Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Howard S. Becker
Howard Becker étudie la déviance en s'intéressant au point de vue de ceux qui transgressent les normes, comme les fumeurs de marijuana ou encore les musiciens de jazz et de ceux qui créent et imposent les normes. S'appuyant sur l'observation participante et les entretiens, deux techniques propres à la méthode ethnographique, cette étude fournit un exemple convaincant de l'application du travail de terrain en sociologie.
Aux États-Unis, dans les années 1950 et 1960, la consommation de cannabis est considérée comme une véritable déviance, tout comme le fait d'appartenir au groupe social des musiciens de jazz, porteur d'une sous-culture marginale. En prenant en compte à la fois le point de vue des déviants et de ceux qui fondent et font appliquer les lois, l'approche d'Howard Becker se distingue fondamentalement des analyses antérieures sur la délinquance qui reposent uniquement sur la non-conformité des comportements déviants.
Comment devient-on déviant et pourquoi un individu persévère-t-il dans un comportement déviant ? En parallèle, Becker se penche sur le processus d'imposition des normes et sur le profil des individus qui les créent et les font appliquer, amenant ainsi à se questionner sur chacune des parties.
« La conception sociologique définit la déviance comme la transgression d'une norme acceptée d'un commun accord » (p. 32), établit Becker au début de l'ouvrage. Pour autant, il juge cette définition incomplète, estimant que la déviance est créée par la société. Ainsi, la déviance est la conséquence de l'application de normes par les autres. C'est pourquoi le caractère déviant ou non d'un acte dépend de la réaction des autres.
C'est donc l'accusation publique qui conduit à considérer un acte comme déviant, ce qui amène le sociologue à s'interroger sur ceux qui imposent les normes. Selon Becker, il y a toujours des groupes sociaux qui imposent leurs normes « de force » aux autres, comme c'est le cas entre les adultes et les enfants et dans la société américaine de Becker, des hommes qui élaborent les normes pour les femmes et des Noirs se trouvant soumis aux normes des Blancs.
Ainsi, « loin d'être unanimement acceptées, [les normes] font l'objet de désaccords et de conflits parce qu'elles relèvent de processus de type politique à l'intérieur de la société » (p. 41), analyse l'auteur.
Becker appartient au courant de l'interactionnisme symbolique qui consiste à « étudier toutes les parties engagées dans une situation, ainsi que leurs relations » (Blumer, 1967). Dans ce qui a été appelé « théorie de l'étiquetage », mais que Becker préfère nommer « théories interactionnistes de la déviance », le sociologue distingue plusieurs types de comportements déviants selon qu'ils sont perçus comme déviants ou non, et selon qu'ils obéissent à une norme ou la transgressent.Il établit ainsi les relations suivantes : Perçu comme déviant + obéissant à la norme = Accusé à tort Non perçu comme déviant + obéissant à la norme = Conforme
Perçu comme déviant + transgressant la norme = Pleinement déviant
Non perçu comme déviant + transgressant la norme = Secrètement déviant Cette classification aide à comprendre la genèse du comportement déviant et son évolution dans le temps. La théorie de l'étiquetage regroupe un certain nombre de sociologues contemporains de Becker considérant les interactions entre ceux qui ont commis des infractions et ceux qui portent ces accusations.
Selon l'auteur, l'une des plus importantes contributions de cette approche a été de mettre en valeur que le fait même d'être désigné comme déviant est déterminant dans la poursuite de la carrière de l'individu, cette stigmatisation l'empêchant peu à peu d'avoir une vie normale.
Le sociologue s'appuie sur le concept de « carrière » pour analyser l'évolution du déviant.
Comme le souligne le sociologue et politiste Xavier de Larminat, « l'un des principaux intérêts de la notion de carrière est de permettre d'articuler des dimensions objectives et subjectives : il s'agit en effet de prendre en considération les structures sociales et la situation officielle d'un individu, tout en prêtant attention à sa propre manière de voir les choses et de se représenter sa situation ». La plupart du temps, la première étape d'une « carrière déviante » consiste à commettre une transgression. Becker distingue les « actes de déviance intentionnelle » des « actes de déviance non intentionnelle ».
