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Les Derniers Jours de Muhammad

de Hela Ouardi

récension rédigée parAntoinette FerrandAgrégée d’Histoire et doctorante en Histoire de l’Égypte contemporaine (Sorbonne-Université)

Synopsis

Histoire

Comment expliquer que le Prophète, homme vénéré par les fidèles de la religion musulmane, n’ait pas bénéficié de soins funéraires, que le pilier de la spiritualité islamique ait été délibérément abandonné à sa mort ? Hela Ouardi s’empare de ce paradoxe et offre ainsi une enquête des derniers instants de cette figure-clef de l’histoire sainte islamique.

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1. Introduction

Difficile aujourd’hui de ne pas entendre le nom du Prophète sans que celui-ci ne soit suivi de la formule de bénédiction musulmane : « Que la bénédiction et le salut de Dieu soient sur lui ». Ce rajout se systématise depuis quelques années et traduit la vénération exacerbée de Muhammad chez les musulmans.

Or, en excavant la réalité d’un homme « enseveli sous la légende héroïco-religieuse », Hela Ouardi révèle ainsi un flottement de la Tradition islamique : au seuil de la mort, le Prophète fut délaissé par les siens.

Par cette étude confrontant l’ensemble des Traditions musulmanes, la chercheuse s’inscrit dans la volonté de ré-historiciser le récit des origines de l’islam, dans une époque marquée par sa réappropriation idéologique. Elle pointe ainsi du doigt le processus de réévaluation post-mortem de la figure du Prophète.?

2. Réformer l’islam

En se saisissant de l’étude des derniers instants de Muhammad, Hela Ouardi entend bien redonner au Prophète son épaisseur historique et individuelle : à rebours de l’image magnifiée du guide de la communauté portée par des siècles de civilisation islamique, l’homme lui-même apparaît profondément bouleversé par les rivalités et dissensions communautaires. Ainsi, la chercheuse appelle à une « réforme esthétique » et non théologique de l’islam : ça n’est donc pas le dogme lui-même, mais bien sa construction qu’Hela Ouardi se propose d’examiner.

Pour mener à bien cette étude, elle confronte des sources issues des Traditions islamiques de toute obédience. Pareille exhaustivité mérite d’être soulignée puisque l’ensemble de ce corpus n’a pas été rassemblé et compilé par les mêmes auteurs ni pour les mêmes raisons. Par conséquent, le récit global qu’offre la chercheuse répond à une exigence de cohérence fondamentale dans l’approche des derniers jours du Prophète.

On peut distinguer trois grands types de documents qui constituent la Tradition musulmane : d’une part le Coran lui-même, puis les hadiths (récits des paroles ou actes du Prophète à valeur d’exemplarité), et enfin les incontournables sîra-s (biographies, voire quasi-hagiographies), maghâzî (ou Gestes des Arabes), et tasfîr-s (exégèses) que les lettrés des premiers siècles de l’islam ont légués aux générations suivantes. Dans un appendice à l’ouvrage, Hela Ouardi rappelle que toutes ces œuvres ont avant tout pour vocation de construire « l’histoire [musulmane] du salut » : en effet, il s’agit pour ces différents auteurs de constituer un récit unifié des temps islamiques, faisant ainsi des fidèles leurs héritiers.

Matérialisés plus d’un siècle et demi après Muhammad et largement apologétiques, ces textes échappent bien souvent à l’approche historique : comment donc justifier l’examen d’un discours à la véracité si malaisée à mesurer ?

Réfutant les positions de l’école sceptique américaine qui conclut à l’impossible étude historique de la Tradition, la chercheuse marche bien plutôt dans les pas de l’école possibiliste allemande qui rétablit une piste intermédiaire, et ce, pour deux raisons principales : malgré les rivalités entre musulmans (que la fameuse opposition sunnites-chiites n’épuise pas), transparaît une certaine concordance des faits entre eux. La confrontation de ces récits dessine plutôt des variantes, et non des versions contradictoires, puisqu’elles partagent certains éléments que l’auteure identifie comme autant de « lieux de convergence ».

