Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Harold Garfinkel
Le recueil d’articles Recherches en ethnométhodologie étudie l’établissement et la perpétuation de la société sous le prisme de sa production aux travers d’actions routinières. Harold Garfinkel cherche à comprendre comment les membres d’une société organisent et rendent intelligibles leurs actions et interactions au travers des « ethnométhodes », façons d’agir et de penser socialement intégrées et déployées quotidiennement. En rupture avec une tradition holiste, Garfinkel renverse l’approche sociologique, passant de la perspective des structures à celles des acteurs en situation.
L’ethnométhodologie a constitué, dès les années 1960, un courant de premier plan pour la sociologie américaine, mobilisant un grand nombre de chercheurs et d’étudiants autour de la figure d’Harold Garfinkel. Pourtant, 40 années se sont écoulées entre la parution des Studies in Ethnomethodology et leur traduction en français, sans doute en raison du jugement négatif d’un Pierre Bourdieu, alors figure dominante de la sociologie française . C’est avec une nouvelle génération de chercheurs, comme Bruno Latour et surtout Louis Quéré, que se développera la lecture française de ces recherches.
Du fait de l’application de l’ethnométhodologie à cerner la société dans les activités quotidiennes, le courant s’est souvent vu qualifier de microsociologie. Pourtant, le projet de Garfinkel renoue avec une grande tradition sociologique autour de la question, centrale chez Durkheim, de l’organisation de la société. Ses thématiques, bien plus larges que les terrains sur lesquels il se propose de les étudier, sont les suivantes : comment se constitue la société ? Comment les membres d’une société produisent-ils ce qui est nécessaire pour coordonner leurs actions sans avoir perpétuellement à se référer à des règles ou des normes ? Comment se comprennent-ils et évitent-ils la variété généralisée des perceptions et des interprétations ? Comment la société se perpétue-t-elle ?
À travers ces questions, nous voyons bien que c’est le fondement même de la vie sociale qui constitue le cœur de la recherche d’Harold Garfinkel. Mais l’originalité de l’ethnométhodologie réside dans l’intérêt porté aux actions routinières des membres d’une société. En effet, les fondements de la société ne sont pas de nature théorique et supra-sociale (ce qui impliquerait que les membres ignorent les règles auxquelles ils se plient pourtant) ; ils sont de nature pratique et se trouvent intégralement inclus dans les situations où ils sont agissants et contraignants.
À partir de ces situations, qu’il n’hésite pas à perturber afin de faire mieux ressortir les mécanismes routiniers ainsi mis en échec, Harold Garfinkel développe une sociologie complexe, faite de méthodes nouvelles et d’un vocabulaire varié.
Harold Garfinkel a forgé le terme « ethnométhodologie » en s’inspirant de ceux, alors courants en anthropologie, d’« ethnobotanique », d’« ethnomathématiques » ou encore d’« ethnosciences » et qui servaient à qualifier les domaines de la vie culturelle d’autres sociétés qui rassemblaient un ensemble de savoirs spécifiques.
L’ethnométhodologie est donc l’étude des « ethnométhodes », c’est-à-dire des savoirs et normes socialement institués dans le but d’organiser quotidiennement la vie commune. Le terme ne désigne pas une nouvelle approche méthodologique pour la sociologie. Il concerne les méthodes employées par les membres dans une situation sociale. Le terme de « membre » n’est pas anecdotique et s’inscrit directement dans le cadre théorique et conceptuel fixé par Garfinkel.
Il met non seulement l’accent sur l’appartenance à un groupe (sens présent chez Parsons), mais surtout sur l’idée d’une communauté linguistique. Le « sens commun », souvent évoqué chez Garfinkel pour évoquer tout ce qui influe sur l’action sans être explicitement évoqué, n’est pertinent qu’à l’intérieur d’une communauté de membres.
