Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Hugo Micheron
Cinq ans après les attentats qui ont ensanglanté la France, de la tuerie de Charlie Hebdo au massacre du Bataclan, ce livre se veut un diagnostic sociologique « de l’intérieur » sur le processus qui a vu croître et prospérer le jihadisme français.
Ce livre est le résultat de cinq ans d’enquête « de terrain », fondée sur des entretiens avec 80 jihadistes français, pour la plupart d’entre eux incarcérés. Un certain nombre d’autres intervenants interviewés dans l’ouvrage, s’ils n’ont pas directement participé au Jihad, sont néanmoins sympathisants de cette cause.
Le diagnostic posé par Hugo Micheron sur le phénomène du Jihad en France s’appuie sur la notion essentielle « d’enclave », qui peut aussi bien désigner un quartier d’une métropole, comme celui du Mirail à Toulouse, qu’un village isolé dans la campagne, comme Artigat en Ariège (proche cependant de la région toulousaine).
C’est à partir de ce concept opératoire « d’enclave » qu’Hugo Micheron se demande pourquoi certaines localités ont été touchées par le phénomène du jihadisme en France alors que d’autres, qui partagent cependant exactement les mêmes conditions socio-économiques, n’ont pas été atteintes. Ainsi si Trappes, dans la banlieue ouest de Paris, a donné beaucoup de combattants à la cause du jihadisme français, la localité voisine, Chanteloup-les-Vignes, tout aussi déshéritée, tout aussi peuplée d’une grande proportion d’habitants musulmans, n’en a pas donné un seul.
L’auteur en tire la conclusion que les conditions socio-économiques (le problème des banlieues en d’autres termes) tout comme les spécificités institutionnelles de notre pays (en l’occurrence l’existence d’une laïcité « à la française ») ne peuvent pas rendre compte de manière efficace de l’émergence et de la montée du jihadisme en France.
En matière de jihadisme, les chiffres ont leur importance. En effet, c’est seulement par leur intermédiaire que l’on peut approcher le phénomène de manière plus concrète, et le cerner avec plus de précision.
Ainsi, entre 2012 et 2018, environ 2 000 Français ont participé aux entreprises jihadistes en Syrie. Par rapport aux ressortissants hexagonaux impliqués dans les mouvances islamistes précédemment actives en Afghanistan et en Bosnie une génération auparavant, il s’agit d’une multiplication par cent.
Ce simple chiffre dit assez l’ampleur du phénomène, qui a pris les allures d’un véritable activisme de masse, même si le chiffre de deux mille personnes peut sembler, à tort, modeste et non significatif.
Toujours entre 2012 et 2018, 59 attentats islamistes ont été déjoués en France, et plus de 20 ont été perpétrés. Dans le même laps de temps, d’autres attentats, tout aussi meurtriers, au modus operandi similaire, et attribuables aux mêmes acteurs ont également été commis dans d’autres pays européens : Allemagne, Belgique, Espagne, Grande-Bretagne.
En France uniquement, ces attentats ont entraîné la mort de plus de 250 personnes et ont occasionné des blessures, souvent très graves, à plusieurs milliers d’autres. Hugo Micheron souligne que, dans leur immense majorité, ces attentats perpétrés sur le territoire national ont été commis par des citoyens français, « éduqués à l’école de la République. »
Pour rester dans la même séquence chronologique, soit les années allant de 2012 à 2018, 80 % des jihadistes européens présents en Syrie et en Irak (le « Levant », pour reprendre le terme de la propagande de Daech) proviennent de quatre pays seulement : France, Grande-Bretagne, Allemagne et Belgique.
Les Français à eux seuls représentent le plus gros contingent : 40 % de ces derniers, soit 2 000 sur 5 000 personnes. Les Allemands et les Britanniques suivent à parité (800 personnes environ pour chacun de ces deux pays). La Belgique ferme cette marche, avec 600 jihadistes « seulement ».
