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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Hervé Glevarec
Dans ce livre court mais dense, Hervé Glevarec ouvre un dialogue franc et direct avec la sociologie de Pierre Bourdieu et de ses héritiers, dont le modèle de la « légitimité culturelle » qui hiérarchise les formes culturelles fait encore autorité pour comprendre les pratiques des Français. La société contemporaine ne semble plus se conformer à ce paradigme hérité des années 1960 et 1970. Hervé Glevarec propose ici un nouveau modèle, dit de la « tablature », pour comprendre efficacement la répartition sociale des pratiques et des goûts culturels dans une société plus diversifiée.
Tandis que la sociologie classique suppose que les goûts personnels ne sont que l’expression des classes sociales des individus, et qu’en retour les cultures légitimes sont celles des classes supérieures, l’ouvrage d’Hervé Glevarec propose un prolongement critique qui entend comprendre les pratiques comme des positionnements sociaux pluriels.
Peut-on s’affranchir du modèle dominant de la « légitimité culturelle » hérité de Pierre Bourdieu ? Est-il possible de penser les goûts et pratiques culturels des milieux supérieurs, qui consomment désormais des cultures comme le rock, la bande dessinée et les séries télévisées, sans avoir à hisser ces dernières dans les hautes hiérarchies de la légitimité ? Est-il possible d’abandonner tout simplement l’idée que certaines cultures sont intrinsèquement, essentiellement, toujours considérées comme supérieures à d’autres ?
Hervé Glevarec esquisse ici un nouveau modèle pour comprendre la diversité culturelle, au sens où les pratiques culturelles ne répondent pas mécaniquement aux positions sociales des individus. Son modèle a pour ambition d’être plus à même de décrire les sociétés plurielles dans lesquelles nous vivons aujourd’hui.
Dans son ouvrage majeur publié en 1979, La Distinction. Critique sociale du jugement, Pierre Bourdieu propose de comprendre les pratiques culturelles en fonction de la position sociale des individus. Son modèle de la « légitimité culturelle » repose sur une sociologie de l’habitus, entendu comme la manière qu’a chacun d’être, de vivre, d’interpréter le monde. Cet habitus, largement hérité des structures sociales, est une culture si intégrée qu’elle en devient une seconde nature : sa fonction sociale principale est de viser la reproduction des structures sociales d’un monde donné.
Les pratiques culturelles y jouent un rôle fondamental. Les cultures légitimes d’une société sont, dans la sociologie bourdieusienne, celles des dominants (en priorité économiques, soit les plus riches ; puis culturels, soit les plus cultivés). La légitimité culturelle est donc une norme absolue : elle s’applique à tous et marque les inégalités sociales. Alors que les milieux supérieurs savent interpréter la musique classique, les milieux populaires s’y trouvent démunis, donc méprisés socialement. Les « capitaux économiques » et les « capitaux culturels » sont ainsi parfaitement alignés : avec les premiers viennent les seconds.
Ce « holisme de la légitimité » (au sens où elle est généralisée) se double d’une hiérarchie sociale, culturelle et esthétique des genres, qui produit une opposition entre ceux qui sont « nobles » (l’opéra, la musique classique, la peinture, la sculpture, le théâtre, etc.) et ceux qui sont « populaires » (la variété, la comédie, le rock et le rap, la bande dessinée, les romans de gare, etc.). Le jugement social vient parfaire ce système de reproduction des inégalités sociales par des marques de « distinction » (d’où le titre de l’ouvrage), distinction qui est à la fois une interprétation spécifique des œuvres et un jugement social émis à l’égard des genres « moyens », c’est-à-dire populaires.
Cependant, les fondements du modèle de la distinction de Pierre Bourdieu que sont le champ culturel, la structure sociale et la valeur de la culture ne résistent pas aux transformations des sociétés occidentales : les nouvelles dynamiques générationnelles du goût, les bénéfices moindres tirés de la distinction et l’autonomisation des genres culturels sont devenus les principales variables de la reconnaissance culturelle.
D’abord, parce que le champ culturel s’est diversifié : depuis l’après-guerre, les médias de masse se sont considérablement développés, de même que leurs supports matériels (téléviseurs, téléphones portables, ordinateurs, tablettes, etc.), sous l’impulsion à la fois d’un marché économique porteur et d’un État attentif à l’offre culturelle de son pays.
