Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Hartmut Rosa
Dans ce livre, Hartmut Rosa part du constat que l’impression de manquer de temps est un marqueur de la modernité tardive (1970 à nos jours). Il questionne le rythme sans cesse accru de nos vies modernes et les conséquences de ce nouveau rapport au temps. Sa thèse soutient que cette accélération sociale qui caractérise la modernité tardive engendre un nouveau rapport au monde et de nouvelles formes d’aliénation.
Aliénation et accélération est une version synthétique d’un ouvrage précédent intitulé Accélération. Une critique sociale du temps (2010), dans lequel Hartmut Rosa proposait une réflexion critique de nos sociétés contemporaines à partir de l’analyse de leurs dimensions temporelles. Les démonstrations du sociologue s’inscrivent dans la tradition de l’École de Francfort et de la Critique théorique (Theodor W. Adorno, Max Horkheimer, Herbert Marcuse, etc.) qui proposent une réflexion critique sur la modernité et le capitalisme, en s’émancipant des travaux de Marx.
Harmut Rosa fonde sa sociologie critique sur l’expérience, le concret. Il part donc d’un constat issu de l’observation de la vie quotidienne. Il s’intéresse à l’impression partagée que tout s’accélère dans nos sociétés occidentales. Un sentiment qui semble se répéter depuis des décennies, et en particulier depuis la seconde moitié du XXe siècle. Si tous les processus de la vie sociale ne s’accélèrent pas (en particulier les phénomènes naturels comme les grossesses, des grippes, des saisons, etc.), beaucoup de phénomènes sociaux sont de toute évidence marqués par une forte accélération. Le développement des sciences et des techniques ont en particulier rendu les actions de déplacement et de communication beaucoup plus rapides qu’au début du XXe siècle. En résulte une impression largement répandue et répétée de ne plus avoir le temps, et aussi, le démontre Harmut Rosa, une injonction sociale à ne plus l’avoir.
Or, dans leur réflexion sur la modernité, l’accélération et le rapport au temps ont été relativement délaissés par les sciences sociales, au profit d’autres aspects de la vie sociale et économique, tels que l’individualisation ou la rationalisation. Harmut Rosa met ainsi au jour un besoin de théorie et de conceptualisation pour penser le rapport au temps.
Une nécessité à laquelle répondent aussi, dans le champ scientifique français, les publications de l’architecte, essayiste et philosophe Paul Virilio, ou encore du sociologue Alain Ehrenberg. Virilio a en effet mené, dès les années 1970, des travaux sur la vitesse comme facteur d’organisation sociale (voir notamment Le Grand Accélérateur (2010)). Ehrenberg a quant à lui relevé l’une des conséquences de ce nouveau rapport au temps en s’intéressant à l’injonction sociale contemporaine de la performance (Le Culte de la performance (1991)). S’appuyant, entre autres, sur ces deux auteurs, Hartmut Rosa a de son côté entrepris un important travail de conceptualisation avec, en son centre, la notion d’« accélération sociale ». Selon lui, l’accélération est, au cœur de la « modernité tardive » (soit des années 1970 à nos jours). Il en distingue trois formes différentes.
L’accélération sociale qui est donc, pour Harmut Rosa, au cœur de la modernité tardive, peut se définir comme l’« [a]pparence d’une contingence totale, d’une hyperpossibilité de choix et d’une ouverture illimitée sur l’avenir » (Rosa, 2014 : 51). Le sociologue détermine trois formes d’accélération sociale : l’accélération technique, l’accélération des changements sociaux, et l’accélération du rythme de nos vies.
L’accélération technique est la première et la plus évidente. Elle concerne les moyens de déplacement et de communication. Les progrès en la matière impactent notre rapport combiné à l’espace et au temps. Prenons l’exemple des déplacements : l’espace semble s’être rétréci entre deux points du globe pour lesquels il ne faut plus que quelques heures pour s’y rendre, contre plusieurs semaines au début du siècle. En ce sens, et à l’instar de Zygmunt Bauman ou de Marc Augé, Rosa constate la délocalisation des institutions et instances de pouvoir diverses.
