Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Howard S. Becker
À travers cet ouvrage, Howard Becker montre que les œuvres d'art ne proviennent pas, contrairement à l'idée romantique que l'on s'en fait, du seul génie créateur de l'artiste, mais qu'elles sont le fruit d'interactions sociales, de choix et de contraintes imposées par ce qu'il nomme les mondes de l'art. La particularité de Becker est d'avoir recours à un style simple, clair et direct facilitant la lecture et la compréhension de l'ouvrage.
Howard Becker entend montrer dans cet ouvrage comment les acteurs sociaux sont appelés à coopérer selon des procédures conventionnelles, que ce soit au niveau de la production, de la diffusion, de la consommation, de l'homologation esthétique ou encore de l'évaluation des œuvres. Ces réseaux ainsi constitués sont ce que Becker dénomme les « mondes de l'art ». Ces mondes sont des formes d'action collective perméables au changement.
L'approche de Becker est centrée sur la dynamique des relations interindividuelles, selon les principes théoriques de l'interactionnisme symbolique. Les concepts de coordination et de coopération sont omniprésents dans son analyse. Ajoutons que comme dans Outsiders, l'observation de Becker manquerait sans doute de profondeur et de finesse s'il n'avait connu une familiarité prolongée avec ce monde, notamment à travers ses activités de musicien et de photographe.
L'analyse de Becker montre que l'artiste fait partie intégrante d'une chaîne de coopération dans laquelle les acteurs travaillent ensemble grâce à des conventions établies. Le public lui-même a intégré ces conventions à partir desquelles ils peuvent apprécier une œuvre d'art. Comme n'importe quelle marchandise, les œuvres d'art se vendent et s'achètent à travers des systèmes de distribution.
Becker établit une classification des artistes selon leur capacité à s'intégrer dans le marché de l'art. Démontrant que le critère esthétique est sujet au changement et qu'une œuvre est issue d'interactions sociales, il réfute la théorie de la réputation selon laquelle un artiste serait apprécié pour son pur génie créateur.
Comme n'importe quelle activité professionnelle, la production d'œuvres repose sur une division des tâches entre un grand nombre de personnes. C'est flagrant lorsque l'on voit défiler le générique des films à gros budget, où la segmentation des tâches semble illimitée. De manière générale, il est évident que les arts du spectacle (cinéma, concerts, pièces de théâtre, opéra...) ne peuvent reposer sur une seule personne. Mais même la peinture et la littérature impliquent l'activité d'autres personnes dans la mesure où elles reposent sur la réalisation d'objets nécessaires à la production des œuvres.
Ainsi, le peintre dépend de l'activité des fabricants de toiles et de couleurs, des marchands, des collectionneurs, des critiques d'art ou encore des musées. De son côté, l'écrivain est dépendant des maisons d'édition, des critiques ou encore des libraires. Becker va plus loin en soutenant que les liens de l'artiste avec la chaîne de coopération dont il dépend pèsent sur le genre d'œuvre qu'il produit.
En effet, si l'artiste produit des œuvres qui ne peuvent trouver place dans les structures de production et de présentation existantes, ces œuvres ne peuvent être présentées au public, même s'il existe des circuits parallèles pour les œuvres hors normes. Cependant, la plupart du temps, les artistes s'adaptent aux possibilités offertes en ajustant leurs projets. L'inverse demande à l'artiste du temps et une implication supérieure.
L'artiste crée son œuvre en fonction des contraintes (format du livre, lieu d'exposition, délais...), mais aussi des réactions des autres vis-à-vis de son travail. Dans le domaine de l'édition, Becker montre que la version définitive d'un ouvrage est le fruit d'un travail collectif (amis, parents, pair, éditeur, correcteur...).
Au point d'en conclure : « Au vrai, on s'aperçoit qu'il n'est pas excessif de dire que c'est le monde de l'art plutôt que l'artiste lui-même qui réalise l'œuvre » (p. 209). Pour pouvoir travailler ensemble, toutes ces personnes s'appuient sur un certain nombre de conventions entrées dans l'usage. « La production d'œuvres d'art exige qu'un personnel spécialisé coopère selon des modalités bien définies » (p. 53), observe le sociologue. Ces conventions définissent les méthodes de travail propres à chaque domaine artistique. Elles déterminent le choix des matériaux et servent de base à l'artiste.