Mais, proportionnellement à l’importance de sa population (11 millions d’habitants, contre 67 millions pour la France, 66 millions pour la Grande-Bretagne et 83 millions pour l’Allemagne), c’est la Belgique qui, de loin, a été le plus important pourvoyeur de jihadistes.
En France, sur la période considérée, tous les départements sans exception ont été touchés par au moins un départ pour cause de jihadisme actif. Cependant, la quasi-totalité de ces 2 000 départs a eu lieu dans une quinzaine de cantons seulement.
Les principaux épicentres du jihadisme français sont les suivants : Toulouse et l’arrière-pays ariégeois ; Strasbourg ; Nice ; l’agglomération lyonnaise ; Paris et sa proche banlieue ; Lunel dans l’Hérault (une petite ville languedocienne de 25 000 habitants qui a fourni le contingent impressionnant de 25 jihadistes, sans doute le record de France rapporté à l’importance relative de la population) ; Lille-Roubaix-Tourcoing enfin et son prolongement naturel, les communes dites « du canal de Charleroi » à Bruxelles : essentiellement Molenbeek et Schaerbeek. Hugo Micheron souligne à propos de cette géographie française du jihadisme que Marseille, avec ses quartiers nord peuplés presque exclusivement de musulmans et concentrant tous les problèmes économiques et sociaux possibles et imaginables, n’a pas été touchée par le jihadisme, en tout cas de manière durable.
En Belgique également on constate la même concentration impressionnante du recrutement des jihadistes, encore plus accentuée qu’en France d’ailleurs. Ainsi, 75 % des 600 départs belges proviennent de cinq communes bruxelloises seulement. La plus célèbre de ces dernières, Molenbeek, fief salafiste de réputation européenne, est le quartier de Bruxelles où ont été organisés les attentats du 13 novembre 2015 à Paris et du 22 mars 2016 à Bruxelles. Anvers et Vilvorde, cette dernière localité dans la région de Bruxelles, ont également été très touchées par les départs vers la Syrie.
Hugo Micheron souligne à de nombreuses reprises le fait suivant : ni les difficultés économiques et sociales (le thème des « quartiers », pour employer l’euphémisme servant à désigner les cités des banlieues des grandes villes dans lesquelles se concentre la délinquance en France), ni l’existence d’une « laïcité à la française » limitant, plus qu’interdisant, les manifestations d’appartenance religieuse dans l’espace public ne peuvent rendre compte de l’essor du phénomène jihadiste en France.
Ainsi, comme on l’a déjà souligné, des villes présentant la même sociologie que des fiefs du jihadisme n’ont connu aucun départ vers la Syrie. En Belgique, c’est la riche Flandre qui a fourni l’essentiel des départs, la Wallonie déclassée, déshéritée et désindustrialisée n’ayant été à l’origine de pratiquement aucun départ.
Par ailleurs, dans les pays plus tolérants vis-à-vis du communautarisme, comme la Belgique et la Grande-Bretagne, où la laïcité n’existe pas, ou encore comme l’Allemagne, le jihadisme a été presque aussi actif qu’en France, sinon plus (cas de la Belgique).
Si ces deux éléments sont impuissants à rendre compte de l’envol du nombre de jihadistes en France, à quels facteurs Hugo Micheron attribue-t-il ce phénomène ? Essentiellement aux bouleversements des territoires de la société française (avec un tissu social de plus en plus éclaté, de moins en moins solidaire et unifié, et au sein duquel la ségrégation et le communautarisme ont augmenté ces dernières années) ainsi que de ceux des principaux pays européens d’abord.
En quelque sorte, une volonté de désaffiliation par rapport aux valeurs de la démocratie et du libéralisme, des idéaux républicains, une répudiation consciente et revendiquée de l’héritage des Lumières et du patrimoine de la pensée occidentale. Ces attitudes trouvent une base géographique, territoriale : c’est la véritable genèse des zones de départ vers la Syrie, des « enclaves » évoquées dans l’introduction.