Ensuite, parce que la structure sociale elle-même s’est diversifiée. L’ascension sociale accrue, là encore depuis l’après-guerre, doublée des migrations internationales, a produit des milieux sociaux plus hétéroclites : c’est l’apparition, notamment, des classes moyennes (employés, professions intermédiaires, cadres). Les modes de vie eux-mêmes se sont libérés de certains carcans traditionnels : la famille nucléaire perd de son pouvoir normatif, concurrencée qu’elle est par des formes d’individualisme attentives à la réalisation de soi. Dans cette nouvelle équation, les goûts et les valeurs de la culture sont moins transmis par la famille que par les pairs.
Enfin, parce que le contexte est devenu déterminant dans la pratique culturelle : les élites ne parviennent plus à imposer, de facto, leurs cultures sur le reste de la société, mais s’inspirent en permanence de ce que consomment les autres milieux sociaux. Or, si le modèle traditionnel de la légitimité se poursuit bel et bien sur ces espaces institutionnels (les individus tirent des avantages sociaux de l’expression de tel ou tel goût lorsqu’ils sont dans une situation, par exemple, scolaire ou de recrutement), il est clairement dépassé dans les espaces affinitaires de la sociabilité.
Pour comprendre les reconfigurations de la légitimité culturelle, Hervé Glevarec s’arme des apports du sociologue de la culture Richard Peterson. Pour ce dernier, les différences sociales n’opposent plus les goûts nobles aux goûts de masse, mais plutôt des préférences éclectiques à des préférences spécifiques. C’est la valeur de l’omnivorité, fondée sur deux caractéristiques majeures.
D’abord, les régimes de légitimité sont désormais hétérogènes, multiples, composites, car ils intègrent une extension des goûts reconnus. Concrètement, la légitimité culturelle ne repose plus sur une hiérarchie simple, par exemple, de la musique classique sur le théâtre sur la télévision sur la bande dessinée. Elle est désormais cumulative. Un individu est reconnu comme « cultivé » s’il est capable de naviguer dans les diverses eaux culturelles : musique classique et théâtre et télévision et bande dessinée. De fait, le jugement sur la qualité d’une œuvre n’est plus réservé à l’élite. Dans cette nouvelle configuration, les différences de goût sont reconnues dans le respect d’autrui : comme l’explique Hervé Glevarec, « les individus diplômés formulent des jugements d’indifférence et de tolérance bien plus prononcés que la condescendance ou la pratique feinte à propos des pratiques populaires contemporaines qu’ils n’ont pas ».
Ensuite, la hiérarchisation se déplace. Elle se produit non plus entre les genres (le drame, la comédie, l’horreur, le policier, etc.) mais au sein même d’un genre (« je préfère tel film à tel autre »). Cela est rendu possible par la subjectivité assumée des goûts : la qualité n’est plus supposément objective, rattachée à des qualités intrinsèques de l’œuvre, mais intègre des critères personnels. La conséquence est importante : le divertissement est réhabilité comme une esthétique (au sens du plaisir personnel) et la « noblesse » culturelle est amoindrie.
Une telle perspective permet de penser les pratiques des individus en termes de préférences et de goûts, qui sont certes soumis au jeu de la structure sociale, mais aussi à celui des relations d’affinités et des subjectivités individuelles. Lorsque les milieux supérieurs regardent une série télévisée, ce n’est pas simplement parce que leur milieu social a légitimité cette forme culturelle, ainsi devenue fréquentable. C’est encouragé par le fait que d’autres axes que la classe sociale entrent en jeu pour se définir identitairement : ainsi, le genre, la « race » ou l’âge agissent comme des repères structurants pour l’individu, qui trouvera des sources d’inspiration culturelle en dehors de son origine sociale.
En plus d’une légitimité culturelle affaiblie, les mondes sociaux produisent des reconnaissances culturelles faites de tolérance et/ou d’ignorance. Pour résumer, « si les goûts n’ont pas tous la même légitimité sociale, ils ont dorénavant tous la même légitimité culturelle ». La légitimité sociale posait problème car elle amalgamait la valorisation d’un objet culturel et l’acceptation par les individus de cet ordre hiérarchique. De fait, la légitimité d’une culture produisait immédiatement un goût, sans qu’il y eût de possibilité (ni même simplement d’envie) de se détacher de ces pratiques.
Or le rejet d’une œuvre n’est pas forcément l’expression d’une distinction, d’une mise à distance par rapport à d’autres groupes sociaux, mais peut tout à fait être un jugement de valeur, sincère dans sa subjectivité, sur l’œuvre sur elle-même. Dire que l’on aime Keith Richards, ce n’est pas forcément vouloir réaffirmer sa position sociale, ni s’approprier une culture rock autrefois populaire pour la rendre légitime. Le goût individuel est certes toujours rattaché à des normes sociales, mais il existe aussi au-delà des régimes de la légitimité. On peut aimer Keith Richards… parce qu’on aime sincèrement Keith Richards.