Becker prend l'exemple des peintres italiens de la Renaissance, pour qui les thèmes et le symbolisme des couleurs étaient clairement dictés par les conventions. Il objecte qu'il n'est pas impossible pour un artiste de travailler sans conventions, mais cela s'avère plus difficile et plus coûteux.
Ces conventions sont également partagées par le public. « C'est précisément parce que l'artiste et le public ont une connaissance et une expérience communes des conventions mises en jeu que l'œuvre d'art suscite l'émotion » (p. 54), avance Becker. Les conventions relèvent de la diffusion des connaissances et donc, de l'éducation.
Apprécier le travail d'un artiste ou une mélodie requiert un apprentissage des codes. Becker prend pour exemple la danse moderne ou contemporaine, qui vise à se différencier du ballet. Pourtant, fait-il remarquer, les bons danseurs ont la plupart du temps reçu une formation classique. De même, pour le public, il est plus facile d'apprécier un spectacle de danse contemporaine lorsqu'il connaît déjà les codes de la danse classique.
Pour se familiariser avec les conventions, le public doit se confronter à l'expérience directe, aller à la rencontre de l'œuvre et échanger avec autrui à son propos. In fine, le groupe qui possède les conventions forme le noyau du monde de l'art. Cependant, l'artiste doit faire face à un dilemme : pour produire des œuvres remarquables, il doit désapprendre une partie des conventions qu'il a assimilées au risque d'ennuyer les gens. Le succès d'une œuvre passe donc aussi, paradoxalement, par la transgression des normes.
Après avoir réalisé une œuvre, l'artiste doit la diffuser. Il lui faut trouver un mécanisme de distribution qui la rende accessible aux personnes susceptibles de l'apprécier et qui lui fournisse de l'argent pour rembourser les efforts et le matériel investis, mais aussi pour pouvoir en réaliser d'autres. Les distributeurs veulent une production régulière pour assurer la stabilité de leurs affaires, ce qui les conduit à s'intéresser aux œuvres pour toute autre raison que pour leur valeur artistique.
Cependant, dans certains domaines, notamment la photographie et la poésie, les revenus procurés par le travail artistique sont si faibles que les œuvres sont autoproduites. La plupart des poètes et des photographes ont par exemple un emploi alimentaire à côté de leur activité artistique.
Dans le cadre du mécénat, des personnes aisées ayant une appétence pour l'art financent le travail de création d'un artiste. Par ce biais, ils peuvent contrôler le travail artistique qu'ils financent. Le mécène peut être un gouvernement qui commande des peintures ou des sculptures pour un lieu public déterminé, l'Église ou encore une entreprise. Sûrs de leur jugement, ils financent parfois des œuvres très novatrices qui peuvent être mal accueillies du public. Par-là, ils contribuent à modeler le goût des autres.
Ces mécènes qui viennent généralement des plus hautes classes de la société commandent des œuvres en fonction de leurs goûts, qui proviennent en partie de leur éducation, de la manière dont ils ont appris à apprécier l'art dans leur milieu. Becker s'appuie sur le travail de Francis Haskell (1963) à propos de la peinture italienne du XVIIe siècle pour considérer que parfois, même le mécénat est simplement un attribut essentiel de la condition aristocratique et qu'il n'a rien à voir avec une sensibilité particulière à l'art.
De même, lorsqu'ils financent des œuvres d'art, les États et leurs représentants agissent dans leur propre intérêt, lequel n'est pas le même que celui des artistes. « L'interpénétration du politique et de l'esthétique influe sur la notion même d'art, sur la réputation de certains genres et certaines disciplines artistiques et sur le renom personnel des artistes » (p. 179), fait remarquer Becker.
Aujourd'hui, les arts plastiques sont commercialisés par un réseau international de marchands. Les marchands insèrent l'artiste dans l'économie de la société en transformant la valeur artistique en valeur marchande, assurant ainsi un revenu à l'artiste.