La singularité de la démarche de l’ethnométhodologie tient à la focale choisie dans l’approche du social. Elle se caractérise par une prise de distance vis-à-vis de notions comme celle de structure, puis par un intérêt exclusivement porté à la réalisation pratique des actions communes, y compris et surtout dans le cadre d’actions routinières : « en accordant aux activités les plus communes de la vie quotidienne l’attention habituellement accordée aux événements extraordinaires », les recherches en ethnométhodologie « cherchent à traiter ces activités en tant que phénomènes de plein droit » (p. 51).
La remise en question de la séparation entre les normes de la société et leurs mises en application quotidiennes est au centre de la démarche de Garfinkel, qui voit dans la séparation entre pensée et action une construction de la sociologie. Pour Garfinkel, les décisions prises par les membres sont indissociables de leurs engagements dans une action qui, en ethnométhodologie, prend souvent la forme d’un processus embrassant à la fois les moyens pratiques mis en œuvre et la production d’un discours qui rend cette action intelligible et conforme aux attentes sociales spécifiques aux situations. Par conséquent, la décision n’apparaît comme telle qu’à l’intérieur d’un acte de justification qui accompagne l’action.
Ce premier point de rupture avec la sociologie classique en entraîne un second, qui concerne les capacités des membres en situation. Pour Garfinkel, la sociologie a une fâcheuse tendance à constituer des « idiots culturels », sortes d’idéaux-types conformant bêtement leurs actions à des normes qui seraient données ; le problème étant l’incapacité générale de la discipline à expliquer clairement l’origine et le fonctionnement de ces normes.
L’ethnométhodologie, à l’inverse, met l’accent sur les capacités de jugement des membres qui non seulement possèdent un sens des normes auxquelles il est nécessaire de se conformer (pour agir de façon d’abord intelligible puis acceptable aux yeux de la société), mais sont en mesure de les justifier et de les adapter face à l’émergence de situations anormales. En cela, les membres d’une société font de la sociologie de manière quotidienne, travaillant à comprendre les attentes sociales et à y conformer les processus dans lesquels ils sont collectivement engagés.
L’une des forces de l’ethnométhodologie réside sans nul doute dans ses multiples emprunts à d’autres courant des sciences sociales. Non seulement les travaux d’illustres penseurs tels qu’Alfred Shütz, Maurice Merleau-Ponty, Ludwig Wittgenstein ou Talcott Parsons sont présents dans les écrits de Garfinkel, mais celui-ci utilise directement certains concepts. Parmi ces concepts, ceux d’indexicalité et de réflexivité sont d’une importance capitale pour saisir les thèses de l’ethnométhodologie.
L’indexicalité est un concept directement emprunté à la linguistique. Il est employé dans le cas de mots ou d’expression dont la compréhension dépend d’un contexte qui en fait donc varier le sens. C’est le cas de mots courants comme, par exemple, « lui », « cela », « hier » ,dont le référent n’est pas donné directement par l’énoncé mais compris en référence à un ensemble plus ou moins vaste d’éléments du contexte qui forme « l’indexicalité ». L’un des points fondamentaux de la sociologie de Garfinkel consiste à étendre le domaine de l’indexicalité à des expressions plus complexes et à des cours d’actions.
Selon lui, les membres disent et comprennent toujours plus de choses que ce qui est directement indiqué pendant l’énonciation. La mise en lumière de l’indexicalité générale des situations et des conversations – et donc de l’incomplétude inhérente à tout énoncé – permet à Garfinkel de démontrer la constante interconnexion des actions au contexte. L’usage de l’indexicalité est permanent et essentiel à l’emploi des méthodes et à la production de leur intelligibilité.
Pour Garfinkel, l’indexicalité du langage courant renverse la perspective sociologique qui, traditionnellement, entraîne les chercheurs à vouloir remédier aux propriétés indexicales des discours pratiques , ce qui signifie qu'ils tentent, opération vaine selon l’ethnométhodologie, de les remplacer par des expressions objectives dont le sens ne dépendrait plus d’un contexte toujours changeant. Pour l’ethnométhodologie, l’indexicalité du langage n’est plus un problème mais une ressource indispensable pour les membres qui, en tentant de donner sens aux expressions indexicales, créent et maintiennent le sens commun qui permet leurs actions conjointes.