En second lieu, les mutations idéologiques induites par le développement de l’islamisme au sein de ces territoires déjà désaffiliés des valeurs du « vivre-ensemble » ont permis le véritable basculement vers le jihadisme. Ces mutations ont constitué l’étincelle qui a mis le feu au baril de poudre. Confronté à un système intellectuel en apparence cohérent avec leur désenchantement, les Français en rupture de ban, séduits par les sirènes d’une certaine subversion, ont tout naturellement basculé dans le jihadisme.
En conclusion de cette partie, une remarque, que ne fait d’ailleurs pas Hugo Micheron. À la lecture de l’ouvrage de ce dernier, on est frappé du nombre important de convertis (des Français auparavant chrétiens, du moins socio-culturellement) parmi les jihadistes. L’auteur, notamment, suit pas à pas l’itinéraire de la famille Clain, une famille précédemment catholique pratiquante originaire d’Alençon qui part s’installer à Toulouse. Un enseignement en découle : le jihadisme ne séduit pas que des jeunes d’origine familiale musulmane. Il séduit de manière peut-être encore plus forte des « petits blancs » en quête d’ailleurs que la société française et européenne actuelle ne leur offre plus.
À partir de 2012 et jusqu’à la chute du « califat » de Daech en 2017 interviennent ce qu’Hugo Micheron nomme « les étés jihadistes », par opposition aux « printemps arabes » : l’émigration, toujours pendant les mois d’été, vers la Syrie et l’Irak des jihadistes français afin de réaliser leur rêve. À la fois le Châm (émigration en terre d’islam) et le jihad proprement dit, c’est-à-dire le combat contre les « ennemis de l’islam » afin d’instaurer les lois d’Allah sur le territoire ainsi libéré. Cette dernière mission constitue une fin en soi, le but ultime de tout jihadiste. Au Proche-Orient, les « ennemis de l’islam », c’est à la fois le régime laïc de Bachar el Assad en Syrie, les factions armées kurdes de Syrie et d’Irak et les troupes de la coalition occidentale en Irak.
Car c’est bien là le socle de l’engagement des jihadistes français, des pionniers à ceux qui, beaucoup plus nombreux, répondront à l’appel de ces derniers : disposer d’une base territoriale, d’un État (Daech, l’État islamique) permettant de dépasser les contradictions à vrai dire insolubles du salafisme européen, empêtré entre délinquance (comme à Toulouse, où le quartier des Izards, l’un des fiefs du jihadisme, est également connu pour être un haut-lieu du trafic de drogue, contrôlé par les militants islamistes, ainsi que le rappelle Hugo Micheron), puritanisme agressif, visibilité revendiquée et prosélytisme tous azimuts qui utilise aussi bien l’arsenal juridique des associations lois de 1901 que les dispositions réglementaires permettant l’ouverture d’écoles privées confessionnelles hors contrat.
La première constatation de tous les jihadistes interviewés par Hugo Micheron est unanime : personne ne pensait qu’un tel flot de militants serait drainé vers la Syrie et l’Irak. Le succès des « étés jihadistes » a surpris tout le monde, à commencer par les principaux intéressés.
Hugo Micheron conclut de l’engagement des jihadistes français en Syrie qu’il s’agit de toute autre chose que d’une attirance romantique pour la mort, de pulsions nihilistes de destruction et d’autodestruction. Il s’agit bien plutôt, d’après l’auteur, de la projection sur un autre terrain, en grandeur réelle, de la redéfinition religieuse d’un territoire, de sa sanctuarisation et de son investissement par les militants de la cause. Comme ce que les salafistes ont entrepris de réaliser dans leurs enclaves françaises et européennes avec l’édification d’une société « purifiée », isolée du corps social environnant par tous les moyens.
