Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Hélène Carrère d’Encausse
Paru en 2015, soit 30 ans après l’arrivée de Mikhaïl Gorbatchev à la tête du Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique, cet ouvrage retrace l’histoire des dernières années de la puissance soviétique et en relate la chute. L’auteur analyse les conditions de la naissance d’une nouvelle société post-communiste en Russie et examine les différentes recompositions géopolitiques issues de cet effondrement. Alors que la mémoire collective des Occidentaux demeure marquée par la chute du mur de Berlin en novembre 1989, Hélène Carrère d’Encausse analyse les véritables raisons qui ont permis de mettre un terme au monde bipolaire de la Guerre froide.
Cet ouvrage est avant tout une analyse rétrospective de la chute de l’Empire soviétique. Le lecteur y trouvera les jalons historiques nécessaires à la compréhension des mondes russe et soviétique. Il s’étonnera de la complexité des rouages politiques du système soviétique et du dévoiement idéologique dont les idéaux proclamés par les bolchéviques en octobre 1917 ont fait l’objet au fil des décennies.
Cependant, les soviétologues décèleront en filigrane dans cet écrit, la volonté d’Hélène Carrère d’Encausse, de justifier la pertinence de l’ensemble de son œuvre. Force est de constater, en effet, que l’auteure y réexamine par ce biais les prévisions et diagnostics qu’elle a élaborés, depuis les années 1970, concernant les évolutions futures de l’Union soviétique et de la Russie.
Cet ouvrage est aussi pour elle l’occasion d’exprimer son admiration à l’égard de Mikhaïl Gorbatchev et de Boris Eltsine, deux personnalités qu’elle tient en grande estime: « S’ils ont été, ou sont encore, souvent méconnus ou mal aimés de leurs compatriotes (Gorbatchev) et du monde extérieur (Eltsine), le temps nécessaire à comprendre une révolution d’une telle ampleur leur rendra, à tous deux, la place qui leur est due dans l’histoire de la Russie, parmi les grands réformateurs qui, depuis Pierre le Grand, ont œuvré avec acharnement à moderniser la Russie afin de faire d’un pays “barbare” une grande puissance européenne » (pp. 379-380).
Avant l’arrivée de Mikhaïl Gorbatchev, l’Union soviétique, « pays immense, divers et complexe », présentait déjà les symptômes d’une décrépitude certaine, incarnée par « une affligeante succession de personnages en fin de course ». La gouvernance du pays y était assurée par des « vieillards cacochymes » à l’instar de Léonid Brejnev (Secrétaire général du Comité central du Parti communiste de l’URSS de 1964 à 1982) et de ses successeurs Youri Andropov (dans une moindre mesure de 1982 à 1984) et Konstantin Tchernenko (entre 1984 et 1985) – qualifiés par l’auteure de « grands malades » et de « momies » (pp. 15-16). L’état de santé et le moral de ses habitants se dégradaient dangereusement. La médiocrité et le cynisme régnaient en maîtres sur l’âme russe. L’alcoolisme se mit à constituer un véritable fléau social, tandis que s’érodaient les structures du système sanitaire et par là même, la confiance des Soviétiques en l’avenir.
L’économie était au point mort et la société se retrouvait engluée dans une situation de stagnation inquiétante, le « zastoï ». Sur ce, à l’instigation de « Brejnev et de quelques proches », le pays se lança en 1979 dans l’invasion désastreuse et tragique de l’Afghanistan. Celle-ci eut pour effet « d’achever la destruction de l’URSS, de sa réputation, de la confiance en sa puissance, du moral de son peuple » (p. 23).
Dans ce contexte déliquescent, Mikhaïl Gorbatchev, âgé de 54 ans, fut porté au pouvoir par la direction du Parti communiste de l’URSS en mars 1985, et s’attela, dès lors, à lancer un ensemble de réformes économiques et sociales, connu sous le nom de Perestroïka. Le 23 avril 1986, confronté à la plus grande catastrophe nucléaire du XXe siècle, lors de l’explosion de la centrale atomique de Tchernobyl, en Ukraine, il fit le choix de ne pas restreindre la circulation de l’information.
Ce faisant, il amorça sa politique de glasnost (« transparence »), démarche salutaire visant à mettre fin à l’opacité et au caractère totalitaire des médias soviétiques. Cependant, malgré cette volonté de libéralisation et de modernisation, ses réformes échouèrent dans tous les domaines.
Hélène Carrère d’Encausse ne tarit pas d’éloges sur les personnalités de Mikhaïl Gorbatchev et de Boris Eltsine, deux hommes au chevet d’un empire condamné, deux héros qui, à l’instar de Petchorine, personnage du roman de Mikhaïl Lermontov, fluctuent entre prédestination et fatalisme.
Les échecs de l’ancien Secrétaire général du PCUS, présenté comme un visionnaire, sont imputés à sa nature « d’apprenti-sorcier » qui provoque des événements qu’il ne peut contrôler. Il est vrai que ce dernier fut doublement pris de cours par le fait que la République soviétique de Russie s’autoproclama souveraine en juin 1990, puis par l’élection de Boris Eltsine au poste de président de la Russie un an plus tard.