Le second concept important pour l’ethnométhodologie est celui de « réflexivité » qui désigne la manière dont les membres sont conjointement engagés dans la description et la constitution du monde social. Contrairement à l’indexicalité, la réflexivité est directement observable. Ce que Garfinkel nomme « réflexivité » renvoie aux capacités d’interprétation démontrées par chacun des membres, notamment lorsqu’ils construisent du sens en fonction de leur connaissance personnelle et culturelle des informations indexicales. Le concept de réflexivité indique la dimension culturelle des méthodes de construction de l’ordre social. C’est la réflexivité qui établit un sens qui sous-tend l'action.
Sans l’opération de la réflexivité, les éléments indexicaux qui composent la situation pratique resteraient vides de sens. Elle est surtout visible dans les multiples descriptions de l’action auxquelles se livrent les membres alors même qu’ils commentent ou planifient cette action. Ce que pointent les ethnométhodologues dans ce processus, c’est aussi la dimension performative du langage, inspirée des travaux de J.L. Austin, à qui est emprunté l’un des exemples les plus classiques : la phrase « Je vous déclare mari et femme » est à la fois une énonciation décrivant l’action et l’action elle-même.
Ainsi, pour Garfinkel, « les activités par lesquelles les membres produisent et gèrent les situations de leur vie organisée de tous les jours sont identiques aux procédures utilisées pour rendre ces situations descriptibles » (p.51).
Outre son approche de l’ordre social et son appareillage conceptuel, l’ethnométhodologie se caractérise par ses méthodes d’enquête. Conformément aux principes édictés par Garfinkel, la discipline tend à faire des interactions l’élément central de ses enquêtes, qu’elles les saisissent dans le cadre d’expérimentations sociales ou d’entretiens, d’analyses de conversation ou d’observations de situation de travail.
L’une des particularités méthodologiques du travail de Garfinkel tient à l’utilisation d’expériences sociales, technique peu commune en sociologie. Ces expériences, qui cherchent à produire artificiellement des situations d’observations de phénomènes sociaux, se justifient dans la démarche de l’ethnométhodologie. Si la société est une construction pratique « accomplie » par les membres au cœur d’engagements dans des actions, la plupart des actions et discours (les deux sont toujours imbriqués) sont ajustés collectivement sans que les membres aient à y penser explicitement, se reposant donc sur le « sens commun ». Par nature, ces ajustements sont difficilement observables.
C’est ce à quoi permet de remédier la réalisation d’expériences dont le but est de déstabiliser les procédés routiniers qui sous-tendent ordinairement les actions collectives.
L’une de ces expériences consiste à mettre des étudiants face à de faux conseillers d’orientation dont les conseils sont manifestement incohérent, leurs réponses étant fixées à l’avance indépendamment du profil spécifique de leurs interlocuteurs (p.126). En recueillant les impressions et commentaires des sujets et en décrivant les ressources qu’ils emploient pour parvenir à construire du sens malgré l’incohérence de l’’interaction, l’expérience met en lumière les constructions collectives de l’intelligibilité.
De même, Garfinkel a illustré les dimensions indexicales du langage courant en demandant à ses étudiants d’expliciter l'’intégralité du sens présent dans de simples énoncés (p.84). À partir de phrases banales telle que « Aujourd’hui Dana a réussi à mettre un penny dans le parcmètre sans que j’aie à le soulever », les étudiants sont invités à lister les informations disponibles implicitement : le contexte et les raisons pour lesquelles la personne qui parle se trouve confrontée à un parcmètre, la connaissance des propriétés physiques d’un parcmètre, la présence et l’âge de l'’enfant, l’existence d'’un temps proche où l’enfant n’était pas assez grand pour accomplir l’action, etc.