Par ailleurs, les différentes traditions sont émaillées de détails surprenants, voire compromettants que l’histoire n’a pas effacés, preuve selon Hela Ouardi, de la relative indépendance de ces récits par rapport à une version officielle supposément divulguée. ?

3. Une carrière prophétique déjà en péril

Dans une large acception des derniers jours de Muhammad, Hela Ouardi rappelle les nombreuses difficultés auxquelles celui-ci était confronté : les sources témoignent en effet de menaces récurrentes, internes et externes, qui pesaient sur la Médine musulmane. Plusieurs incidents révèlent ainsi un chef de communauté peinant à se faire obéir et sans cesse objet de persécutions. Par exemple, au retour de Tabûk où les musulmans manquèrent de peu d’affronter les Byzantins en 630, le Prophète est victime d’une tentative d’assassinat. Cette agression, restée dans les mémoires sous le nom de la conjuration d’al-‘Aqaba, est démasquée par deux Compagnons, mais ne fait pas l’objet de poursuites ; l’auteure y lit la preuve de l’influence des agresseurs dans la communauté, que Muhammad craignait d’affronter.

Au début de l’année 632, le Prophète perd son unique héritier mâle, Ibrahim, né de sa concubine copte, Mâria. En plus de la profonde affliction dans laquelle cette disparition le plonge, Muhammad y voit un signe de sa propre fin. Lors du pèlerinage de l’Adieu quelques semaines plus tard, il effectue son dernier déplacement à la Mecque et annonce l’accomplissement de sa mission prophétique sur terre : or, pour les sources chiites, cet ultime pèlerinage correspond au moment où le Prophète aurait choisi Ali comme successeur ce qui aurait provoqué une tentative d’assassinat de ce dernier par le reste des Compagnons, jaloux. Tout laisse à penser qu’il préparait donc son départ pour l’au-delà. Or, si les sources sunnites n’attestent pas de la véracité de cet épisode, du moins font-elles référence, en d’autres endroits, à la fameuse sentence qui désigne Ali comme « seigneur de tous les croyants ».

Enfin, l’anecdote de l’expédition d’Oussâma suscite, elle aussi, nombre d’interrogations sur le climat social qui règne Médine en 632 : fils de l’affranchi bien-aimé de Muhammad, Oussâma se voit confier une mission militaire vers la Syrie byzantine. Deux des Compagnons principaux, Abû Bakr et Omar sont sommés de l’accompagner, mais ils rechignent à obéir, et plusieurs fois, s’évadent du camp militaire pour retourner à Médine. Pour Hela Ouali, leur subordination à un homme plus jeune qu’eux ainsi que leur mise à l’écart temporaire seraient le signe d’une méfiance clairement affichée de Muhammad envers deux piliers de la communauté.

Tous ces troubles, présents en filigrane dans la Tradition, illustrent les insurrections auxquelles était confronté le Prophète : motifs d’un discours apologétique qui place l’Envoyé de Dieu en porte-à-faux avec les hommes qu’il a pourtant éclairés, ils contredisent largement l’image d’un homme obéi et vénéré de tous.

4. La mort de Muhammad, une affaire de succession ?

Tâchant de comprendre ce qui nourrit cette dissension communautaire, Hela Ouardi identifie plusieurs raisons susceptibles d’expliquer ces désobéissances successives : les Compagnons n’auraient en fait pas intérêt à ce que leur Prophète continue à vivre.

D’une part, la communauté musulmane se heurte à un mouvement de sédition parmi ses tribus vassales. Celles-ci, menées par ce que le Coran appelle « les faux prophètes », c’est-à-dire des chefs charismatiques inspirés du modèle mohammadien, refusent de payer l’impôt à Médine et menacent les marges du territoire islamique. Or, malgré cette insécurité croissante, le Prophète ne parvient pas à élaborer une politique efficace, et les Compagnons ont bien des raisons de craindre que la fin de leur âge d’or n’ait sonné. Ils piaffent et Muhammad ne choisit toujours pas d’héritier. Il n’en aurait pas fallu davantage, selon Hela Ouardi, pour justifier l’indiscipline de ses proches.

