Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Ian Kershaw
Quatre-vingts ans après son déclenchement, la Seconde Guerre mondiale et les événements qui l’ont précipitée n’en finissent pas d’interroger. Tandis que 1939 n’était qu’un prélude. Le pire restait à venir, et les choix opérés au cours des années 1940-1941 auront tôt fait de le démontrer. Ian Kershaw analyse l’engrenage des décisions qui ont abouti à un tel conflit.
À la fin de la Première Guerre mondiale, à travers le Traité de Versailles de 1918-1919, les vainqueurs anglo-français ont imposé un accord drastique à l’Allemagne : celle-ci devait payer jusqu’en 1988. Dans le même temps, ces mêmes puissances, détentrices d’empires coloniaux, ont contrarié les aspirations impérialistes de l’Italie et du Japon.
Entretemps, les communistes se sont emparés du pouvoir en Russie en 1917. Leur objectif ? Révolutionner la planète et mettre fin, pour de bon, à ce système de compétition impérialiste, lequel est de nature à provoquer frictions interétatiques permanentes, et, en définitive, à précipiter la et les guerres mondiales.
Si bien que ce qui est qualifié d’« entre-deux-guerres » (1918-1939) a vu interagir, sur la scène internationale, trois types d’acteurs étatiques : les vainqueurs, les lésés et les révolutionnaires.
Les deux premières catégories d’États craignaient et honnissaient l’URSS. En sourdine comme, parfois, très bruyamment, la première catégorie avait même salué l’avènement d’Hitler et des nazis en Allemagne en 1933 : ces plus furieux anticommunistes qui entendaient forger l’espace vital allemand sur les terres soviétiques. De 1933 à 1939, il a même été surprenant que ces deux premières catégories d’États ne trouvent pas de terrain d’entente, tant elles partageaient cette passion anticommuniste depuis 1917.
Car contre toute attente, après avoir glané l’Autriche et la Tchécoslovaquie en 1938-1939, Hitler passait un accord avec Staline, excédé de voir une Pologne s’entêter à vouloir traiter avec lui sur un pied d’égalité. Anglais et Français se décidaient alors à déclarer la guerre à l’Allemagne en septembre 1939, quand bien même, jusqu’en mai 1940, il ne fut question que d’une non-guerre, autrement appelée « drôle de guerre ».C’est effectivement l’offensive allemande de mai-juin 1940 qui, en terrassant brutalement la France et en contraignant la Grande-Bretagne au repli sur son île, changea la donne. De fait, la défaite de la France allait directement dicter les choix que les États et que les décideurs politiques effectueraient au cours de ces décisives années 1940-1941.
• Printemps 1940 : Londres décide de ne pas céder devant l’Allemagne hitlérienne
Mai-juin 1940, la France est débordée par la blitzkrieg allemande. Pour les Britanniques, la catastrophe est évitée de justesse, mais ils sont désormais seuls face au mastodonte nazi. Que vont-ils décider ? Poursuivre le combat ou rechercher une entente avec Hitler ?Officiellement, la Grande-Bretagne et l’Allemagne nazie étaient en guerre depuis septembre 1939 ; officiellement seulement. Car jusqu’en mai 1940, il avait plutôt été question d’une non-guerre. De fait, depuis la Grande Guerre, les gouvernants des grands pays capitalistes savaient qu’entrer en guerre risquait de faire le jeu de l’URSS communiste, avide de révolution(s) et de propagation.
Au printemps 1940, tout portait donc à croire que la Grande-Bretagne préférerait s’entendre avec Hitler plutôt que de l’affronter seule. En ce sens, de nombreuses figures de l’establishment britannique n’hésitaient pas à plaider en faveur d’une entente avec Hitler. Parmi eux, le secrétaire aux Affaires étrangères, Lord Halifax. Or, cette position n’était pas neuve : apaiser Hitler avait été la politique longuement préconisée par l’ancien Premier ministre britannique, Neville Chamberlain, de 1933 à 1939, afin de réussir à faire s’orienter l’Allemagne nazie vers l’est, en direction des vastes territoires attrayants de l’URSS.
Pourtant, de façon collégiale, le cabinet de guerre britannique (avec Churchill à sa tête) a opté pour une politique d’équilibre des forces : poursuivre le combat contre l’Allemagne nazie, car, à terme, en laissant Hitler maître du continent européen, l’Empire britannique s’effondrerait inéluctablement.
