur est subjectif mais, également « universel en droit », c’est-à-dire que même si dans les faits ne nous sommes pas tous d’accord, nous avons l’impression que cette couleur devrait être reconnue belle par tous. Et c’est précisément la raison pour laquelle on ne pourra pas s’empêcher de discuter de ce que l’on trouve beau.
Le jugement de goût pourrait cependant poser un second problème, celui du manque de distance avec son objet : il provoque une impression de laquelle il semble difficile de se détacher. Mais en réalité, deux étapes permettent d’instaurer cette distance nécessaire : l’utilisation de l’imagination, puis l’appel au sens commun.
Par l’imagination, on se représente l’impression que l’objet perçu nous a provoquée, même lorsque celle-ci est terminée. Et c’est bien ce qui distingue le jugement de goût du simple goût olfactif : lorsque je mange mes endives, lorsque je mange mes endives, je perçois immédiatement un goût déplaisant ; lorsque j’écoute une mélodie en revanche, j’entends des sons, mais je me représente également l’impression d’harmonie qu’ils ont sur moi. Je peux alors parler de cette représentation et la soumettre au regard des autres : c’est le moment du recours au « sens commun ».
Cette expression désigne chez Kant la capacité qu’a tout homme de se détacher d’une représentation pour se demander comment un autre homme la verrait. Sans cette capacité, aucune discussion n’est fertile car on n’est pas capable de sortir de ses impressions pour entendre sur elles un point de vue différent.
On comprend l’intérêt d’Hannah Arendt pour le jugement esthétique, mais comment appliquer l’art à la politique ?
Tout d’abord, juger comme on le fait en art, en prenant de la distance par l’imagination puis en soumettant notre représentation des œuvres au point de vue de tous les autres hommes, est exactement ce que nous attendons d’une bonne réflexion politique : qu’elle se distancie des préférences personnelles, des passions et émotions, et qu’elle soit soumise au point de vue de tous pour trouver un accord entre les hommes. L’art nous montre donc un modèle de discussion. Mais il nous dit également ce qui est important en politique.
Pour Kant, faire de la politique revient à se glisser dans la peau d’un spectateur d’œuvres d’art. Car ceux qui marquent l’histoire ne sont pas tant ses acteurs (les « grands hommes » dont parlera par exemple Hegel) mais les contemplateurs désintéressés. L’idée semble très paradoxale : fait-on vraiment de la politique comme on va au musée ? Lorsque rien ne semble changer dans une société, on reproche aux politiques d’être passifs et incompétents.
Cependant, Arendt montre la pertinence de ce modèle : le spectateur a le recul nécessaire pour « déceler dans le cours pris par les événements un sens qui échappe aux acteurs » (p. 87), grâce à son impartialité (il n’est pas engagé dans l’action) et à la vue d’ensemble dont il bénéficie. La bonne politique ne serait donc pas faite d’actions héroïques faisant date dans l’histoire, mais d’une réflexion s’appuyant sur une observation effectuée à bonne distance des événements.
On pourrait alors penser qu’Arendt réactive l’idéal platonicien du philosophe-roi contemplant la cité depuis sa tour d’ivoire. Mais il n’en est rien car le spectateur kantien n’est pas un penseur isolé. Seul, je peux faire des déductions (appliquer une règle à un cas particulier) mais je ne peux confronter une représentation à celle des autres. Le jugement (artistique et politique) n’a ainsi de sens qu’en société et c’est pour cela que le véritable homme de l’histoire et de la politique est un public qui juge et s’ajuste ensemble, jusqu’à atteindre un accord, qui pourra toujours être examiné à nouveau.
Dans Les Origines du totalitarisme (1951), Hannah Arendt avait alerté sur la nécessité de favoriser au sein des classes moyennes une véritable pensée politique afin de ne pas laisser s’installer des pouvoirs dangereux dans l’indifférence générale. Mais la majorité de la population n’est pas experte dans le domaine, alors comment faire ?
Dans Juger, elle offre finalement une réponse à cette question. En prenant pour modèle le jugement esthétique, dans la définition précise que lui offre Kant, elle montre que n’importe qui, face à un événement ou un discours pour lequel il ne dispose pas de grilles de lecture, peut se mettre à penser, et à penser en commun. C’est donc une conception de la politique comme éthique de la discussion qu’Hannah Arendt défend dans l’ouvrage, susceptible d’abolir la différence entre experts et ignorants et entre théorie et pratique.
Il est incontestable qu’Hannah Arendt réussit à renouveler la politique à partir d’une source inattendue, mais à condition toutefois d’adhérer à une conception démocratique et parlementaire de la politique, c’est-à-dire centrée autour de la discussion. Et c’est la remise en cause de ce présupposé qui a motivé certaines critiques.
Notamment celle d’Alain Badiou dans D’un désastre obscur. Droit, État, politique, qui montre que le jugement esthétique et la discussion qu’il permet sont inopérants si on conçoit la politique de façon marxienne, c’est-à-dire comme un mouvement d’abolition de l’État en place et des classes dominantes. Mais même en acceptant la conception que se fait Arendt de la politique, on peut regretter qu’elle n’analyse pas l’usage que des acteurs politiques (et non seulement des spectateurs, c’est-à-dire n’importe quel homme du peuple) pourraient avoir du jugement esthétique. Il semble pourtant que la tâche était réalisable, en s’inspirant par exemple de la conception aristotélicienne de la prudence, qui, comme le jugement réfléchissant, consistait à faire face (mais en agissant) aux situations pour lesquelles on ne disposait d’aucune règle à appliquer.
Deux facteurs importants peuvent cependant expliquer ce défaut : d’une part, Hannah Arendt n’eût jamais le temps de synthétiser ses cours et conférences en ce qui devait constituer la dernière partie de son ouvrage La Vie de l’Esprit (posthume, 1978) ; d’autre part, le fil rouge de son œuvre n’était pas de lutter contre l’élite dominante ou de guider l’action des hommes politiques, mais avant tout de rendre la majorité de la population capable d’avoir des discussions politiques.
Ouvrage recensé
– Juger : sur la philosophie politique de Kant, trad. M. Revault d’Allonnes, Éditions du Seuil, coll. « Points Seuil », 1991.
De la même auteure
– Eichmann à Jérusalem, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Folio histoire », 1997.– Les Origines du totalitarisme, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Quarto », 2002.– « Compréhension et politique », in Esprit, n° spécial consacré à H. Arendt, 2ème édition, juin 1985.
Autres pistes
– Aristote, Éthique à Nicomaque (en particulier livre VI sur la prudence), trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 2007.– Alain Badiou, D’un désastre obscur. Droit, État, politique, Paris, Éditions de L’Aube, 2013.– Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Folio essais », 2008.