Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Ian Hacking
Comment l’homme a-t-il façonné « l’âme », cette partie immatérielle d’une personne ? Derrière l’âme se cache la mémoire, instrument qui conditionne nos souvenirs et qui fabrique nos personnalités. À la suite de l’archéologie du savoir de Michel Foucault, Ian Hacking étudie l’histoire des tentatives de faire connaître l’âme humaine scientifiquement à travers la science de la mémoire. Pour comprendre les enjeux contemporains autour de la mémoire, le philosophe articule l’histoire de la science de la mémoire à celle de la personnalité multiple (ou « trouble dissociatif de l’identité »).
Pourquoi, depuis quelques décennies, la mémoire est-elle un objet d’intérêt dans bien des disciplines et plus largement dans le débat public ? Dans cet ouvrage, Hacking s’intéresse à un phénomène spécifique relatif à la mémoire : la personnalité multiple. Cette maladie, qui apparut au XIXe siècle et qui très vite sembla disparaître, est réapparue au cours des années 1970 et se trouve depuis en plein développement en Amérique du Nord (Hacking écrit cet ouvrage en 1995).
Pour Hacking, cette maladie, aussi appelée « trouble dissociatif de l’identité » (TDI), se présente comme un modèle du concept de mémoire car elle est constituée par des phases amnésiques et des phases de fabrication des souvenirs.
À travers l’étude de cette maladie, Hacking s’intéresse à la manière dont une personne – une âme – se fabrique.Hacking considère la personnalité multiple comme un microcosme de l’étude sur la mémoire. Il s’intéresse particulièrement à la période 1874-1886 où les premières recherches sur ces domaines se concentrèrent.
Le philosophe se demande comment la catégorisation mise en place à cette époque a transformé la manière dont les personnes se perçoivent et comment, depuis, nous héritons et transformons à notre tour cette catégorisation. Pour Hacking, l’histoire de cette maladie est l’histoire de la « fabrication des personnes » ; c’est aussi l’histoire de la « réécriture de l’âme ».
Au début des années 1970, la personnalité multiple apparaissait comme une simple « curiosité ». Dix ans plus tard, les psychiatres parlaient d’« épidémie. Au début des années 1990, soit au moment de l’écriture de cet ouvrage, des cas de personnalités multiples étaient diagnostiqués dans la plupart des grandes villes d’Amérique du Nord.
En 20 ans, la personnalité multiple est devenue le diagnostic le plus contesté en psychiatrie dans toutes les sociétés occidentales. Par exemple, la maladie figure dans le DSM (classification des troubles psychiatriques en Amérique du Nord) mais pas dans l’ICD (son équivalent européen). Au-delà des manuels, la maladie a déclenché des grands débats et scissions au sein du corps médical, et jusque dans l’arène publique.
La première confusion apparaît lors du diagnostic de la maladie. Dans la majorité des cas, le trouble dissociatif de l’identité est confondu avec la schizophrénie, notamment parce qu’il la mime par phases. Mais ces maladies ne présentent pas les mêmes symptômes. Une personne atteinte de TDI présente plus de deux alters, soit différentes personnalités/identités qui prennent le contrôle de son comportement par alternance entre des phases d’amnésie. Ian Hacking n’a pas pour objectif d’étudier cliniquement cette maladie, mais de poser deux questions fondamentales concernant toutes les sciences : l’intervention et la causalité.
Les débats autour du TDI vont au-delà du champ scientifique et thérapeutique. Toutefois, les deux camps s’accordent sur le fait que le trouble est une réponse à un trauma infantile (le plus souvent, un abus sexuel) et qu’il s’agit de questions de mémoire et de souffrance psychique. Hacking se demande alors pourquoi les deux camps considèrent la mémoire « comme la clé de l’âme » (p.38).
Pour comprendre les différents enjeux concernant la mémoire, l’histoire, la connaissance, la multiplicité et le discours à travers le TDI, Hacking explore la sociologie d’une maladie historiquement constituée.
Ainsi, le mouvement de TDI est récent et ne présente pas les mêmes caractéristiques que les courants de psychologie plus connus, historiquement situés à l’apogée de la psychanalyse, avec des pères fondateurs tels que Sigmund Freud. C’est un mouvement populaire américain créé par des psychologues, des psychiatres et des patients qui s’organisèrent autour de l’International Society for the Study of Multiple Personality and Dissociation (ISSMP&D).
