Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Henri Bergson
Lorsqu’on se laisse absorber par le flux de nos pensées et de nos émotions, le temps qui passe nous apparaît différemment que lorsqu’on surveille l’heure. Pour Bergson, dans l’un de ces deux cas, nous manquons le temps réel. Et si nous pensons que c’est en oubliant l’heure, nous avons tort : c’est au contraire en voulant mesurer le temps que nous passons à côté de sa nature. Dans son premier grand ouvrage, Bergson prend ainsi à rebours les conceptions classiques du temps, définissant celui-ci par ce qu’il nomme une durée, que l’on pourrait sentir au plus profond de nous.
Lorsqu’on s’ennuie ou au contraire qu’on s’absorbe dans une activité, les minutes semblent s’étirer ou passer en un éclair. Ce type d’expérience nous pousse à devoir distinguer le temps vécu, temps psychologique, du temps objectif, temps du monde. Mais même si nous perdons subjectivement la notion du temps, un simple coup d’œil à notre montre doit nous rappeler à la temporalité réelle, objective.
Celle-ci reçoit une mesure commune, que nous utilisons aussi bien pour nous assurer de la bonne cuisson d’un plat que pour mesurer nos performances sportives. Et pourtant, c’est précisément cette mesure commune que Bergson critique dans son ouvrage. Pour lui, lorsque nous utilisons des chronomètres et des horloges, ce n’est alors pas réellement du temps que nous mesurons. Car celui-ci s’écoule et ne peut être fragmenté en différentes parties quantifiables.
Déclaration surprenante, car si ce n’est pas du temps que nous mesurons, de quoi s’agit-il ? Et pourquoi la vie quotidienne et la science confirment-elles la validité de ces mesures ? Un œuf plongé dans l’eau bouillante durant trois minutes en ressortira bien à la coque, preuve qu’on a ici la mesure d’une transformation réelle de la matière. Et les lois physiques parviennent bien à calculer la durée du trajet d’un avion en fonction de sa vitesse. Alors pourquoi Bergson s’attaque-t-il à ces mesures du temps, dans la vie pratique comme en science ? Et comment définit-il le temps réel, qui s’écoule et ne se laisse pas mesurer ?
Mesurer le temps semble être une chose à la fois simple et évidente à faire, mais cela peut pourtant conduire à d’incompréhensibles paradoxes logiques. Si l’on prend l’exemple d’une course entre deux concurrents, la mesure du temps semble inattaquable, car on peut vérifier sa pertinence à l’œil nu : n’importe qui peut voir que celui qui a mis le moins de temps à franchir la ligne d’arrivée est physiquement devant son rival, qui aura mis davantage de temps. Et pourtant, les paradoxes dits « de Zénon », pensés par le philosophe grec du Vè siècle avant J.-C., Zénon d’Élée, montrent que les choses ne sont pas aussi simples. Bergson s’intéresse dès sa jeunesse à ces paradoxes, sur lesquels il suit un cours.
Et il prend l’exemple du « paradoxe d’Achille ». Celui-ci met en scène une course entre le héros Achille et une tortue : l’un étant réputé pour sa rapidité, l’autre pour sa lenteur, l’issue de la course semble sans suspens. Et cela même si l’on imagine qu’Achille laisse un peu d’avance à la tortue. Pourtant, le paradoxe nous dit qu’Achille ne pourra logiquement jamais rattraper la tortue, car, pour le faire, il devra atteindre le point de départ t1 de cette dernière, mais quand ce sera fait, la tortue aura avancé et il faudra alors atteindre son ancienne position t2 avant d’atteindre la nouvelle, t3, et ce à l’infini. Ce raisonnement semble aussi improbable dans sa conclusion que logiquement implacable dans son déroulement. Par ailleurs, le temps vécu pose également un problème classique qui est celui de sa définition. Le philosophe Saint Augustin en fournit une illustration parlante dans un passage célèbre de ses Confessions. Il cherche à savoir comment le temps peut être si le passé n’est plus, si le futur n’est pas encore et si le présent ne cesse de passer. Au livre XI, il présente alors ces trois modalités du temps (passé, présent et futur) en les incarnant dans trois attitudes de l’esprit. Au passé correspond le souvenir, au présent l’attention et au futur l’attente.