• Été 1940 – automne 1941 : de l’isolationnisme à l’interventionnisme américain
Depuis la fin de la Grande Guerre, aux États-Unis, il était entendu que jamais plus les boys n’iraient combattre et mourir dans une guerre européenne qui, par définition, n’était pas la leur. Au regard des événements de 1940-1941, pourtant, cette position devait progressivement évoluer jusqu’à l’engagement plein et total.
Ces penchants isolationnistes se sont peu à peu dissipés au fil des années 1930. Le bellicisme allemand et japonais ayant été de plus en plus manifeste, le président C’est ainsi que, sans aller jusqu’à la guerre, Roosevelt prit le parti d’aider la Grande-Bretagne par tous les moyens possibles, tout en préparant au plus vite l’engagement inévitable et direct de son pays contre les puissances de l’Axe.
Parmi ces mesures, l’une plus décisives fut sans conteste la loi « Lend-Lease » (ou prêt-bail). Car à compter de son adoption (le 11 mars 1941), le président américain était autorisé à « vendre, céder, échanger, louer, ou doter par d'autres moyens » tout matériel de défense à tout gouvernement dont il aurait estimé « la défense vitale à la défense des États-Unis ».
Cette politique d’aide directe (et de guerre indirecte) a sauvé la Grande-Bretagne. Elle s’est poursuivie jusqu’à la déclaration de guerre de l’Allemagne nazie aux États-Unis, intervenue le 11 décembre 1941, quatre jours après l’attaque japonaise sur Pearl Harbor.
• Été / automne 1940 : Mussolini décide de passer à l’actionDepuis la fin de la Grande Guerre, l’Italie s’estime lésée. Elle aspire à recréer un empire, mais les vainqueurs franco-anglais ne le lui permettent pas. Cette rancœur sera pour beaucoup dans l’avènement, en 1922, de Mussolini et du fascisme.
Les rêves italiens de grandeur se portent sur la Méditerranée orientale et l’Afrique du Nord. Mais Mussolini concentre son attention sur un dominion plus proche de son pays : la région des Balkans. Pour autant, compte tenu des intérêts français en Europe du Sud-Est, cette perspective est encore trop prématurée. Dans un premier temps, Mussolini choisit donc un substitut lointain (l’Abyssinie, conquise en 1935-1936), puis une proie facile (l’Albanie en 1939).
Or, le fait majeur – lequel bouleverse tous les calculs antérieurs – intervient avec la défaite foudroyante de la France. La perspective balkanique refait alors surface : l’état-major italien conçoit des plans d’attaque de la Yougoslavie. Au fil de l’été 1940, Mussolini focalise finalement son attention sur une proie qu’il croit être plus à sa portée : la Grèce.
Mais loin d’être une promenade de santé, la campagne contre la Grèce tourne à la catastrophe militaire. Voyant les Italiens s’enliser et les Britanniques intervenir aux côtés des Grecs, Hitler s’estime en devoir de voler au secours de son partenaire italien pour renforcer la position de l’Axe dans la région en mars 1941. Or, sans ce fâcheux intermède, il aurait pu attaquer l’URSS bien plus tôt, avec, peut-être, de plus grandes chances de succès.
• Été 1940 – automne 1941 : le Japon fait le choix de l’expansion et de la guerre
Comme l’Allemagne et l’Italie, le Japon aspirait à un empire colonial et à un statut international consolidé. Mais lors de la conférence de Washington de 1921-1922, les grandes puissances ne l’avaient pas entendu de cette oreille : le Japon était contraint de reconnaître l’indépendance et l’intégrité de son vieux rival chinois.
Un peu plus tard, la crise économique mondiale de 1929 devait avoir de fortes répercussions sur le Japon. Ce dernier s’est donc résolu à une marche en avant à l’extérieur. C’est ainsi qu’en septembre 1931, les forces japonaises se déployaient en direction de la Chine et qu’elles envahissaient la Mandchourie, avant de poursuivre en territoire chinois à compter de 1937.
Par la suite, face aux triomphes de la Wehrmacht sur la France et les Pays-Bas en 1940, les Japonais ont vu poindre une formidable opportunité historique : mettre la main sur les importantes possessions coloniales détenues, en Asie du Sud-Est, par ces deux puissances défaites. Dès l’été 1940, le choix de la guerre (et de l’expansion dans cette direction) était donc acté : aux yeux des Japonais, aucune stratégie n’aurait su être plus convaincante.