Par ailleurs, bien que certains tenants de la Tradition aient véhiculé l’image d’un homme ascète, ne possédant que le strict nécessaire, force est de reconnaître que l’enrichissement du Prophète grâce aux nombreuses razzias effectuées par les musulmans, éveillait les convoitises, ce qui affleure dans bien des textes.

Enfin, l’agonie de Muhammad manifeste une véritable « affaire de famille » : cette fragilité sociale plonge ses racines dans son ascendance trouble – il serait petit-fils d’esclave et bâtard. Or, même une fois devenu chef militaire et religieux d’une communauté en plein essor, il continua à souffrir des intrigues et jalousies de son harem : ainsi, Aïsha (fille d’Abû Bakr) et Hafsa (fille d’Omar) vont d’alliances en trahison, chacune défendant les intérêts de leur père dans la sphère privée du Prophète. Enfin, le mariage de sa fille Fâtima à Ali lui causa bien des soucis [en ce qu’il ne marche pas bien]: l’époux moqué pour son indolence et sa laideur ne fut d’aucun secours à sa femme déconsidérée par les Compagnons de son propre père.

Au-delà d’une chronique familiale à rebondissements, l’entourage du Prophète concentre en réalité les rivalités et appétits qui le minent peu à peu. On est loin de l’image idéalisée d’une cohésion spirituelle à l’œuvre dans la piété traditionnelle.

5. Une mort mystérieuse, un héritage falsifié

La mort elle-même du Prophète est entourée d’un mystère épais et étrange au vu de l’extrême minutie avec laquelle la Tradition en a rendu compte : en effet, celle-ci rapporte le désir qu’aurait émis Muhammad de rédiger un testament. Pour Hela Ouardi, c’est loin d’être un point de détail : il invalide le soi-disant illettrisme du Prophète.

En effet, cette incapacité proverbiale à rédiger ou lire des documents écrits ne serait qu’une manière d’associer la personne prophétique à un état de pureté originelle, dépourvu de ruse. La chercheuse tunisienne relie ce trait surprenant à la disparition de tout document que le Prophète aurait pu dicter ou écrire lui-même, alors même que la Tradition en a fait mention d’une quantité certaine.

Si l’Envoyé de Dieu émet le désir de coucher par écrit ses dernières volontés, le cercle familial restreint présent autour de son lit l’en empêche : tous se disputent et certains prétendent que Muhammad n’aurait plus toute sa tête : un homme parvient en réalité à l’empêcher définitivement de s’exprimer une dernière fois, Omar. Aux yeux d’Hela Ouardi, les derniers instants de Muhammad sont en fait le lieu d’une lutte de pouvoir symbolique entre le mourant et l’un de ses acolytes. Que celui-ci ait obtenu gain de cause prouverait alors qu’il était craint de tous, et au premier chef, du Prophète lui-même.

Quasi séquestré alors qu’il agonise, ce dernier ne peut plus s’acquitter de ses tâches politiques et religieuses : qui va donc diriger la prière ? La Tradition sunnite lit dans la désignation d’Abû Bakr, l’investiture officieuse de cet homme comme successeur du Prophète. Or, la chercheuse tunisienne rappelle que toutes les sources sunnites ne sont pas unanimes : les femmes de l’Envoyé auraient désobéi et fait nommer Omar, provoquant ainsi la colère du mourant. Quant aux documents chiites, eux réfutent le lien entre imamat (fait de diriger la prière) et califat.

La mort même de Muhammad laisse planer des soupçons d’empoisonnement : pour les tenants de la Tradition, cela permet d’en faire un martyr enfermé dans son rôle prophétique ; pour Hela Ouardi, un crime a été commis, et l’assassin est un proche. Elle va jusqu’à remettre en cause la convention qui date la disparition de Muhammad à 632. Selon elle, ce chiffre permet bien plus de mythifier la carrière prophétique en en célébrant l’accomplissement : dix ans, chiffre symbolique selon l’exégète al-Tabarî, après l’hégire en 622. Or, d’autres sources attestent de l’existence du Prophète en 634 en Palestine.