Après l’effondrement du « califat » de Daech les « revenants », c’est-à-dire les jihadistes survivants (car les « étés jihadistes » ont été particulièrement meurtriers) rentrés en France, ont été, pour la quasi-totalité d’entre eux, incarcérés.
Entre 2014, année pendant laquelle le nombre des membres de la mouvance jihadiste emprisonnés s’élevait à « quelques poignées » (le décompte d’Hugo Micheron n’est pas plus précis), et 2019, année où l’on comptait plus de 500 jihadistes détenus, il est clair que la prison est devenue le nouveau cœur du jihadisme français.
À ce sujet Hugo Micheron s’inscrit en faux avec la thèse soutenue par Michel Foucault dans Surveiller et punir. Contrairement au philosophe, pour qui la prison est un univers clôt sur lui même, sans communications avec l’extérieur, l’auteur souligne les nombreuses interactions entre les lieux d’incarcération des jihadistes et leur environnement, qu’il soit familial, amical, militant… D’autant plus que la plupart d’entre eux sont dotés de smartphones, même si c’est supposé interdit.
En France quatre prisons seulement regroupent la totalité des jihadistes : Fresnes (Val-de-Marne), Fleury-Mérogis (Essonne), Osny-Pontoise (Val-d’Oise) et Lille-Annœullin (Nord). À l’exception de ce dernier établissement pénitentiaire, on remarquera que tous ces centres de détention se trouvent en Île-de-France.
Devenue « l’espace cardinal du jihadisme français », pour reprendre l’expression d’Hugo Micheron, la prison permet de reconstituer in vitro un milieu qui obéit aux règles du salafisme le plus rigoureux, y compris en menaçant et intimidant les récalcitrants. Les militants emprisonnés entreprennent des études, entretiennent leur forme physique grâce à une pratique intensive du sport et se perfectionnent en études religieuses, afin de pouvoir être encore plus performants dans leur prosélytisme au moment de leur sortie.
Ils se veulent à la fois des modèles, des témoins et des passeurs, la première génération « 100 % salafiste » qui se donne pour mission de transmettre le flambeau à la génération montante, celle qui assure la relève et qui, peut-être, accomplira le rêve des jihadistes. Que ce soit en France, ou bien ailleurs en Europe ou sur un autre continent.
En conclusion, Hugo Micheron considère que le pire est à venir et que les élites politiques, judiciaires et administratives françaises n’ont absolument pas pris la mesure de l’ampleur du danger qui menace notre pays.
En effet, si la plupart des jihadistes français sont soit morts au combat soit en prison, les lieux d’incarcération sont devenus de véritables cellules cancéreuses qui prolifèrent de manière anarchique, multipliant à l’infini les foyers de contagion de la propagande jihadiste en France.
Le principal reproche que l’on peut adresser à cet ouvrage tient à ce que l’appareil critique sur les fondements intellectuels et spirituels du jihadisme apparaît insuffisamment développé. Une très courte notice en tout début d’ouvrage apprenant au lecteur l’essentiel à savoir sur le salafisme, les Frères musulmans et le Tabligh, c’est bien peu !
Enfin, Hugo Micheron aurait dû se situer plus nettement sur sa définition du jihadisme, c’est-à-dire savoir s’il s’agit d’une radicalisation de l’islam ou, à l’inverse, d’une islamisation du radicalisme.
Ouvrage recensé– Hugo Micheron, Le jihadisme français, quartiers, Syrie, prisons, Paris, Gallimard, collection « Esprits du Monde », 2020.
Autres pistes– Bernard Rougier (dir), Les territoires conquis de l'islamisme, Paris, PUF, 2020. – Laurent Bonelli, La fabrique de la radicalité, Paris, Seuil, 2018.– David Thompson, Les Revenants. Ils étaient partis faire le jihad, ils sont de retour en France, Paris, Seuil, 2016.