Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Henri Bergson
La morale est-elle uniquement faite d’obligations rationnelles, permettant de vivre en société ? Certains hommes peuvent-ils s’en affranchir ? Une religion de pur amour pourrait-elle mettre fin aux guerres ? C’est à ces questions aussi diverses que fondamentales, particulièrement entre les deux guerres mondiales, que Bergson s’attache à répondre dans son ouvrage. Cette dernière grande publication est aussi sa plus originale et peut-être sa plus ambitieuse.
Les deux sources de la morale et de la religion est le dernier grand ouvrage de Bergson, publié en 1932. Il est le fruit d’un long travail de conception.
Le philosophe a en effet d’abord étudié les écrits de sociologues, comme Émile Durkheim, et prévoyait d’écrire un livre d’anthropologie. Mais deux événements bouleversent ses projets. Tout d’abord, son intérêt grandissant pour l’expérience mystique, comme expérience directe et irréfutable de Dieu, qui lui fait reconsidérer sa méfiance envers les religions.
D’autre part, entre l’écriture de ses derniers ouvrages et celui-ci, survient la Première Guerre mondiale, qui conduit Bergson à s’interroger : pourquoi y a-t-il des guerres ? Et surtout, pourrait-on y mettre définitivement fin ? À la croisée de la sociologie française et de la mystique chrétienne, Bergson commence alors à penser une morale de l’amour, porté sur l’humanité entière.
Mais comment une telle morale pourrait-elle advenir ? Comme il l’explique dans l’ouvrage, la société n’en a pas besoin. Pour vivre ensemble, il faut avant tout des obligations qui nous relient les uns aux autres ainsi qu’une morale limitée à notre société, qui en assure la stabilité.
Éduquer à un amour qui se prolongerait au-delà des liens sociaux n’est pas nécessaire. Quelques individus pourraient-ils toutefois bouleverser le monde et inspirer un tel sentiment, qui empêcherait les guerres futures ? L’ouvrage a pour tâche de répondre à ces questions, en identifiant à la fois dans la morale et dans la religion deux sources bien distinctes, dont la seconde, inspirée par quelques hommes exceptionnels, était pour Bergson porteuse de grands espoirs politiques.
Bergson prend le contrepied de la conception classique de l’obligation qui en fait un choix moral rationnel. En effet, pour penser l’obligation, on la distingue normalement de la contrainte, qui est subie, imposée de l’extérieure (qu’il s’agisse d’un ordre reçu ou d’une loi physique, comme la gravitation universelle). L’obligation vient au contraire de nous : elle est consentie, grâce à la raison, qui nous montre qu’il est moral de se l’imposer.
Cependant, contre cette distinction classique et en particulier contre Kant, Bergson soutient que l’obligation à laquelle nous sommes soumis en société n’est pas rationnelle. La raison est l’instrument qui nous sert à comprendre l’obligation, mais elle n’est pas sa source. Pour lui, on n’obéit donc pas par choix rationnel, mais au contraire parce que l’instinct vital de notre espèce nous y pousse sous forme d’une habitude, qu’on ne peut s’empêcher de prendre. L’obéissance aux obligations est en effet nécessaire à la survie de notre organisation sociétale, elle-même nécessaire à la survie des hommes.
Cette thèse engage toute la vision bergsonienne du rapport entre l’individu et la société. Pour lui, les hommes ne se rassemblent pas un jour pour former une société, mais sont immédiatement pris dans une réalité sociale, qui émerge instinctivement. Cette thèse s’oppose à la pensée dite « contractualiste », dominante aux XVIIe et XVIIIe siècles (et qu’incarnent notamment Hobbes et Rousseau). Selon celle-ci, la société serait comme un contrat passé entre les individus afin de sortir de l’état de nature : elle n’est donc pas naturelle, mais artificielle.
La thèse de Bergson semble prolonger celle défendue par le sociologue Émile Durkheim, pour qui l’homme ne devient un individu que dans et par la société, qui est première. Mais Bergson s’en éloigne en réalité, et le critique même. Car pour Durkheim, la société s’impose à l’individu de l’extérieur : elle est transcendante. C’est pour cela qu’il ne pensait pas que nous obéissions par habitude (contrairement à Bergson), mais sous l’effet de l’action de la société qui constitue comme un ordre extérieur permanent. Tandis que pour Bergson, la société est présente en nous, sous forme d’un instinct vital qui développe ce qu’il appelle notre « moi social ».
Celui-ci est en dialogue constant avec notre personnalité singulière, originale, que Bergson nomme le « moi profond ». Pour les deux penseurs, l’homme ne peut donc vivre sans société ni obligations sociales, mais pour des raisons différentes.
De Platon à Kant, la majeure partie de la tradition philosophique a considéré que la morale provenait d’une bonne éducation. Celle-ci développerait chez l’enfant la raison, qui permet ensuite à l’adulte de réfléchir et de choisir les actions les plus morales, au détriment de ses désirs et plaisirs immédiats.