Ainsi, le temps, et l’esprit avec lui, ont trois directions différentes qui empêchent son appréhension générale, unitaire. Saint Augustin décrit à son lecteur l’attitude durant l’apprentissage du chant d’un psaume et l’on voit que plus l’esprit tente de se tendre dans une direction pour chanter correctement, plus il souffre de distension, car il doit être à la fois se souvenir des paroles, être attentif à sa voix et anticiper la suite de la musique.
À la fois le temps du monde et le temps vécu posent problème à la pensée. Mais Bergson leur propose une solution commune : cesser de vouloir fragmenter le temps. Tout d’abord, il résout le paradoxe d’Achille. Le problème serait que le temps y est fragmenté en différents instants t. Et le mouvement de chaque concurrent est réduit à des positions isolées (la première position de la tortue, puis la deuxième, etc.). Or cette manière de procéder ignore la réalité d’une course et du mouvement de chacun. L’illusion à l’œuvre ici serait de croire que l’on peut reconstituer le mouvement d’Achille avec une suite d’instants t et de distances correspondantes.
Ce qui est une appréhension uniquement quantitative du temps de la course. Alors qu’une appréhension qualitative partirait plutôt d’une évidence : la tortue et Achille n’avancent pas à la même vitesse, leur mouvement n’a pas la même qualité. Si on réduit donc le temps à des mesures purement logiques et mathématiques, le paradoxe se justifie. Mais si on prend en compte la durée réelle des choses, alors on voit tout de suite qu’une seule foulée d’Achille suffira à enjamber la tortue, même si celle-ci prend de l’avance. Car son mouvement n’a pas la même durée que celui de l’animal. Pour Bergson, ce qu’il faut donc retenir des paradoxes de Zénon est que mesurer le temps et le fragmenter dans l’espace (en un ensemble de positions isolées) revient à manquer la durée réelle d’une chose.
C’est cette distinction entre d’une part le temps que Bergson appelle « spatialisé » (puisqu’on le traite comme de l’espace, en le découpant en points fixes) et d’autre part la durée réelle des choses, qui est au cœur de son ouvrage. Il illustre ce qu’est la durée avec l’exemple d’une mélodie. Une mélodie s’écoute nécessairement dans le temps (contrairement à une peinture qui peut être vue en un instant). Mais de la même manière que dans les paradoxes de Zénon, si l’on fait de la mélodie une simple juxtaposition de notes, qui sont comme autant d’instants t, on passe à côté de la durée réelle de la mélodie.
Car elle ne peut se réduire à une somme de notes, même si elle en est composée. Preuve en est que si l’on change des notes, le temps mesuré de la mélodie entière sera peut-être identique, mais ce sera une musique bien différente ! Son rythme et sa qualité auront été changés. Elle pourra même paraître avoir été plus lente ou plus rapide, plus terne ou plus vive. Or cette qualité de la mélodie qui se déploie à son écoute, c’est ce que Bergson nomme sa durée.
Pour Bergson, la mesure du temps ne doit valoir que dans le cadre de la science et de l’action efficace. Il n’attaque pas les mesures en elles-mêmes. Il reconnaît bien que la science a effectivement besoin de faire du temps une donnée quantifiable et utilisable dans ses calculs et prévisions. Mais il attaque la prétention de la science à véritablement traiter du temps. Ce que nos instruments mesurent, ce n’est pas la durée véritable qui vit en nous, ce n’est que du temps spatialisé, rendu inerte pour pouvoir être quantifié.