Trois personnalités importantes articulent ce mouvement : les docteurs Wilbur, Ellenberger et Allison. Ces médecins représentent différentes facettes du mouvement : la conquête de la reconnaissance scientifique, l’accumulation de preuves de la réalité du syndrome et différentes approches thérapeutiques. Aussi incarnent-ils l’aspect sensationnel du mouvement, fait de best-sellers d’histoires de « multiples », de scandales criminels et de rumeurs conspirationnistes en tout genre. Dans les années 1980, ces médecins créèrent l’ISSMP&D au moment où le TDI devenait un lieu commun très popularisé par la presse.
La forte médiatisation du mouvement fut propulsée par la problématique des abus sexuels sur mineurs, qui devint une question politique centrale dans l’espace public. De plus en plus de personnes se firent diagnostiquer multiples. Toutefois, le TDI est peu à peu tombé dans l’oubli par manque d’investissements financiers. En effet, les soins prodigués par des médicaments sont beaucoup moins chers que les psychothérapies. Or le TDI ne se guérit pas et les personnes multiples ont avant tout besoin d’un suivi important. Malgré les querelles intestines du mouvement, ses membres restent d’accord sur l’enjeu de la perte de mémoire comme clef de la maladie. Ian Hacking voit là tout l’intérêt scientifique de l’étude du TDI.
La quasi-totalité des personnes multiples ont subi des traumas pendant leur enfance. Dans la majorité des cas, il s’agit d’abus sexuels. En d’autres termes, l’abus sur enfant est l’« hôte du « parasite » multiple. Ian Hacking s’intéresse alors à la façon dont l’abus sur enfant est devenu un objet de connaissance et s’est révélé le motif d’une connaissance causale dans le cadre de la science nouvelle de la personnalité multiple. Cette idée suggère que la connaissance d’un concept (ici la construction sociale de l’abus sexuel sur mineur) transforme la perception que les individus ont d’eux-mêmes et, dès lors, transforme la manière dont ils vont raconter leur passé.
Hacking explique que depuis l’ère victorienne – moment où les premiers diagnostics de personnalité multiple ont été posés – la cruauté envers les enfants (maltraitance physique, travail forcé) est considérée comme le mal. Dès lors, l’abus sur enfant est « le mal absolu ». Toutefois, aucune politique publique n’allait à l’encontre de ces crimes. Au début des années 1960, un nouvel axiome voit le jour : l’idée selon laquelle les victimes d’abus sexuel précoce reproduiraient ces abus sur leurs propres enfants.
Au cours des années 1970, des médecins cherchent à prouver physiquement ces abus pour obtenir des réponses politiques. À force d’enquêtes, il est admis que les violeurs sont dans la plupart des cas des membres de la famille et que l’enfant violé appartient majoritairement au sexe féminin.
Au même moment, une étude montre que la pauvreté accroît fortement les abus sexuels sur mineurs.
À cette période, les politiques contre la pauvreté diminuent nettement aux États-Unis, jusqu’à presque disparaître. Or on observe que les personnes multiples appartiennent aux couches les plus pauvres de la société. Pour Hacking, la psychologie n’a pas découvert la cause de la personnalité multiple. Elle a simplement associé l’abus sur enfant à la maladie lorsque l’abus sur enfant a été socialement reconnu.
Si l’abus sur enfant est la principale cause de la personnalité multiple, la mémoire devient un enjeu central. La mémoire est cruciale pour identifier l’abus sexuel. Hacking explique que les psychiatres contemporains Freud et Janet croyaient tous les deux qu’ils devaient établir la vérité de l’abus.
À cette époque, les psychiatres travaillent essentiellement avec la thérapie et/ou l’hypnose (bien que Hacking décrive d’autres expérimentations dans l’ouvrage) pour trouver la « mémoire de l’abus sexuel » dans un des alters présents dans la « personnalité-hôte » (soit la personnalité dominante de la personne multiple). Selon eux, une fois trouvée cette mémoire, un travail de guérison peut se mettre en place.
Hacking est sceptique devant cette approche. Comment baser un diagnostic sur un souvenir ? Le philosophe nous rappelle que notre mémoire ne fonctionne pas comme un enregistreur vidéo qui filme toutes les scènes que nous vivons pour ensuite les ranger et les stocker dans un coin de notre cerveau. Le cerveau ne conserve que certaines parties des souvenirs et avec le temps il en altère certains.