Mais selon lui, il est plus vraisemblable que la plupart des gens aient des tentations déviantes, mais que tous ne passent pas à l'acte. Intervient alors ce qu'il appelle le « processus de l'engagement ». Ce sont les multiples engagements de l'individu envers les normes et les institutions conventionnelles qui l'empêchent de donner suite à ses tentations déviantes.
En effet, l'individu « normal » est capable de réprimer ses tentations en pensant aux conséquences qui s'en suivraient si la déviance était découverte. Mais pour celui qui n'a ni réputation à soutenir, ni emploi à conserver, ni femme et enfants à considérer, les enjeux ne sont pas les mêmes.
Pourtant, Becker remarque que la plupart des gens sont sensibles aux codes conventionnels de la conduite. C'est pourquoi les déviants emploient des « techniques de neutralisation » pour justifier leur déviance. Par exemple, en se considérant comme passif ou en considérant l'acte de déviance comme un acte de défense naturelle, voire de justice.
Le déviant qui retient l'attention du sociologue n'est pas tant l'auteur d'un acte déviant exceptionnel que celui qui maintient une forme de déviance sur une longue période et organise son identité autour d'un comportement déviant. Cette évolution repose sur le développement de motifs et d'intérêts déviants. Le concept de « carrière » permet de voir qu'à chaque étape, certains individus vont s'arrêter tandis que d'autres vont persévérer.
C'est donc l'enchaînement des relations et des événements qui amènent un individu à devenir déviant. Cet individu participera peu à peu à une sous-culture organisée autour d'une activité considérée comme déviante et finira par se considérer comme déviant, changeant ainsi d'identité aux yeux de la société et de lui-même. Lorsqu'il appartient à un groupe déviant, cette déviance devient plus réfléchie, plus cohérente et plus structurée, à l'image des fumeurs de cannabis ou des musiciens de jazz. En outre, plus un déviant avance dans sa carrière, plus les choix qui s'offrent à lui se restreignent.
Selon Becker, la population des fumeurs de marijuana offre un cas intéressant à la sociologie de la déviance dans la mesure où ce ne sont pas les motivations qui déterminent le comportement déviant, mais le comportement déviant qui produit les motivations. En effet, le sociologue insiste d'abord sur le fait que le cannabis ne provoque pas de dépendance physiologique. Ce sont donc des mécanismes sociologiques qui expliquent comment un individu devient un consommateur régulier.
L'étude révèle que la carrière du fumeur de cannabis se décompose en trois étapes : l'apprentissage de la technique, l'apprentissage de la perception des effets de la drogue et l'apprentissage du goût.
De leur côté, les musiciens de jazz ne sont pas déviants au sens de la loi, mais par leur culture. Comme l'indique Becker, « leurs activités sont formellement légales, mais leur culture et leur mode de vie sont suffisamment bizarres et non-conventionnelles pour qu'ils soient qualifiés de marginaux par les membres plus conformistes de la communauté » (p. 103).
Au fur et à mesure de ses observations, Becker fait remarquer que ce sont les musiciens eux-mêmes qui se considèrent comme différents des non-musiciens, qu'ils appellent des « caves » et dont ils se sentent supérieurs. Ce sentiment de supériorité entraîne une auto-ségrégation des musiciens.
Après avoir étudié ces deux groupes sociaux et cherché à comprendre le déroulement de leur « carrière déviante », Becker se tourne vers ceux qui imposent les normes, qu'il nomme non sans sarcasme les « entrepreneurs de morale ». Selon Becker, ils parviennent à convaincre d'autres organisations intéressées de l'urgence d'imposer des normes, puis l'opinion publique par l'intermédiaire de la presse. Il dresse le prototype de l'entrepreneur de morale en ces termes peu amènes : « C'est l'individu qui entreprend une croisade pour la réforme des mœurs ».