Le véritable temps se trouve donc dans la durée de notre vie intérieure. Or, à force de croire que les lois physiques maîtrisent le temps, nous en venons à appliquer cette mesure à nous-mêmes. Nous oublions alors ce qu’est le temps et ce que nous sommes nous-mêmes. Et nous pensons pouvoir isoler en nous des sentiments ou des degrés d’émotion, comme autant de points sur une courbe de physique. Le problème est donc que cette maîtrise du temps, dont Bergson reconnaît l’intérêt évident pour la science, outrepasse ses prérogatives.
Le philosophe montre que nous croyons spontanément à l’existence de « grandeurs intensives », c’est-à-dire d’intensités ressenties que nous pourrions quantifier. On voit que c’est le cas avec la douleur. Un médecin demandera ainsi à son patient : « Sur une échelle allant de 1 à 10, à combien situez-vous votre douleur ? ». Mais il s’agit surtout là d’un usage conventionnel, permettant de hiérarchiser les symptômes tels que ressentis par le malade. En revanche, s’agissant de nos sentiments et émotions, nous ne pensons pas que leur intensité soit liée à une telle convention : nous y croyons véritablement. Nous sommes persuadés que certaines joies sont faibles, certaines passions immenses ou encore qu’une appréhension peut grandir à l’approche d’un événement.
Mais si d’après Bergson on a tort de mesurer nos sentiments, comment faire pour les comprendre et évaluer leur nature ? Il propose de se rendre attentif aux changements qualitatifs de ces états intérieurs. Entre deux états, existerait une différence absolue qu’il nomme « nuance ». Il serait faux de dire qu’un sentiment « grandit » ou « occupe une plus grande place » en nous. En revanche, on peut dire qu’il modifie la nuance de perceptions ou de souvenirs, comme s’il les colorait différemment. Si on prend l’exemple de la joie : elle ne « grandit » jamais, mais s’exprime différemment. Elle n’est d’abord qu’une orientation de nos sentiments vers l’avenir. Puis elle nous fait percevoir nos sentiments et souvenirs comme plus légers, jusqu’à ce que nous ayons nous-mêmes l’impression d’être plus légers. Et Bergson se livre à ce type d’analyse avec d’autres sentiments, réputés plus insaisissables, comme celui de la grâce. Trouver qu’une personne est dotée de grâce revient d’abord à percevoir une certaine aisance, une facilité dans ses mouvements.
Puis, cette facilité se change en une évidence telle que c’est comme si on pouvait prévoir la suite de chacun. Contrairement à des attitudes ou des mouvements saccadés qui, eux, nous paraîtront manquer de grâce. Dans chaque cas décrit, on voit donc que l’évolution dans la durée d’un sentiment n’est pas quantifiable ou mesurable, mais change bien de nuance qualitative.
Bergson aborde également la notion de liberté. Si celle-ci semble éloignée de la question de la nature du temps, elle lui donne en réalité l’occasion de contester l’extension des lois physiques aux phénomènes psychologiques, autrement dit le déterminisme (l’idée selon laquelle nous serions déterminés par des circonstances et lois identifiables par la science). Il défend ainsi la liberté de l’homme, toujours contre les prétentions de la science.
Dans cette défense, il s’oppose toutefois à la conception classique de la liberté, à savoir celle du libre arbitre, généralement conçu comme capacité de choix entre des possibles. Selon cette conception, nous serions libres parce qu’avant d’agir nous serions capables de visualiser plusieurs possibilités et d’en choisir une. La liberté serait alors le sentiment d’une équivalence entre des possibles abstraits (puisqu’ils ne se sont pas encore produits, qu’on ne fait que les imaginer). Contre cette conception, Bergson défend dans son ouvrage l’idée d’une liberté résidant bien dans une puissance d’agir, mais plus précisément dans une puissance de création de nouveauté.