Dans ce processus de remémoration, nous devons prêter attention à la construction sémantique. Par exemple, les personnes multiples nées dans les années 1950 ne connaissaient pas les termes d’« abus sexuel sur mineur » ou de « harcèlement » lorsqu’elles en ont été victimes, car ces termes n’étaient pas employés couramment. Peut-être qu’une fois adultes, la connaissance de ces expressions transformera leur narration du passé.
Enfin, des études ont montré que certains traumas engendraient des souvenirs très précis chez leur victime, même après un long laps de temps. Toutefois, cela ne nous dit pas si c’est l’abus, la mémoire de l’abus ou bien la suppression de la mémoire de l’abus qui déclenche le TDI. En outre, sachant que l’amnésie est la condition du TDI, la personne multiple aura de nombreuses ellipses dans sa narration car elle se souviendra mal et déformera, voire n’aura plus aucun souvenir.
À la suite de la biopolitique de Michel Foucault, Hacking créé le concept de « mémoro-politique » pour qualifier l’âme humaine – idée qui évoque « le caractère, le choix réfléchi et l’auto-compréhension » (p.339). La mémoro-politique est constituée par la tension entre pouvoir, politique et mémoire intime ou collective. Est-elle apparue lorsque Freud et Janet diagnostiquaient leurs premiers patients atteints de TDI ?
Freud allait chercher la vérité pour valider sa théorie indépendamment des conséquences psychiques sur le patient, tandis que Janet supprimait par l’hypnose les souvenirs traumatisants pour apaiser ses patients. Hacking n’émet pas de jugement de valeur sur ces différentes thérapeutiques. Il souligne plutôt que, dans les deux cas, l’autonomie des patients est niée au sens où, à cause de ces thérapies, ils ne peuvent pas eux-mêmes se comprendre car les psychiatres manipulent leur mémoire, leur âme.
Hacking constate que cette mémoro-politique est toujours présente au sein des thérapies, des tribunaux et même de l’espace public. La vérité de la mémoire est toujours un champ contesté.
Depuis le XIXe siècle, la mémoro-politique révèle que la mémoire individuelle est devenue, à l’instar de la mémoire collective, une question politique omniprésente dans notre société. Dès lors, l’intérêt de l’étude du TDI et des sciences de la mémoire consiste dans le fait que nos luttes de pouvoir sur la question de la mémoire « se passent à l’intérieur d’un espace de possibilités qui fut instauré au XIXe ».
L’étude historique de la personnalité multiple que mène Hacking dans cet ouvrage va bien au-delà de l’histoire de la maladie et de ses conséquences sociales.
À travers ce cas pratique, Hacking constate que les descriptions que les gens font d’eux-mêmes et des autres affectent leur manière d’être. Ainsi, les individus se construisent non seulement par leurs expériences, mais aussi par la description qu’ils font d’eux-mêmes et que les autres font d’eux-mêmes. Dès lors, se comprendre soi-même devient un jeu d’interprétation et de narration partagé avec l’autre. Hacking appelle cela l’« effet en retour » car ces descriptions ont toujours des conséquences sur les possibilités d’être et d’agir des individus.
L’âme réécrite est un ouvrage d’une densité et d’une qualité rare. Hacking réussit à interpeller le lecteur en tant qu’individu et membre de la communauté en déroutant ses présupposés. La mémoire est un enjeu récent dans notre société.
En effet, elle est apparue au XIXe siècle à travers les sciences de la mémoire. Comment alors les Grecs comprenaient-ils la maxime « connais-toi toi-même » ? Il semblerait qu’ils n’allaient pas chercher les réponses dans les douleurs de leur enfance. Que fait-on du poids du passé et de l’injonction à l’auto-analyse permanente pour être un individu performant ?
Car, depuis l’écriture de ce livre, le rapport au temps s’est accéléré et il apparaît que la capacité à se projeter dans l’avenir est de plus en plus complexe. Quel effet cela a-t-il sur notre rapport au passé, à la mémoire et à notre manière d’être et de vivre ?
Ouvrage recensé– Ian Hacking, L’Âme réécrite. Étude sur la personnalité multiple et les sciences de la mémoire, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond/Seuil, 1998.
Du même auteur– Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ?, Paris, La Découverte, 2001.– Les Fous voyageurs, Paris, Seuil, 2002.
Autres pistes– Michel Foucault, Histoire de la sexualité, 4 tomes, Paris, Gallimard, coll. « Tel », à partir de 1976.– Thomas Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 2008.