Lorsqu’il ne mène pas d’expérience de déstabilisation, Garfinkel s’intéresse à des situations sociales qui nécessitent, naturellement bien qu’avec une force particulière, un travail d’ajustement et de construction collective de l’intelligibilité.
D’un côté, les situations de travail permettent d’observer les membres dans une situation où ils doivent conjointement convenir d’un processus d’action et le mettre en place. La description, restée célèbre, des délibérations de jurés lors d’un procès permet ainsi d’analyser leurs utilisations de « méthodes d’enquête sociale ».
De l’autre côté, l’ethnométhodologie a travaillé sur des parcours biographiques. Le plus célèbre d’entre eux, auquel est consacré un chapitre des Recherches, est celui d’Agnès, que Garfinkel accompagne dans son entreprise de changement de sexe. À travers le cas d’Agnès, il montre comment les membres doivent, pour accomplir une action (ici le « passage » d'’un sexe à l'’autre), se transformer en sociologues pratiques du monde dans lequel ils évoluent afin de développer des méthodes (ici, paraître et être femme) pour faire face à un environnement en constante évolution.
Par extension, le cas d’Agnès permet à Garfinkel de montrer que tout fait social, y compris un fait globalement conçu comme naturel et immuable tel que l’appartenance sexuelle, est en réalité le fruit d’un accomplissement pratique.
Peu de courants sociologiques se sont attachés de manière aussi profonde que l’ethnométhodologie à saisir le problème de la constitution de l’ordre social, de ses origines et de son maintien. Car c’est bien de ce mystère durkheimien que traitent les Recherches en ethnométhodologie. Usant des leçons de la phénoménologie et de la linguistique, Harold Garfinkel y invite la sociologie à se recentrer sur les interactions, éléments incontournables du monde social puisque c’est à travers elles que l’ordre se construit directement.
Dans la sociologie de Garfinkel, l’ordre social n'’est jamais pensé ni comme une donnée ni comme un fait immuable. Il est produit par ses membres à l’intérieur de leurs engagements dans des actions. Sa nature est donc pratique et non théorique, elle se modifie pour et par l’action. En cela, l’ethnométhodologie confère aux individus une position centrale qui contraste avec une présomption de passivité répandue dans la sociologie des structures sociales.
Unique dans l'’histoire de la sociologie, l’ethnométhodologie n’a cessé de diviser. Dévaluée, en France, par la sociologie bourdieusienne, elle a également subie de fortes critiques aux États-Unis où certains l’ont même qualifiée de secte, sans doute influencés par le contexte : un campus californien en plein mouvement hippie.
Plus profondément, les perspectives intellectuelles de Garfinkel inquiètent et apparaissent parfois comme réductrices. Il faut dire que l’ethnométhodologie se limite volontairement à la description des méthodes employées par les membres d’une société pour produire les conditions de l’ordre social et du déroulement de leurs actions communes.
Évacuant presque complètement la question des rapports de pouvoir dans les interactions, l’ethnométhodologie , globalement, cherche peu rendre compte des inégalités et, plus généralement, n’est pas attachée aux sens des interactions. Son intérêt se « borne » à la description des méthodes pratiques de mise en place des actions et de production de sens, quelle qu’en soit en définitive la nature. Certains y ont vu le signe d'’une microsociologie anecdotique. D’autres un projet de grande envergure, renouant avec le mystère central de l’ordre social.
Ouvrage recensé– Recherches en ethnométhodologie, Paris, PUF, 2007 [1967].
Autres pistes– Maurice Merleau-Ponty, La Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1952.– Talcott Parsons, Essays in sociological theory, London, Free Press, 1964.– Alfred Schütz, Éléments de sociologie phénoménologique, Paris, L’Harmattan, 1998.– Alain Coulon, L'Ethnométhodologie, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1987.