En dépit de l’échec du putsch d’août 1991 (fomenté par des éléments conservateurs du parti communiste visant à écarter Gorbatchev du pouvoir et à faire échouer la signature d’un traité laissant supposer la fin de l'URSS prévue le 20 août), celui-ci fut finalement supplanté par Eltsine, soutenu par les États-Unis, le 24 août 1991. En quelques mois, l’Empire disparut.
L’auteure se plaît également à réhabiliter la mémoire de l’ancien président de la Fédération de Russie et à louer son action : « La chance de la Russie dans cette marche si difficile vers l’État civilisé, que n’éclaire aucun précédent, tient à trois éléments. Tout d’abord, la personnalité remarquable et exceptionnelle de Boris. Son départ de la scène politique en 2000, mais aussi sa nature excessive, excessivement russe, parfois poussée à la caricature, et une certaine brutalité de manières auront fait oublier ce qu’il était et ce qu’il a accompli » (p. 299).
Comme le rappelle l’auteure, à compter de l’échec du putsch à la fin d’août 1991, survient, dans le sillage des trois républiques baltes d’Estonie, Lettonie et Lituanie, engagées sur la voie de l’indépendance dès 1990, une « cascade de déclarations d’indépendances » dans la continuité de « la parade des souverainetés » de 1989-1990 (p. 257). Celles-ci sont annonciatrices de l’émancipation des pays membres du Pacte de Varsovie, mais également des grandes recompositions géopolitiques de l’après-guerre froide sur les ruines de l’Empire soviétique.
À cet égard, Hélène Carrère d’Encausse retrace les prémices de la Communauté des États indépendants (CEI), regroupant neuf des quinze anciennes républiques soviétiques et mise sur pied le 8 décembre 1991. La spécialiste explique également la situation géopolitique complexe de la Crimée dans les années 1990 et fournit ainsi une grille d’analyse explicative au lecteur désireux de comprendre les tenants et les aboutissants de l’annexion par la Russie de cette péninsule stratégique en mars 2014. Les motivations géopolitiques de la Russie et de l’Ukraine y sont clarifiées.
Également importante est l’analyse consacrée à la question épineuse de l’élargissement de l’Alliance atlantique vers l’Est. L’auteure rappelle les hésitations et les inquiétudes de Mikhaïl Gorbatchev, dans ses négociations avec les États-Unis, sur ce sujet. « Cette préoccupation de Gorbatchev, que l’OTAN ne s’étende pas à l’Est vers les frontières soviétiques, était obsessionnelle et il la martelait à tous ses interlocuteurs », écrit-elle (p. 195). « Gorbatchev craint l’extension de l’OTAN ; pourtant il ne fait pas confirmer les assurances qui lui sont prodiguées. Au début du XXIe siècle, Vladimir Poutine n’aura aucun texte à opposer aux Ukrainiens ou aux Géorgiens qui clament leur volonté de rejoindre l’OTAN. Et l’on ne trouve à cela aucun justificatif dans les écrits de Gorbatchev » (p. 196).
Il est intéressant de constater que, plusieurs décennies après l’effondrement de l’Union soviétique, le problème de l’élargissement vers l’Est de l’OTAN est toujours d’une actualité brûlante surtout alors que disparaissent les grands traités de désarmement nucléaire tels que le Traité sur les Forces nucléaires intermédiaires en août 2019.
Cet ouvrage consacre le triomphe de l’Occident sur l’Empire soviétique, au terme d’une lutte acharnée qui aura duré plus de soixante-dix ans. L’enthousiasme et la fascination de l’auteure transparaissent à chaque page de cet ouvrage. Transportée par le vent de liberté qui a soufflé sur l’Eurasie entre 1985 et 1991, Hélène Carrère d’Encausse nous rappelle l’immense vague d’espoir soulevée par la survenue inespérée de la Perestroïka et de la glasnost de Mikhaïl Gorbatchev ; les indépendances des Républiques soviétiques ; la libération des anciens satellites soviétiques d’Europe de l’Est ; la réunification allemande et l’émancipation des peuples, dont la parole avait été muselée.
Sont également glorifiés certains acteurs de la libéralisation de l’économie post-soviétique, tels que l’oligarque Anatoli Tchoubaïs, ministre de Eltsine et maître d’œuvre de la vague de privatisations massives, dont elle écrit : « Lui aussi est une personnalité remarquable : libéral à tout crin, volontaire, ne transigeant sur rien » (p. 317).
L’auteure qualifie l’effondrement de l’Union soviétique de « miracle comme l’histoire en connaît peu » s’étant produit « dans la paix, par la simple initiative d’hommes de bonne volonté et de peuples excédés par ce système » (p. 8). Parmi ces hommes de bonne volonté, dans la rubrique dédiée aux remerciements, force est de constater que nombre d’entre eux sont décédés, certains ayant été assassinés ou dont la mort est suspecte, tels Egor Gaïdar, l’autre homme-clé du programme de privatisations, la députée Galina Starovoïtova et l’homme politique Boris Nemtsov.