Jugeant d’ores et déjà un conflit avec les États-Unis et la Grande-Bretagne inévitable à terme, le Japon approfondissait alors son alliance avec l’Allemagne et l’Italie en signant, le 27 septembre 1940, le Pacte tripartite. Les Japonais mesuraient pourtant pleinement les risques : ils seraient vaincus s’ils ne triomphaient pas des Américains par K.-O. À partir du 7 décembre 1941 et l’attaque de Pearl Harbor, ce pari fou fut mené jusqu’à l’échec définitif que vint sanctionner l’horreur d’Hiroshima et de Nagasaki (6 et 9 août 1945).
• Été / automne 1940 : Hitler prend la décision d’attaquer l’URSS
La guerre contre l’URSS était inscrite dans les gènes du régime nazi. Depuis toujours, Hitler l’avait envisagée comme une double nécessité vitale : abattre le foyer communiste de la déstabilisation internationale ; et conférer à l’Allemagne « l’espace vital » dont elle avait besoin pour éviter une révolution communiste et s’assurer une suprématie mondiale.
À l’été 1940, pourtant, l’heure n’était pas encore à cette option décisive : la Grande-Bretagne ne flanchait pas et, pour le moment, n’était pas disposée à négocier avec Hitler pour lui libérer les mains à l’est, ou, mieux, se joindre à lui pour envahir l’URSS. Surtout, les conseillers militaires du Führer estimaient que pour faire plier la Grande-Bretagne, des actions devaient être menées en Afrique du Nord et en Méditerranée. En fin de compte, en choisissant de privilégier la préparation de l’invasion de l’URSS plutôt que des actions contre la Grande-Bretagne, Hitler entendit ménager à cette dernière une porte de sortie honorable et la convaincre de se joindre à l’Allemagne nazie le moment venu.
• Automne 1941 : Hitler déclare la guerre aux États-Unis
À l’origine, Hitler n’était focalisé que sur la situation européenne. L’hégémonie allemande devait se construire en Europe, et les États-Unis n’étaient qu’une terre lointaine, quand bien même historiquement très liée à la Grande-Bretagne.
Certes, en 1940-1941, Allemands et Américains n’avaient cessé de se heurter en Atlantique. Mais jamais la guerre n’avait été officiellement déclarée, ni par les uns ni par les autres. Or, quand l’attaque japonaise se produisit sur Pearl Harbor le 7 décembre 1941, Hitler fit le calcul suivant : les livraisons d’armes des États-Unis à la Grande-Bretagne diminueraient, et l’Amérique serait occupée et même clouée dans le Pacifique. Le 11 décembre 1941, il déclara donc la guerre aux États-Unis, ne se rendant manifestement pas compte que l’attaque japonaise était très loin d’avoir infligé le KO dont il rêvait. Il avait très gravement surestimé les capacités de son allié japonais. Choix fatidique.
• Été / automne 1941 : Hitler en vient à l’extermination des Juifs
Quand il a attaqué l’URSS le 22 juin 1941, Hitler a entamé ce qu’il a toujours présenté comme une « croisade contre le judéo-bolchevisme ». Mais plus la résistance soviétique s’est manifestée, plus, par vecteur de vengeance comme par nécessité d’en protéger le Reich, il s’est se focalisé sur les Juifs. L’objectif avait changé : il s’agissait avant tout de les éliminer.
Surtout, le paradoxe fondamental tint au fait que, de 1938 à la fin 1941, plus l’Allemagne s’étendit (à l’Est), plus elle s’agrégea des populations juives de plus en plus importantes (Autriche, Tchécoslovaquie, Pologne, États baltes, Biélorussie, Ukraine). Le grand massacre débuta donc tandis que l’armée allemande s’enlisait devant Leningrad et Moscou, et que le pari hitlérien d’une victoire rapide sur l’URSS commençait à s’évanouir. Or, dans l’esprit d’Hitler, une idée demeurait fixe : jamais il ne serait possible de gagner la guerre si les Juifs n’étaient pas détruits…
« De prime abord, la surprise de Staline, à l’annonce de l’invasion nazie débutée au matin du 22 juin 1941, est totalement incompréhensible. Pour reprendre la formule de Churchill, cette réaction relève d’« une devinette enveloppée de mystère au sein d’une énigme », tant la guerre nazie contre l’URSS était inéluctable depuis l’avènement d’Hitler. « De prime abord », car, en réalité, depuis la révolution d’octobre 1917, et plus encore depuis les terribles épreuves de la guerre civile de 1917-1921, les bolcheviks ont vécu dans l’attente d’une nouvelle agression. Car fondamentalement, tout bolchevik, marxiste de son état, sait depuis l’aube que la « lutte finale » sera faite de révolution(s) et de guerre(s) contre-révolutionnaire(s).