Une galerie met en présence un marchand, un groupe d'artistes, un groupe de clients qui achètent régulièrement, des critiques et un public d'habitués qui assistent aux expositions et aux vernissages. Les marchands ont besoin des collectionneurs pour s'assurer des revenus. Ils tentent de convaincre les amateurs d'art de placer leur argent dans des œuvres. Désormais, les œuvres d'art comptent parmi les formes de placement importantes. Elles peuvent offrir des plus-values considérables, supérieures aux autres placements.
C'est ainsi que les critiques et les marchands façonnent les goûts des acheteurs en leur conseillant d'investir leur argent dans des œuvres qui ne sont pas encore consacrées. Le marchand a donc tout intérêt à suivre le travail d'un artiste qui commence à se faire un nom, car la valeur de ses œuvres augmentera avec sa notoriété. Dans le monde des arts du spectacle, ce sont les producteurs qui jouent ce rôle.
Becker définit quatre catégories d'artistes : les professionnels intégrés, les francs-tireurs, les artistes populaires et les naïfs. Les professionnels intégrés ont à la fois le savoir-faire technique, les aptitudes sociales et le bagage intellectuel nécessaires pour faciliter la réalisation d'œuvres d'art. Mais souvent, ce type d'artistes s'en tiennent à ce que le public et l'État jugent convenable. Les francs-tireurs apportent de telles innovations au monde de l'art que leurs œuvres sont difficilement acceptées.
Généralement, ces artistes poursuivent leur travail sans le soutien du monde de l'art et se heurtent à son hostilité lorsqu'ils présentent leurs œuvres. Celles-ci finissent parfois par disparaître, n'ayant pu trouver de place dans le patrimoine historique de l'art. Quant aux artistes populaires, ce sont les personnes qui créent sans revendiquer le statut d'artiste, en suivant parfois une tradition.
Enfin les artistes naïfs, ou artistes « de terroir », connaissent les conventions et les respectent, mais n'ont aucune formation professionnelle ni explication à donner sur leurs œuvres. Le parfait exemple en est le Douanier Rousseau. Leurs œuvres apparaissent souvent déconcertantes pour le public, qui ne sait réagir devant elles. Elles font ainsi figure de curiosités.
L'artisanat a donné naissance à une autre catégorie d'artiste. Contrairement à l'art, il se définit comme la production d'objets utiles. Cependant, la dimension esthétique est également présente dans l'artisanat, notamment à travers la notion de virtuosité. Par ailleurs, la beauté peut être un troisième critère dans l'artisanat.
Ainsi, au Japon, l’artisanat est hissé au rang d’art, incarnant grâce et beauté du geste. Plus récemment, dans la culture occidentale, on distingue les artisans des artisans d'art, ces derniers partageant l'idéal de beauté des artistes. De même que les artistes, les artisans d'art créent leurs œuvres selon des critères anti-utilitaristes. Par exemple, la poterie, la céramique ou encore la faïence ont été hissées au rang d'artisanat d'art.
À l'inverse, l'art peut se transformer en artisanat lorsque l'artiste est plus préoccupé par la virtuosité de son travail que par sa dimension créative et expressive, comme c'est le cas dans l'art académique et l'art commercial, où l'artiste joue le rôle de simple exécutant en fonction d'une commande donnée.
Pour Becker, le monde de l'art se caractérise par sa résistance au changement, en témoigne sa faculté à maintenir à l'écart les innovateurs pour perpétuer les pratiques conventionnelles. Toutefois, des changements révolutionnaires peuvent avoir lieu, lorsque les francs-tireurs parviennent à convaincre le monde artistique de coopérer aux activités requises par la nouvelle discipline. Ainsi naissent et meurent des mondes de l'art. Pour en faire émerger de nouveaux, il faut en poser les fondements et créer des réseaux de fournisseurs, des systèmes de diffusion et des groupes de pairs permettant d'échanger sur les aspects esthétiques afin d'établir des critères de jugement des œuvres. En parallèle, les mondes de l'art peuvent mourir faute de diffusion des œuvres.