La seconde accélération s’applique au changement social. Pour Rosa, ce sont les rythmes des changements sociaux eux-mêmes qui vont plus vite : les langages sociaux, les modes, les styles de vie, etc. Rosa parle d’« accélération des vitesses de l’innovation culturelle et sociale » (p. 21). Pour décrire ce phénomène pour l’instant impossible à mesurer concrètement, le sociologue utilise le concept de « compression du présent » (Id.), emprunté au philosophe Hermann Lübbe. Or, les changements sociaux-temporels affectent deux domaines clés de la vie sociale : la famille et le travail. L’exemple du travail au sein de la sphère familiale illustre bien ce propos : dans les sociétés prémodernes et aux débuts de l’ère moderne, le travail est légué au fils et ce, potentiellement pendant plusieurs générations. Dans la modernité dite « classique » (1850-1970), les garçons, puis progressivement les filles, acquièrent la liberté de choisir leur profession, qu’ils choisissent généralement une seule fois pour toute leur vie. Dans la modernité tardive, la durée de l’emploi est de plus en plus courte, et les individus changent d’emploi plusieurs fois dans leur existence.
La troisième accélération concerne le rythme de vie. Elle est pour le sociologue « la plus oppressante et étonnante » (p. 25) et apparait paradoxale au regard de l’accélération technique. « Dans la modernité, les acteurs sociaux ressentent de manière croissante qu’ils manquent de temps et qu’ils l’épuisent » (p. 25). Le temps devient un consommable.
D’un point de vue subjectif, les individus expriment cette impression de temps qui passe plus vite, ou bien trop vite. D’un point de vue objectif, les études sur l’emploi du temps montrent que le temps passé à des tâches quotidiennes (dormir, se promener, etc.) tend à se raccourir, d’une part, et que les individus effectuent de plus en plus une multiplicité de tâches en même temps (téléphoner en regardant la télévision et en cuisinant par exemple), d’autre part. C’est ce que les anglophones appellent le multitasking (multitâches).
Rosa s’interroge : comment se fait-il, alors que les techniques de déplacement et de communication sont plus rapides aujourd’hui qu’auparavant, que nous semblons plus que jamais manquer de temps ? Du moins, celles-ci ne semblent pas nous en avoir fait gagner. Il explique ceci par la possibilité – voire l’injonction - de faire aujourd’hui « plus de choses en moins de temps » (p. 25). Ainsi, et en dépit d’un taux d’accélération technique très important, la société moderne se caractérise par l’accélération du rythme de vie des individus.
Les processus d’accélération et de croissance sont sous-tendus par le système du marché capitaliste et ses logiques de mise en concurrence. La compétition est ainsi devenue un facteur important dans tous les domaines de la société (politique, économique, scientifique, artistique, etc.). Elle est la principale force d’accélération sociale selon Rosa. Celui-ci invoque le concept de reconnaissance sociale développé par l’école de Francfort pour expliquer le système de compétition qui règne sur le marché du travail. La notion de reconnaissance est basée sur l’idée que les individus acquièrent leur individualité auprès des autres, dans des processus de reconnaissance mutuelle.
Rosa démontre ainsi que l’accélération est le véritable moteur de l’histoire moderne. L’accélération du changement social, telle qu’elle a été définie par le sociologue, a pour conséquence un « rythme de vie » accéléré, qui lui-même nécessite de nouvelles formes d’innovation et d’accélération techniques. C’est ainsi que le « cycle de l’accélération » est devenu « un système fermé et auto-propulsé » (p. 43), un type d’accélération sociale en entraînant un autre, et ainsi de suite. Entre l’accélération sociale et la croissance, une relation de circularité sans fin s’est établie.