Il oppose en réalité les « possibles » habituellement pensés par les philosophes, à une réelle nouveauté. En effet, on pense généralement qu’une chose possible est une chose qu’aucun obstacle n’arrête ou qui n’est pas logiquement contradictoire (c’était notamment le cas du philosophe Leibniz). Par exemple, si j’ai envie à la fois d’avancer mon travail chez moi et d’aller au cinéma, la possibilité de faire les deux en même temps est logiquement exclue, mais, en l’absence d’obstacles, je vais pouvoir librement choisir entre ces deux possibilités.
Mais pour Bergson, penser ainsi les possibles revient à concevoir la nouveauté exactement à l’image de ce qui existe déjà. Car cela revient à prétendre que l’on peut dérouler devant ses yeux les actions possibles (travailler, aller au cinéma) dans leur qualité intrinsèque. Alors qu’en réalité, ce qu’on peut visualiser à l’avance n’est qu’un ensemble de choses isolées et mesurables (fermer la porte de chez soi, marcher cinq minutes, s’asseoir au cinéma pendant 1h40, rentrer).
Mais une action est qualitativement bien plus que cela, de la même manière qu’une mélodie est bien plus qu’un nombre de notes et que la foulée d’Achille est bien plus qu’une suite de distances parcourues. Donc lorsqu’on se représente de telles actions possibles, on adopte en réalité la démarche du scientifique qui réduit la vie à un ensemble de variables calculables. Choisir entre ces variables ne reflète donc pour Bergson ni la liberté ni le sens de la vie.
L’acte libre vient prolonger nos sentiments profonds et les recomposer d’une manière inédite. La véritable nouveauté réside donc dans la qualité, la tonalité, des événements vécus et des choses créées. Si je choisis d’aller au cinéma, je peux avoir anticipé les étapes de mon trajet et l’intrigue générale du film, mais la qualité de ce que je vivrai, et la tonalité que cela imprimera à mes actions futures, sera proprement nouvelle et inanticipable.
C’est un ouvrage désormais classique qui a le mérite de partir d’une intuition et de la suivre dans un parcours riche, s’arrêtant sur de nombreuses notions classiques de la philosophie.
Par ailleurs, alors que Bergson pensait que le langage était souvent trop pauvre pour exprimer toute notre richesse intérieure, il parvient pourtant à le faire, avec parfois le talent d’un écrivain.
On a pu reprocher à Bergson l’opposition trop franche entre le temps mesuré par la physique et la durée réelle, et le fait que cette durée paraisse subjective, alors même qu’elle forme pour Bergson la qualité intrinsèque des choses (celle d’une mélodie par exemple, et ce indépendamment des goûts de chacun).
Mais dans la suite de son œuvre, et notamment dans Matière et mémoire (1896), Bergson offre des précisions et nuances à sa thèse. Il n’oppose plus notre durée intérieure au temps de la physique, mais distingue, à la fois au sein du monde et au sein de notre conscience, deux manières complémentaires d’appréhender le temps : selon sa qualité (c’est la durée) ou selon sa quantité (c’est sa mesure). Et explique mieux comment passer de l’un à l’autre.
Ouvrage recensé– Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, Éditions PUF, coll. « Quadrige grands textes », 2001[1889].
Du même auteur – La Pensée et le Mouvant. Essais et conférences, Paris, Éditions PUF, coll. « Quadrige grands textes », 2003 [1934].– Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, Éditions PUF, coll. « Quadrige grands textes », 2013 [1932].– L’Évolution créatrice, Paris, Éditions PUF, coll. « Quadrige grands textes », 2007 [1907].– Le Rire. Essai sur la signification du comique, Paris, Éditions PUF, coll. « Quadrige grands textes », 2012 [1900].– Matière et mémoire, Paris, Éditions PUF, coll. « Quadrige », 2012.
Autres pistes– Paul Ricœur, Temps et récit (I-III), Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », 1991.– Baptiste Le Bihan, Qu’est-ce que le temps ?, Paris, Éditions Vrin, coll. « Chemins philosophiques », 2019.