Cependant, pour Bergson, cette morale issue de l’éducation et permettant de bien vivre en société n’est qu’une « morale close », correspondant à ce qu’il nomme les « sociétés closes ». Car pour pouvoir survivre, il faut que les sociétés s’organisent. Et la solidarité qui se déploie entre les hommes est sociale et repose sur un principe : nous sommes organiquement liés à ceux avec qui nous vivons, mais opposés à ceux qui ne font pas partie de notre communauté. Les sociétés se constituent donc d’abord contre ceux qui pourraient les agresser. La morale close est ainsi ce qui permet le lien social, mais elle implique aussi la guerre constante, si ce n’est dans les faits, au moins potentiellement.
Bergson pense cependant un autre type de morale, qui pourrait mettre fin aux guerres : la morale « ouverte ». Alors que la morale close vient d’une pression de la société, la morale ouverte est transmise par un « appel ». Cet appel doit être lancé par des êtres exceptionnels, dont la simple existence suscite en chacun de nous des échos. Celui qui suit cette morale éprouve charité et amour envers toute l’humanité, indépendamment de la nature des hommes qui la composent. Et Bergson va même plus loin : l’amour ressenti peut dépasser l’humanité. Son représentant pourra aimer aussi bien les animaux que les hommes. Il pense notamment ici à l’exemple de François d’Assise. Finalement, être moral au sens de la morale ouverte, c’est être empli d’amour, quel que soit l’objet de ce sentiment.
Pour passer du respect accordé aux autres citoyens à l’amour de tout et de tous, sans objet prédéfini, il faut penser un véritable saut. Et pour Bergson ce saut ne se fait pas graduellement au sein des structures de la société, comme l’esprit républicain a pu le penser. Pour cette pensée, on respecterait en effet d’abord sa famille, puis, par la socialisation au sein des institutions, ce respect s’étendrait progressivement, par exemple à ses camarades et aux représentants de l’État au sein de l’institution scolaire.
Bergson est au contraire persuadé que seuls des êtres exceptionnels, et indépendants de toute institution peuvent nous inspirer ce changement moral et lancer l’« appel » nécessaire. Mais est-ce vraiment possible ?
La seule source de transformation de la morale et du monde social serait rendue possible par ceux qu’il nomme « les mystiques », et qui sont des personnalités qui nous inspirent et nous transforment. Le mystique est le seul qui celui qui réussisse à établir un contact avec le principe de la vie. Il le fait en identifiant sa volonté humaine à un principe créateur (que l’on appelle généralement la volonté divine). Là où nous voyons des objets et des personnes, le mystique voit donc plus loin en ayant l’intuition d’un principe créateur à l’origine de ceux-ci. Et c’est ce qui lui inspire de l’amour pour toute chose et toute personne.
Bergson montre également que, contrairement à l’image parfois véhiculée, le mystique n’est pas un contemplatif abîmé dans des extases, mais quelqu’un qui agit. C’est la raison pour laquelle il estime que les Grecs et les hindous n’ont pas connu de mystiques complets, car les leurs se sont arrêtés à la contemplation. Le vrai mystique doit au contraire agir et transformer le monde et ne pas en rester à l’obéissance aux obligations de la société ni à la contemplation béate du divin.
D’ailleurs, le principal exemple de transformation du monde permise par les mystiques que Bergson développe est bien loin des extases religieuses : il s’agit de la démocratie. Il pense en effet que l’esprit démocratique serait né grâce à l’inspiration du christianisme mystique, qui aurait diffusé sa marque en faisant de la fraternité le fondement de nos valeurs politiques.
Un élément vient toutefois assombrir l’espoir que Bergson place dans les « mystiques ». En effet, il ne croit pas à ce qu’on appelle, dans les théories de l’évolution, la « transmission des caractères acquis », comme il l’expliquait dans son ouvrage L’Évolution créatrice. Il y a pour lui une persistance du naturel : seuls les caractères innés des individus se transmettraient. Tout ce que l’éducation apprend recouvre donc la nature, mais sans la transformer de l’intérieur et sans le transmettre aux générations suivantes.
Cela signifierait que toute transformation de la société en direction de la morale ouverte serait à recommencer à chaque génération. Avec toutefois l’espoir qu’on finisse par si bien comprendre l’instinct humain, que les mystiques pourront l’influencer directement.
Bergson fait remarquer qu’on chercherait en vain une société sans religion. Pourquoi ? Ne peut-on pas vivre sans ? D’après lui, en un sens non. Car c’est une faculté universelle chez l’homme qui produit les représentations à l’origine des religions : la fonction fabulatrice. Ces représentations permettent de rassurer les individus et de renforcer la société. L’espèce humaine, étant dans une situation de fragilité par rapport aux autres animaux, se trouve soumise à deux dangers, produits par les facultés que l’on a tendance à valoriser, comme la conscience et la liberté.
D’une part l’Homme est le seul être vivant à se représenter sa mort (par la conscience) et d’autre part il est le seul à pouvoir décider de se désolidariser du corps social (grâce à sa liberté). Par ses fabulations, l’individu compense donc ces deux dangers en se rassurant et en assurant la cohésion sociale.