Harmut Rosa s’interroge sur l’existence de formes de décélérations sociales. En particulier, certains domaines de la vie naturelle ou géologique posent encore des limites à l’accélération (grippes, grossesses, etc.). Il recense également ce qu’il qualifie d’« oasis » de décélération, ou des communautés telles que les Amish, mais pointe aussi du doigt des formes de décélération sociale comme conséquences dysfonctionnelles de l’accélération sociale (psychopathologies, chômage, etc.).
L’une des démonstrations les plus impactantes de Rosa est de montrer que les forces de l’accélération dépassent toujours celles de la décélération. Ces dernières sont en effet, soit de nature résiduelle, soit sont elles-mêmes des conséquences de l’accélération. Il n’y a pas, pour Rosa, de contre tendance véritable à l’accélération sociale. Le sociologue s’inquiète du fait que « les principes emboités de compétition, de croissance et d’accélération semblent former un « triangle structurel » si solidement établi que tout espoir de changement culturel ou politique paraît complètement vain » (p. 52).
Bien que nous devenions de plus en plus rapides pour l’exécution de nombreuses tâches, notre part d’expériences vécues restera toujours en deçà du nombre de potentialités qui s’offrent à nous, créant ainsi une quête sans fin dans laquelle nous sommes irrémédiablement entraînés. Pour illustrer son propos, Rosa utilise l’image du hamster qui, dans sa roue, poursuit une course sans fin (p. 40).
Ainsi, les nouvelles et multiples expériences possibles qui s’offrent à nous s’accroissent à une vitesse folle. C’est pourquoi les individus expriment le fait de n’avoir pas assez de temps pour entreprendre, si bien qu’ils ont tendance à privilégier des activités engendrant des petites satisfactions à court terme (d’où le succès de l’industrie du divertissement).
La technique n'est pas la seule responsable de l’accélération sociale, qui a aussi des causes idéologiques. Celles-ci rejoignent le « projet de la modernité », à savoir le désir d'autonomie auquel participe la reconnaissance sociale. Nous sommes tous victimes du manque de temps, en raison de la multiplication des expériences possibles, ainsi que de l’injonction qu’une vie bonne se doit d’être bien remplie.
Rosa formule l’hypothèse que l’accélération est devenue une force totalitaire interne de la société moderne, et qu’elle doit donc être critiquée comme toutes les formes de domination totalitaire » (p. 84). Le pouvoir est considéré comme totalitaire lorsqu’il : « exerce une pression sur les volontés et actions des sujets », qu’« on ne peut pas lui échapper, c’est-à-dire qu’il affecte tous les sujets », qu’« il est omniprésent, c’est-à-dire que son influence ne se limite pas à l’un ou l’autre des domaines de la vie sociale, mais qu’elle s’étend à tous ses aspects » et enfin qu’ « il est difficile et presque impossible de le critiquer et de le combattre » (Id.). Tel est le cas de l’accélération sociale et de ses conséquences.
L’accélération sociale totalitaire induit une pression constante : si nous avons besoin de repos, de rester en retrait (chômage, maladie ou autre), alors la peur est constante de ne jamais pouvoir reprendre la course. Or, ces diktats ne sont ni reconnus, ni perçus comme étant construits socialement : d’où la pertinence et la nécessité de l’approche de Rosa. Il faut connaître son ennemi pour pouvoir le combattre, ou du moins, pouvoir lui opposer une quelconque forme de résistance et ne pas lui être entièrement soumis.
Les degrés d’aliénation recensés par l’auteur sont pluriels. Il s’attache par exemple aux objets technologiques toujours plus intelligents, mais que nous utilisons mal car nous les comprenons de moins en moins bien, ce qui engendre en retour une culpabilité. L’aliénation se niche également dans nos actions quotidiennes : alors que nous sommes surchargés d’informations, nous ne sommes souvent que mal informés de nos actions (du contrat que l’on signe et que l’on ne prend pas le temps de lire, par exemple), ce qui finit par engendrer un sentiment de culpabilité.