Certes, cette peur paranoïaque a été poussée à son paroxysme à travers la personnalité spécifique de Staline.
Et si, de 1921 à 1927, l’isolement diplomatique de l’URSS s’est quelque peu atténué, la dégradation de ses relations avec la Grande-Bretagne, la France, la Pologne et le Japon (pour ne citer qu’eux) est ensuite devenue manifeste. Plus tard, la crainte redouble : pendant les années 1929-1933, la crise économique convainc les bolcheviks que les puissances capitalistes se coaliseront pour conjurer leur marasme économique intérieur et sauver le capitalisme mondial. Avec l’avènement des nazis au pouvoir en Allemagne en 1933, ils se persuadent que la perspective du conflit n’est plus qu’une question d’heures.
Dans ces conditions, comment expliquer que Staline ait pu être surpris le 22 juin 1941 ?
Cette question en appelle une autre : comment Staline a-t-il pu décider de « purger » son Armée rouge en 1937-1938 de la quasi-totalité de ses officiers et des plus éminents membres des plus hautes instances militaires (dont le célèbre Toukhatchevski) ?
Staline craignait autant la guerre extérieure que le renversement intérieur ; la première étant susceptible de précipiter le second. En 1940, après la défaite inattendue de la France, Staline s’alarme. Certes, il est lié à Hitler par le fameux pacte de non-agression d’août 1939. Mais cette entente de façade est un jeu de dupes. Il le sait. Hitler n’a jamais fait mystère de ses grands desseins : extirper le communisme et conquérir l’URSS. Or, dans l’esprit des bolcheviks – dont Staline –, la guerre contre l’URSS ne pouvait revêtir que la forme d’une coalition à laquelle la Grande-Bretagne se joindrait forcément, comme au temps de la guerre civile de 1917-1921, et comme au temps de la Révolution française de 1789 dont ils étaient tous si profondément pénétrés. Au 22 juin 1941, la Grande-Bretagne n’avait pas encore trouvé d’accord avec Hitler. Donc la guerre ne pouvait être envisagée…
Chaque décision fatidique qui a été prise en ces années 1940-1941 a modifié le cours de l’histoire. Faites de rationalité et d’irrationalité, de raison et de passion, de calculs et de paris, chacune de ces décisions a effectivement orienté et déterminé la marche historique et le devenir d’une planète qui, dans son intégralité, s’est trouvée happée, tel un trou noir, dans l’œil du cyclone de la guerre mondiale et totale.
Plusieurs individus y ont joué un rôle crucial : Hitler, Staline, Mussolini, Churchill, Roosevelt. Pour autant, si les personnalités des différents décideurs y furent pour beaucoup, ces derniers n’en furent pas moins étroitement enserrés dans un contexte et une causalité d’événements qui, sans doute, les dépassaient largement.
Les « Choix fatidiques » de Ian Kershaw constituent indéniablement un très grand ouvrage. Fouillée, documentée et référencée à souhait, cette volumineuse étude éclaire à bien des égards quelques-unes des plus importantes décisions de ce conflit. L’ambition n’est pas déçue et le but est atteint, même si quelques propos auraient certainement pu être raccourcis et synthétisés davantage qu’ils ne l’ont été ici ou là, au gré et au fil des dix grands chapitres que comporte l’ouvrage.
Surtout, l’optique de Kershaw, si pertinente soit-elle prise dans son ensemble, néglige la dimension idéologique de l’époque. Il minimise ou occulte (à certains moments complètement) la force et les conséquences politiques directes de la passion anticommuniste que fascistes, nazis et libéraux capitalistes partagèrent assez fiévreusement depuis 1917. Ce faisant, il tend à décrypter les grandes décisions des années 1940-1941 en ne focalisant (presque strictement) son analyse que sous l’angle de la realpolitik et des intérêts glacialement calculés par les gouvernants.
Or, à ce jour et de longue date, de nombreuses études ont déjà démontré combien il était impossible de réduire le XXe siècle et sa politique internationale à leurs aspects rationnels. Entre autres exemples évidents, la mise en œuvre effroyable de « la Solution finale de la question juive » en est une parfaite illustration.
Ouvrage recensé– Choix fatidiques (Dix décisions qui ont changé le monde, 1940-1941), Paris, Seuil, 2009.
Du même auteur– Hitler, 1889-1945, Paris, Flammarion, 2008.– La fin : Allemagne, 1944-1945, Paris, Seuil, 2012.