Selon lui, ce type de personne est souvent imbu de sa vertu. Il cite en exemple les prohibitionnistes qui, en créant le 18e amendement de la constitution, sont parvenus à instituer une totale interdiction de fabriquer, vendre et acheter de l’alcool aux États-Unis de 1919 à 1933. Pour créer des normes, les entrepreneurs de morale invoque des motifs humanitaires. De leur côté, les psychiatres ont eu une influence grandissante dans différents domaines du droit pénal.
Au fil de son analyse, Becker remet en question la vertu de ces individus devenus responsables d'organisations consacrées à la cause à défendre qui, ayant participé à la croisade, sont « enclins à chercher de nouvelles causes à épouser ». Parallèlement, il soupçonne ceux qui font appliquer les lois de ne guère s'intéresser à leur contenu mais à leur seule existence qui leur procure « un emploi, une profession et une raison d'être », mettant ainsi en doute les véritables motifs de leur engagement.
L’émergence du courant interactionniste ne s’est pas faite sans essuyer de critiques, parfois violentes. Le sociologue revient ainsi sur les reproches et les condamnations adressées à la théorie de l'étiquetage, accusée de remettre en question la morale conventionnelle. Le sociologue interactionniste s'en défend en arguant qu'étudier le champ de la déviance nécessite d'étudier toutes les catégories et non seulement les personnes supposées avoir transgressé les normes.
Ainsi, l'approche interactionniste complexifie la conception morale des phénomènes déviants. En étudiant de plus près le comportement des entrepreneurs de morale, elle met en question la crédibilité de la hiérarchie établie dans la société. Par sa position relativiste, l'analyse interactionniste dérange. Mais la sociologie contemporaine a-t-elle vocation à avoir une posture morale ?
En considérant toutes les catégories liées à la déviance, personnes déviantes comme entrepreneurs de normes, Outsiders a contribué à remplacer l'étude de la délinquance par l'étude de la déviance dans le champ des sciences sociales. Aux États-Unis et en Angleterre, l'étude de la déviance est même devenue une branche entière de la sociologie.
Des théories plus compréhensives cherchant à décrire les processus de désignation d'individus comme déviants à travers la réaction sociale que suscite leur conduite ont ainsi renouvelé les approches déterministes visant à expliquer la non-conformité des comportements et le passage à l'acte par des facteurs biologiques, génétiques, neurologiques ou socio-économiques. Au niveau politique, l'étude de la déviance a donné naissance au travail social, en particulier dans le domaine de la prévention spécialisée.
Avec Outsiders, Howard Becker a connu un succès public assez rare en sociologie. Quel étudiant en sociologie ne s'est pas précipité sur le chapitre culte au titre provocateur « Comment on devient fumeur de marijuana » ? Cet engouement s'explique probablement par les groupes sociaux observés (fumeurs de joints, musiciens live), devenus plus en vogue à partir des années 1970, mais aussi par la relative facilité de lecture de l'ouvrage.
Bien qu'aujourd'hui, certaines considérations, sur les homosexuels notamment, aient un peu vieilli, les normes ayant évolué depuis les années 1960, Outsiders reste une référence dans le domaine de la sociologie de la déviance. En outre, il constitue l'une des meilleures introductions au courant interactionniste.
Ouvrage recensé
– Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985.
Du même auteur
– Les Mondes de l’art, Howard S. Becker, Flammarion, 1988.– Howard S. Becker, Propos sur l’art, Paris, L’Harmattan, 1999.
Autres pistes
– Stigmates. Les usages sociaux des handicaps, Erving Goffman, Les Éditions de Minuit, coll. Le sens commun, 1975.– Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux, Erving Goffman, Les Éditions de Minuit, coll. Le sens commun, 1968.