Cette fonction fabulatrice donnerait lieu pour Bergson à deux types de religion : la religion statique et la religion dynamique. La religion statique est une institution sociale, mais voulue par la nature : nous la formons instinctivement pour permettre à la société de survivre. Car sans elle, l’intelligence de l’homme pourrait mettre la société en péril. L’intelligence lui permet en effet d’examiner les choses, mais peut aussi remettre en cause la stabilité et la cohésion sociale. Contre cette force menaçante, la religion statique engendrée par la fonction fabulatrice, va figurer à l’homme un Dieu protégeant la cité et ses valeurs et réprimant ceux qui s’en écartent.
Elle va également lui représenter des récits valorisant les valeurs de la communauté et condamnant les valeurs individuelles et égoïstes. Tandis que la religion que Bergson appelle « dynamique » est liée à la morale ouverte. Elle n’est plus le mouvement par lequel l’homme maintient la société, mais celui par lequel il la transforme. Ou plutôt que certains hommes transforment, et inspirent d’autres à le faire. Bergson les désigne toutes deux par le même nom, car elles rempliraient la même fonction psychologique qui est de rassurer l’homme, la religion statique étant la forme la plus répandue pour le faire.
Il faut noter qu’attribuer la naissance des religions à une fonction psychologique prolongeant un instinct humain n’est pas une manière de critiquer la religion. Cette thèse pourrait en effet être confondue avec celle déployée par Freud dans L’Avenir d’une illusion en 1927. Pour Freud, la religion serait le résultat du besoin psychologique universel de se sentir protégé par un père tout-puissant. Ils ont donc en commun d’expliquer l’origine des phénomènes religieux non par quelque chose de transcendant (de supérieur à l’homme), mais par un besoin immanent (interne à l’homme).
Mais alors que pour Freud cette explication montre que la religion est une illusion à dépasser, puisque ce besoin de sécurité et de réassurance peut être comblé par un travail sur soi, aidé de la cure psychanalytique. Pour Bergson il n’en est rien, lui-même étant très croyant.
C’est le dernier grand ouvrage de Bergson (le suivant, La Pensée et le mouvant, sera en réalité une réunion d’articles et de conférences). Il aborde un grand nombre de thèmes classiques de la philosophie (du devoir moral à la liberté, et des relations entre individu et société à l’évolution humaine).
Mais il le fait avec une grande originalité, due à la convergence de sources d’inspirations très hétérogènes (la sociologie récente, la philosophie classique et le mysticisme religieux).
La transformation de la société et de la morale par quelques hommes exceptionnels peut tout de même soulever quelques réserves. Tout d’abord, Bergson justifie le fait que ces hommes exceptionnels ne pourraient transformer durablement la société, car les caractères acquis ne se transmettent pas. Or la biologie a commencé à remettre cette certitude en question, notamment en épigénétique.
D’autre part, doit-on vraiment croire au caractère universellement bon de l’amour prôné par Bergson à travers cette morale ouverte ? Ne s’agit-il pas d’une universalisation des injonctions chrétiennes ? Bergson affirme lui-même, au sein de son ouvrage, que les seuls vrais mystiques accomplis furent les mystiques chrétiens et l’amour de la morale ouverte ressemble bien à l’amour chrétien. Mais il ne s’interroge pas sur la légitimité qu’il y a à le poser comme perfection normative universelle.
Le philosophe Nietzsche, qui s’est beaucoup attaqué à la promotion des valeurs chrétiennes, y aurait vu l’expression de toute autre chose que d’une valeur universellement bonne. Prôner l’amour était pour lui le stratagème le plus subtil de la religion chrétienne, qui faisait d’elle une religion lyrique alors que les autres étaient héroïques. Et également une stratégie instinctive de survie puis de domination des plus faibles : si l’amour du prochain gagne la bataille des valeurs, tout le monde est alors à l’abri, même les moins adaptés, qui peuvent même régner en prêchant l’amour de tous.
La critique était noire, mais mettait en tout cas le doigt sur le caractère non évident de l’universalisation de l’amour prônée par Bergson dans l’ouvrage.
Ouvrage recensé– Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, Éditions PUF, coll. « Quadrige grands textes », 2013 [1932].
Du même auteur– Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, Éditions PUF, coll. « Quadrige grands textes », 2001[1889].– Le Rire. Essai sur la signification du comique, Paris, Éditions PUF, coll. « Quadrige grands textes », 2012 [1900].– L’Évolution créatrice, Paris, Éditions PUF, coll. « Quadrige grands textes », 2007 [1907].– La Pensée et le Mouvant. Essais et conférences, Paris, Éditions PUF, coll. « Quadrige grands textes », 2003 [1934].
Autres pistes– Ghislain Waterlot (dir.), Bergson et la religion : nouvelles perspectives sur Les deux sources…, Paris, Éditions PUF, 2008. – Gilles Deleuze, Le bergsonisme, Paris, Éditions PUF, coll. « Quadrige grands textes », 2014.