Dans cette vaste fresque historique, le fait de se pencher sur la fin de l’Union soviétique un quart de siècle après l’effondrement du communisme, confère indubitablement à l’auteure une plus grande liberté dans l’interprétation des faits, car il est évident qu’il est plus aisé d’analyser le passé que de prédire l’avenir. Quant à l’avenir de la Russie, comme elle le déclare à la fin de son ouvrage, Hélène Carrère d’Encausse semble optimiste, dans la mesure où elle considère que le philosophe russe Alexandre Zinoviev a échoué en prédisant la perpétuation de l’Homo sovieticus, ce pur produit du soviétisme, après l’effondrement du communisme.
« Eltsine et la démocratie », écrit-elle, « avaient fini par l’emporter parce que les Russes avaient compris l’importance de l’enjeu. Ils l’emportèrent aussi parce que les masses soviétiques avaient fait place en quelques années à des citoyens, voire à une société civile naissante. L’Homo sovieticus dont Zinoviev prédisait la pérennité s’était effacé derrière l’électeur, conscient de ses droits et de sa responsabilité. L’Homo sovieticus n’existe plus ».
Hélène Carrère d’Encausse, en dépit de ses origines russo-géorgiennes porte, dans cet ouvrage, un regard profondément occidentalo-centré sur les évolutions de l’ex-Union soviétique. En totale opposition avec cette analyse, la réflexion menée par le philosophe russe Alexandre Zinoviev (1922-2006), au travers de ses nombreux essais et romans satiriques, tels que Katastroïka (1988), Perestroïka et contre-perestroïka (1991) et L’Occidentisme (1991), a révélé l’état réel et durable de corruption des esprits victimes du soviétisme et a levé le voile sur le caractère médiocre et inutile – voire criminel – de la plupart des réformes entreprises lors de cette période.
Zinoviev a d’ailleurs été rejoint dans cette analyse par le dissident et prix Nobel de littérature, Alexandre Soljénitsyne (1918-2008). Ce dernier était sans illusions sur les effets insidieux et dévastateurs du soviétisme sur l’âme russe. Il considérait que les éléments les plus valables de la société russe avaient été systématiquement broyés par la dictature soviétique, ce qui grevait durablement l’avenir de la Russie.
Par ailleurs, l’on regrettera que l’analyse d’Hélène d’Encausse tende à se focaliser sur les facteurs internes à l’implosion de l’Union soviétique. À titre d’exemple, peu d’attention est accordée au rôle actif des services de renseignement occidentaux à l’encontre des Soviétiques pendant des décennies ; au soutien considérable apporté par les puissances occidentales aux dissidents antisoviétiques – même si l’œuvre de Soljénitsyne est évoquée – et à celui de la dissuasion nucléaire. Le nom d’une personnalité telle que celle du souverain pontife, Saint Jean-Paul II, le polonais Karol Wojtyla, n’est pas non plus mis en exergue, en dépit de son rôle capital dans la chute du communisme.
Enfin, en opposition avec la présentation élogieuse de l’action menée par Boris Eltsine dans cet ouvrage, le bilan des privatisations massives des années 1990, apparaît en rétrospective sous un jour particulièrement négatif. Pour le criminologue français, Alain Bauer, par exemple, les privatisations massives de plus de cent mille entreprises d’État (soit la moitié du secteur public) se sont faites au profit quasi exclusif d’une poignée de privilégiés proches du pouvoir qui se sont accaparé sans vergogne biens publics et matières premières. Souvent étroitement liés à de puissants groupes criminels, « ces barons voleurs », connus sous le nom d’oligarques, ont ensuite investi massivement à l’étranger.
Ouvrage recensé– Six Années qui ont changé le monde, 1985-1991, la chute de l’Empire soviétique, Paris, Fayard/Pluriel, 2019.
De la même auteure– L'Empire éclaté : la révolte des nations en URSS, Paris, Flammarion, 1978.– Le Pouvoir confisqué : gouvernants et gouvernés en URSS, Paris, Flammarion, 1980.– La Gloire des nations ou La Fin de l'Empire soviétique, Paris, Fayard, 1990.– Russie, la transition manquée, Paris, Fayard, coll. « Les Indispensables de l'histoire », 2005.
Autres pistes– Anne Nivat, Quand les médias russes ont pris la parole : de la glasnost à la liberté d'expression, 1985-1995, Paris, L'Harmattan, 1997.– Anne Nivat, La Maison haute, Paris, Fayard, 2002.– Ana Pouvreau, Une Troisième voie pour la Russie, Paris, L’Harmattan, 1996.– Ana Pouvreau, Les Russes et la sécurité européenne, Paris, L’Harmattan, 1998.– Alexandre Zinoviev, Katastroïka, Lausanne, L’Age d’Homme, 1988.– Alexandre Zinoviev, Perestroïka et contre-perestroïka, Paris, Olivier Orban, 1991. – Alain Bauer, « Les crises financières sont aussi des aubaines criminelles », Huffington Post, 8 février 2012.