Abandonné trois jours sans soin funéraire dans un état putride, enterré de nuit sans ses femmes ni ses Compagnons – occupés à la succession, l’Envoyé connaît donc un curieux sort.

6. Conclusion

Lorsqu’en 707, le calife omeyyade ‘Abd al-Malik ordonne la construction d’une mosquée à Médine, à la gloire du Prophète, personne ne peut attester du véritable lieu de sépulture de ce dernier. Il faut attendre la moitié du VIIIe siècle de notre ère pour que Muhammad prenne sa place dans les formules de dévotion.

L’étude historique des sources exégétiques de l’islam souligne donc le lien intrinsèque entre la mort de l’Envoyé et la construction d’un monothéisme fort au sein d’un empire islamique en pleine expansion.

Ce qui était avant tout une croyance en la lignée d’Abraham deviendrait l’islam, une fois la prise de pouvoir des Compagnons : délaissant peu à peu l’image d’un prophète apocalyptique venu annoncer la fin des temps – d’où l’absence de successeur – les Omeyyades, suivis des Abbassides, vont l’ériger en figure réformatrice, argument de référence des initiatives politiques qu’ils souhaitaient entreprendre.

7. Zone critique

On l’a vu, la qualité de ce travail historien réside sans nul doute dans l’habileté impressionnante dont fait preuve Hela Ouardi dans l’étude et la confrontation de sources islamiques diverses. Elle livre ainsi un récit prudent, mesuré et cohérent de ce qu’un observateur averti pourrait comprendre de la mort mystérieuse du Prophète.

Cette maîtrise du corpus islamique dans toute sa variété lui permet alors de réfuter le monopole du récit exégétique porté par les tenants d’un islam salafiste, au sens étymologique du terme (al-salaf al-sâlih, les pieux ancêtres) : ces derniers voient dans le retour aux premiers temps mythifiés de l’islam, le salut d’une religion pervertie par des siècles de civilisation corrompue.

Or, les découvertes archéologiques récentes que l’auteure mentionne en conclusion signalent la relativisation d’un islam mohammadien, c’est-à-dire centré sur la figure de l’Envoyé, et restituent l’importance de l’héritage abrahamique commun aux trois religions du Livre, dans le message de Muhammad.

Ainsi, tout en exerçant une lecture critique exigeante, la chercheuse tunisienne ne rejoint pas les thèses sceptiques, voire négationnistes de l’islam, portées notamment par Yehuda Nevo. La tendance possibiliste dans laquelle elle s’inscrit permet alors de considérer de manière critique les débats contemporains concernant le califat et le retour supposé à un islam idéalisé.

8. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Les Derniers Jours de Muhammad, Albin Michel, Paris, 2016.

De la même auteure– Les Califes maudits : la déchirure, Paris, Albin Michel, 2019.– Les Califes maudits : à l'ombre des sabres, Paris, Albin Michel, 2019.

Autres pistes– Mohammad Ali Amir-Moezzi et Guillaume Dye (dir), Le Coran des historiens, Paris, Éditions du Cerf, 2019.– Thierry Bianquis, Pierre Guichard, Mathieu Tillier (dir.), Les débuts du monde musulman, VIIe?–?Xe siècle : De Muhammad aux dynasties autonomes, Presses universitaires de France, coll. « Nouvelle Clio », 2012.– Hichem Djaït, La Vie de Muhammad, Révélation et Prophétie, t. 1, éd. Fayard, 2007, La Prédication prophétique à La Mecque, t.2, Fayard 2008, Le parcours du Prophète à Médine et le triomphe de l'islam, Fayard, 2012.– Fatima Mernissi, Le Harem politique, Albin Michel, Paris, 1987.– Yehuda Nevo et Judith Koren, Crossroads to Islam. The Origins of the Arab Religion and the Arab State, Amherst, Prometheus Book, 2003.

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