Plus globalement, l’aliénation dans le monde de la modernité tardive relève du « sentiment “de ne pas vraiment vouloir faire ce que l’on fait” bien que l’on agisse librement, selon ses propres décisions et sa propre volonté » (p. 123). Autrement dit, l’aliénation ainsi réintroduite dans la critique par Rosa résulte du fait ne pas pouvoir s’approprier le monde. La culpabilité qui l’accompagne est aussi au centre de la démonstration.L’individu contemporain est donc soumis à une succession d’expériences de temps brefs. Il zappe.
Or, ces expériences « zappantes » ne s’inscrivent pas durablement dans la mémoire. Nous devenons de plus en riches d’expériences (Erlebnis), mais de plus en plus pauvres d’expériences vécues (Erfahrung) . Ces expériences trop rapides ne sont pas appropriées par l’individu. Pour Rosa, ceci ne peut mener qu’à des formes plus ou moins sévères d’auto-aliénation (Id.). Selon lui, les tensions accumulées de l’accélération sociale et la désynchronisation entre les temporalités du monde et de l’individu conduisent à une « distorsion des relations sociales » (p. 135) et à des formes de psychopathologies sociales. En résultent épuisement, burn-out et dépression.
L’ouvrage expose la manière dont l’accélération de la vie moderne modifie notre être au monde, et notre expérience subjective des autres et des choses qui nous entourent.
Harmut Rosa peint le tableau d’une société d’une modernité tardive zappante et aliénante. Il montre comment cette modification accélératoire du rapport au temps affecte la perception de l’espace et les liens sociaux. Il met en évidence le sentiment de déconnexion du monde (le monde devient « silencieux ») qui peut résulter de la pression incessante à laquelle conduit le processus d’accélération sociale. Cette forme d’agressivité du monde due à une accélération permanente et auto-alimentée conduit à une expérience déceptive du monde et à des logiques d’aliénation.En guise d’ouverture d’un tableau assez noir, Rosa engage toutefois, non pas à définir une vie sans aliénation, ce qui serait un projet totalitaire en lui-même ; mais « à retrouver des moments d’expérience humaine non aliénée » (p. 10).
C’est ainsi qu’affleure déjà dans cet ouvrage sa théorie de la résonnance développée dans un ouvrage traduit en français en 2018. Il s’agit d’établir une sorte de sociologie de la « vie bonne » afin de répondre au problème de l’accélération sociale.
La théorie de l’accélération sociale d’Harmut Rosa a connu un grand retentissement en Allemagne. Le concept et le mouvement d’idées qui en découlent, très proches de celui de la décroissance, sont aujourd’hui connus du grand public. L’ouvrage est désormais une référence dans le monde scientifique anglo-saxon. La traduction française d’Accélération. Une critique sociale du temps (2013), ainsi que d’Accélération et Aliénation et, plus récemment, de Résonnance (2018), ont permis qu’entrent dans le champ scientifique français les recherches de Rosa sur la modernité tardive. Toutefois, comme le sociologue le souligne lui-même, le concept d’aliénation qu’il réutilise mériterait un traitement plus approfondi.
En offrant un ouvrage condensé d’Accélération, Harmut Rosa offre une entrée en matière à cette œuvre plus dense, dont la lecture est conseillée à ceux qui voudront approfondir la question. Il en demeure qu’en s’intéressant aux effets temporels de la modernité, Accélération et Aliénation apporte une immense contribution à la compréhension de notre être au monde contemporain.
Ouvrage recensé– Aliénation et accélération, Vers une théorie critique de la modernité tardive, La Découverte/Poche, 2014.
Du même auteur– Accélération. Une critique sociale du temps, Paris : La Découverte, 2013.– Résonance. Une sociologie de la relation au monde, Paris : La Découverte, 2018.
Autres pistes– Alain Ehrenberg, Le Culte de la performance, Paris : Calmann-Lévy, 1991.– Max Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, Paris : Gallimard, 1996.– Paul Virilio, Le Grand accélérateur, Paris : Galilée, 2010.