La principale critique d’Hervé Glevarec à l’égard de l’arsenal théorique de Pierre Bourdieu, dont l’habitus est le concept-clé, est que ce dernier est « à la fois matériel et idéel, réel et imaginaire », car il est « déterminé (matériellement) et relatif (relationnellement) ».
Autrement dit, l’habitus se veut simultanément déterminé par les structures sociales et relatif aux relations sociales : or, entre un cadrage matérialiste (la structure matérielle détermine l’individu) et un cadrage relativiste (la distinction est purement culturelle), « le goût est écrasé ». Est-il possible, aujourd’hui, d’envisager les préférences individuelles au-delà de ce cadrage historique de l’habitus ?
Pour ce faire, Hervé Glevarec avance le modèle dit de la « tablature des goûts ». Il suggère de faire subir un quart de tour à la pyramide habituelle des légitimités culturelles, qui organise verticalement les genres. En la dessinant de façon horizontale, pour penser les genres les uns à côté des autres plutôt qu’au-dessus ou en-dessous les uns des autres, la « tablature » fait coexister les genres avec des effets de relations entre eux (à la manière d’une partition qui organise des notes). Ce nouveau modèle a plusieurs avantages. Il permet d’abord de comprendre les genres culturels dans leur diversité, c’est-à-dire dans leur capacité à produire des esthétiques variées, difficiles à mesurer.
Mais il éclaire également le déplacement de la hiérarchie culturelle au sein de chaque genre : c’est au sein même du cinéma d’horreur, du cinéma comique ou du cinéma dramatique que sont construites des comparaisons. Il est de moins en moins pertinent, et légitime socialement, de comparer des domaines aussi différents que, par exemple, les séries télévisées et la sculpture. Enfin, la distinction (« je n’aime pas ce que les autres aiment, car ce que j’aime est véritablement mieux ») y est remplacée par des logiques de tolérance ou d’indifférence (« chacun aime ce qu’il veut »).
Les pratiques culturelles, mais aussi les produits eux-mêmes et leurs interprétations, montrent que nos sociétés valorisent moins aujourd’hui les hiérarchies verticales qu’une consommation éclectique, c’est-à-dire variée, des cultures. La légitimité n’est plus vraiment du côté de l’opéra, du théâtre ou de la peinture, mais elle réside dans la capacité à écouter Rubinstein comme les Strokes. Une pluralisation des scènes sociales se produit : « la » légitimité laisse place à « des » légitimités adaptées selon les situations (institutionnelles, scolaires, familiales, amicales, etc.).
Bref, les œuvres sont plus nombreuses, leurs genres plus diversifiés, et leurs accès facilités. Ce qui est décrit ici est un phénomène bien connu de la sociologie, le « tournant culturel », qui détache, du moins partiellement, les pratiques culturelles de la position des individus.
Hervé Glevarec propose ici un recadrage de la sociologie de la culture : plutôt que de tordre l’interprétation des pratiques culturelles qui apparaissent comme des anomalies par rapport au modèle classique de la « légitimité culturelle » (les milieux supérieurs écoutent du rock et du rap plus que de la musique classique), il propose de repenser l’ensemble du champ d’analyse. Le « quart de tour » qu’il fait subir à la hiérarchie verticale des goûts culturels permet de détacher les individus de leur unique classe sociale pour l’intégrer, aux côtés d’autres variables comme l’âge et le genre, dans la compréhension des pratiques.
À la légitimité culturelle succèdent et s’ajoutent des phénomènes de reconnaissance culturelle. L’objectif n’est pas ainsi de nier l’importance de la classe sociale mais de la réintégrer aux côtés d’autres pans des identités.
Ouvrage recensé– Hervé Glevarec, La Culture à l’ère de la diversité, Paris, L’Aube, 2013.
Autres pistes– Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.– Philippe Coulangeon, Les Métamorphoses de la distinction. Inégalités culturelles dans la France contemporaine, Paris, Grasset, 2011.– Olivier Donnat, Les Pratiques culturelles des Français à l’ère numérique. Enquête 2008, Paris, La Découverte, 2009.– Patrice Flichy, Le Sacre de l’amateur. Sociologie des passions ordinaires à l’ère numérique, Paris, Seuil, 2010.– Bernard Lahire, La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte, 2004.