D'une époque à l'autre, les théories sur l'art évoluent. Auparavant, c'est la ressemblance avec la réalité qui validait une œuvre d'art. Puis, selon la théorie expressive de l'art, une œuvre d'art a été considérée comme telle dans sa capacité à exprimer les émotions, les idées et le tempérament de l'auteur. Lui ont succédé l'abstraction géométrique, la peinture gestuelle et la théorie institutionnelle de l'art, qui consiste à dire que c’est l’institution, et plus précisément le monde de l’art, qui décrète quand et si quelque chose est une œuvre d’art (on pense à l'urinoir de Marcel Duchamp ou au Brillo d'Andy Warhol).
Mais alors, qui peut décider qu'une œuvre d'art en est réellement une ? Il s'agit d'un groupe de personnes composées de producteurs, directeurs de musées, journalistes, critiques, historiens d'art, etc. et qui constituent le noyau dur du monde de l'art. Pour autant, l'autorité de certaines personnes est régulièrement contestée (critiques, marchands, membres de commissions, jurys...).
Dans la plupart des sociétés, les œuvres d'art se vendent et s'achètent comme d'autres marchandises. Mais si l’on prend le cas des États totalitaires, le statut de l'artiste est particulier. S'il souhaite créer librement, l'artiste doit souvent courir des risques importants, allant même parfois jusqu'au péril de sa vie.
Ainsi, en apportant son approbation et son soutien ou au contraire, en y opposant sa résistance, l'État influence forcément le travail des artistes. Becker fait remarquer qu'une œuvre évolue en fonction de la manière dont elle est perçue par le public. Certaines œuvres meurent. C'est parfois la volonté d'un État que de faire disparaître des œuvres, mais alors souvent, cela ne fait qu'accroître l'intérêt des gens pour ces œuvres interdites. Selon les pays, les États mènent une politique de centralisation ou de décentralisation, une politique de « démocratisation » de l'art ou une politique de « démocratie culturelle ».
Après avoir montré que les œuvres d'art sont le produit d'actions collectives, Becker se penche sur la « théorie de la réputation » des artistes, qu'il définit ainsi : « 1) des gens possédant des dons particuliers 2) créent des œuvres exceptionnellement belles et profondes 3) expriment des émotions humaines et des valeurs culturelles essentielles. 4) Les qualités de l'œuvre attestent les dons particuliers de leur auteur, et ces dons pour lesquels cet auteur est déjà connu garantissent la qualité de l'œuvre. 5) Comme les œuvres révèlent les qualités foncières et le mérite de leurs auteurs, c'est la totalité de la production d'un artiste, et elle seule, qui doit être prise en compte pour sa réputation » (p. 346).
Becker conteste cette idéologie du génie créateur en soulignant que la réputation d'un artiste obéit elle aussi à des logiques sociales contingentes. Par exemple, il remarque que de nombreuses œuvres doivent leur réputation à leur importance historique et non à leur valeur esthétique.
Pour conclure, Becker estime que le monde de l'art reflète la société dans son ensemble. Selon lui, le monde de l'art peut s'appréhender de la même manière que la société en général, car il est régi par les mêmes mécanismes sociaux. La production d'œuvres est issue d'un ensemble de gens qui coopèrent entre eux en se rapportant à des conventions communes.
Produire des œuvres singulières, hors cadre, apparaît donc plus compliqué, plus coûteux. Les conventions peuvent bien sûr évoluer, donnant parfois naissance à de nouveaux mondes de l'art. Enfin, les quatre types de rapport à l'art défini par Becker (intégré, franc-tireur, populaire, naïf) peuvent selon lui s'appliquer à tout monde social.
Ouvrage recensé
– Les Mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1988.
Du même auteur
– Propos sur l’art, Paris, Paris, L’Harmattan, 1999.– Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985.
Autres pistes
– Pierre Bourdieu, La Distinction : Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.– Pierre Bourdieu, Les Règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992.– Jean Duvignaud, Sociologie de l'art, Paris, PUF, 1972.